Le projet de Constitution égyptienne dominé par l'ambiguïté
Le projet de Constitution égyptienne, adopté vendredi 30 novembre malgré le boycottage et les manifestations de rue de l'opposition libérale, sera soumis à référendum, le 15 décembre.
La consultation est menacée par le refus d'une grande partie des juges de superviser le scrutin, même si le Conseil supérieur de la magistrature a ordonné, lundi 3 décembre, aux magistrats d'obtempérer. Outre le manque de concertation dont a fait preuve le président islamiste Mohamed Morsi, qui a préféré passer en force plutôt que remettre le texte en chantier, l'opposition reproche au projet de loi fondamentale d'imposer une vision conservatrice et religieuse.
Le Monde a consulté le juriste Baudouin Dupret, chercheur au CNRS, directeur du Centre Jacques Berque à Rabat et spécialiste de l'Egypte, où il a séjourné et travaillé.
LA PORTE OUVERTE À LA CHARIA ?
Le principal débat sur la nouvelle Constitution, qui remplace celle de 1971, adoptée à l'époque du président Sadate et amendée à plusieurs reprises, a porté sur la place de la charia (loi islamique). Fallait-il se référer aux "principes de la charia, sources principales de la législation" ou aux "règles de la charia" ?
La deuxième formulation, soutenue par les Frères musulmans et les salafistes, permettait une référence plus littérale à la loi islamique. L'Assemblée constituante, dominée par les islamistes et boycottée par les libéraux, la gauche et les Coptes (chrétiens), a préféré le statu quo par souci de consensus.
"Les islamistes, qu'on présente comme très conservateurs, ne diffèrent pas tant que ça du régime précédent", souligne Baudouin Dupret. Mais il fait remarquer que l'article 219, ajouté par la Constituante, "fait rentrer par la fenêtre ce qu'on avait chassé par la porte".
Ce texte définit ainsi "les principes de la charia" comme les principes, les règles et la jurisprudence de la doctrine sunnite de l'islam. Parmi les quatre écoles sunnites, c'est l'école hanafite qui domine en Egypte – comme en Turquie et en Syrie. "Jusqu'à présent, c'était à la Haute Cour constitutionnelle de définir ce qu'étaient les principes de la charia, observe Baudouin Dupret. C'est la porte ouverte à des interprétations plus conservatrices ultérieurement."
Autre point de controverse, qui n'est pas sans rapport avec le précédent, l'université islamique d'Al-Azhar se voit décerner un rôle de "consultation" pour tout ce qui touche à la charia. "Les avis d'Al-Azhar seront-ils contraignants ou pas ?", interroge l'universitaire. "D'une manière générale, on ne donne pas à une autorité non judiciaire ou non législative la compétence d'interférer dans les matières judiciaires ou législatives", ajoute Baudouin Dupret. La logique qui semble avoir présidé à la rédaction du texte est l'ambiguïté : même si la nouvelle Constitution ne met pas en place une théocratie, elle laisse ouverte la possibilité d'une évolution ultra-conservatrice.
QUELLES LIBERTÉS ?
Cette ambiguïté fondamentale est très nette dans tous les domaines qui touchent aux libertés. Ainsi, pas moins de 51 articles sont censés protéger les droits et libertés personnels, politiques, économiques et sociaux. Sans compter l'article 43, qui garantit la "liberté de croyance et de culte" et l'article 45, qui consacre la "liberté d'opinion et d'expression".
Mais l'article 44 interdit "d'insulter les prophètes des religions monothéistes". Une contradiction que Baudouin Dupré résume d'une formule lapidaire : "On empile des choses et on laisse des interstices pour s'y engouffrer plus tard."
En matière de statut personnel, la référence spécifique au christianisme et au judaïsme afin d'organiser la vie des chrétiens et juifs d'Egypte entérine et fige la situation actuelle : un(e) Egyptien (ne) ne peut pas ne pas avoir de religion, ou se réclamer d'autre chose que de l'islam, du christianisme ou du judaïsme.
Enfin, le statut de la femme connaît un vrai recul avec l'annulation de toute référence à "l'égalité hommes-femmes" – contraire à la charia, telle qu'elle est actuellement interprétée, notamment en matière d'héritage ou de divorce – au profit de la notion, plus vague, d'"égalité entre tous les Egyptiens". Plus explicite, le projet stipule que la femme doit trouver un "équilibre entre ses devoirs familiaux et professionnels". L'Etat est censé protéger la "vraie nature de la famille égyptienne" et "promouvoir sa morale et ses valeurs".
Le "trafic d'humains" n'est plus explicitement interdit, ce qui ouvre la voie au mariage de filles mineures. Tout aussi inquiétant, l'Etat a aussi pour mission de mettre les arts, la science et la littérature "au service de la société".
Pour lire l'article intégral