
Combinaison orange, sac noir sur la tête, mains menottées... L'arrivée, le 11 janvier 2002 sur la base navale américaine de Guantanamo, dans le sud de Cuba, d'une vingtaine de détenus venus d'Afghanistan, a marqué tous les esprits. Ils étaient les premiers "combattants ennemis" interpellés dans le cadre de "la guerre globale contre le terrorisme" de l'administration de George W. Bush, en représailles aux attentats meurtriers du 11 septembre 2001 à New York et Washington. Les enclos en grillage métallique à ciel ouvert du camp X-Ray dans lesquels ils ont été incarcérés ont laissé place à des camps en dur, où ont été détenues 779 personnes, selon les autorités américaines, la plupart sans inculpation ni jugement.
En dépit des promesses du président américain Barack Obama de fermer la prison, Guantanamo compte encore, dix ans après son ouverture, 171 hommes. Tâche noire dans la conscience américaine, Guantanamo est devenu un symbole. "Ce n'est pas seulement le symbole d'abus et de mauvais traitements", explique Rob Freer, chercheur de l'organisation Amnesty International, "c'est le symbole d'une atteinte aux principes internationaux des droits de l'homme".
Disparitions forcées, mises au secret prolongées et autres formes de détention arbitraire, transferts clandestins d'un pays à l'autre ("restitutions"), absence de procès ou procès inéquitables devant des commissions militaires : la liste des atteintes aux droits de l'homme est longue, estime Amnesty International. Les Etats-Unis ont tissé, en toute impunité, un système de procédures extra-judiciaires dont ils ont aujourd'hui du mal à démêler les fils et envers lequel ils se refusent encore à rendre des comptes.
>> Le rapport d'Amnesty International : "Guantanamo, Etats-Unis : une décennie d'atteinte aux droits de l'homme" (en anglais)
>> Le point de vue de Reed Brody, conseiller juridique de Human Rights Watch : "Le respect des droits a regressé aux Etats-Unis"
CONCEPT DE "GUERRE GLOBALE CONTRE LE TERRORISME"
Après les attentats du 11-Septembre, l'administration Bush déclare une "guerre globale contre le terrorisme", concept qui va justifier un ensemble de violations des droits humains. Pour mener à bien cette entreprise, le président américain se voit conférer par le Congrès, aux termes de la résolution sur l'autorisation du recours à la force armée votée le 14 septembre 2001, des pouvoirs élargis pour utiliser la force contre les "nations, organisations ou personnes" ayant des liens présumés avec les attaques du 11-Septembre ou de futurs actes de terrorisme international.
Dans un rapport publié à l'occasion du 10e anniversaire de Guantanamo, Amnesty International indique que "l'administration Obama a largement adopté ce cadre de référence, qui est aujourd'hui validé par une large part du pouvoir exécutif du pouvoir américain".
CONCEPT DE "COMBATTANT ENNEMI"
Les prisonniers capturés dans le cadre de la guerre contre le terrorisme et détenus à Guantanamo et dans d'autres prisons secrètes de la CIA sont qualifiés de "combattant ennemi". Cette catégorie, exhumée par l'administration Bush d'une décision de 1942 de la Cour suprême et instituée dans le Patriot Act du 26 octobre 2001, vise à soustraire les suspects à la protection de la convention de Genève. Dans une directive présidentielle du 7 février 2002, le président Bush confirme qu'aucun détenu taliban ou membre d'Al-Qaida, ne faisant pas partie d'une armée traditionnelle, ne sera considéré comme un prisonnier de guerre.
Ainsi, l'article 3 commun aux Conventions de Genève de 1949, qui interdit notamment les procès iniques, la torture, la cruauté et les "atteintes à la dignité de la personne, notamment les traitements humiliants et dégradants", ne s'applique pas à leur cas. Cette qualification permet également à l'administration de justifier qu'elle peut garder indéfiniment, à l'isolement, un "combattant ennemi" sans chef d'accusation.
Ce n'est que le 12 juillet 2006 que George W. Bush ordonne l'application des conventions de Genève à Guantanamo. L'administration Obama abandonne définitivement en mars 2009 la qualification d'"ennemi combattant". Dans son discours sur la sécurité en mai 2009, le président Obama soutient en revanche la détention de certains détenus sans jugement et pour une durée illimitée. Selon son administration, 48 détenus ne peuvent être ni libérés ni jugés, mais doivent être maintenus en détention illimitée.
>> Les conventions de Genève sur le site du Comité international de la Croix-Rouge
GUANTANAMO ET L'EXTRATERRITORIALITÉ
Le 13 novembre 2001, le président Bush promulgue un décret militaire "Détention, traitement et jugement de certains ressortissants étrangers dans la guerre contre le terrorisme", ordonnant au secrétaire à la défense de trouver "un lieu approprié" pour maintenir en détention des étrangers sans inculpation et pour une durée illimitée. La base militaire que les Américains louent à Cuba dans la baie de Guantanamo, en vertu d'un traité américano-cubain de 1903, dispose du caractère extraterritorial qu'ils recherchent.
N'étant pas détenus sur le sol des Etats-Unis, les prisonniers de Guantanamo ne disposent ainsi pas des droits garantis par la Constitution des Etats-Unis. Une note du ministère de la justice au Pentagone datée du 28 décembre 2001 confirme que, du fait de l'extraterritorialité de Guantanamo, les cours fédérales n'ont pas compétence pour examiner les requêtes en habeas corpus (légalité de la détention) déposées par les "étrangers ennemis" qui y sont incarcérés.
>> Infographie : "Le centre de détention de Guantanamo"
>> Portfolio : "Visite sous surveillance à Guantanamo"

La prison de Bagram se situe sur la base aérienne américaine du même nom en Afghanistan.DR
LES "SITES NOIRS" DE LA CIA
L'Agence centrale américaine de renseignements (CIA) reçoit, dès le 17 septembre 2001, l'autorisation du président Bush de mettre en place un programme de détention hors des Etats-Unis. A partir de novembre 2001, des membres importants d'Al-Qaida seront détenus et interrogés, hors du sol américain, dans des prisons secrètes ("sites noirs")de la CIA. Dans un rapport publié en août 2005, Amnesty International estimait que près de 70 000 personnes auraient ainsi été détenues au secret. L'existence de prisons secrètes en Afghanistan et en Europe notamment est attestée en novembre 2005 par le Washington Post.
D'autres suspects de terrorisme, plus ordinaires car n'étant pas des dirigeants connus d'Al-Qaida, sont transférés à l'étranger dans le cadre de transferts exceptionnels de prisonniers ("restitutions"). Ils sont remis à des gouvernements étrangers pour que ceux-ci s'en "occupent". De nombreux pays vont être impliqués : Egypte, Syrie, Arabie saoudite, Jordanie, Afghanistan mais également des pays européens.
L'existence des "sites noirs" est confirmée, pour la première fois, à la suite de l'ordre donné le 6 septembre 2006 par le président Bush de transférer vers Guantanamo quatorze personnes incarcérées depuis quatre ans et demi au plus dans ces "sites noirs". Le 20 juillet 2007, le président Bush signe un décret autorisant et soutenant les détentions secrètes. Lors de son investiture en janvier 2009, le président Obama abolit les prisons secrètes de la CIA.
>> Infographie : Les prisons et vols secrets de la CIA
>> Compte rendu : "Comment la CIA transportait en secret des terroristes présumés"
>> Les faits : "Des 'restitutions illégales' de la CIA pratiquées en Europe après 2001"
LA LÉGALITÉ DE LA DÉTENTION (HABEAS CORPUS)
L'extraterritorialité de la prison de Guantanamo va être utilisée par l'administration américaine pour justifier le refus fait aux prisonniers de Guantanamo du droit de contester leur détention auprès des cours fédérales de justice américaines, par le biais des requêtes en habeas corpus. Cette politique est remise en cause par la Cour suprême le 28 juin 2004, dans l'affaire Rasul contre Bush.
En réponse, le gouvernement américain promulgue, le 17 octobre 2006, une loi instaurant de nouveaux tribunaux militaires d'exception, les "commissions militaires", qui prive les tribunaux américains de la compétence d'examiner les requêtes en habeas corpus déposées par des "combattants ennemis" étrangers détenus par les Etats-Unis dans le monde entier. Cette loi est déclarée inconstitutionnelle par la Cour suprême des Etats-Unis, qui réaffirme le 12 juin 2008 le droit des personnes détenues en tant que "combattants ennemis" à contester la légalité de leur détention devant un tribunal fédéral américain dans l'arrêt Boumediene contre Bush.

Saber Lahmar, ressortissant algérien, a été détenu à Guantanamo de 2002 à 2008. Il vit en France depuis novembre 2009.AFP/PATRICK BERNARD
Lakhdar Boumediene et cinq co-détenus algériens voient ainsi leur requête examinée par la cour fédérale du district de Columbia, qui ordonne la remise en liberté de cinq d'entre eux, le 20 novembre 2008.
>>> "Je vis en France comme dans un grand Guantanamo", le récit de Lakhdar Boumediene et Saber Lahmar
LES COMMISSIONS MILITAIRES
Le décret militaire "Détention, traitement et jugement de certains ressortissants étrangers dans la guerre contre le terrorisme" du 13 novembre 2011 institue des commissions militaires chargées de juger, en dehors du système judiciaire, les détenus de la guerre contre le terrorisme. Invalidées par la Cour suprême le 29 juin 2006, elles seront réinstaurées par la loi relative aux commissions militaires, promulguée le 17 octobre 2006, qui autorise le président à mettre en place un nouveau système de commissions militaires pour juger les détenus de Guantanamo.
Selon le Pentagone, depuis 2002, six détenus ont été déclarés coupables par des commissions militaires. Le premier détenu condamné par une commission militaire est le ressortissant australien David Hicks, en mars 2007. Les organisations internationales n'ont cessé de dénoncer la mise en place de ces tribunaux d'exception qui ne remplissent ni les critères d'indépendance vis-à-vis du pouvoir politique ni les principes d'équité des procès. Elles dénonçent par ailleurs, à l'instar d'Amnesty International, l'application de la peine de mort au sein de ces instances extra-judiciaires.
Le 22 janvier 2009, le président Obama signe un décret prévoyant une interruption de toutes les procédures engagées devant des commissions militaires. Il revient sur sa décision le 5 mai 2009, mais précise que ces commission ne peuvent plus retenir de preuves obtenues sous la torture. Abd-Al-Rahman Al-Nachiri, le cerveau présume de l'attentat contre l'USS Cole en 2000 au Yémen, le 9 novembre 2010, est le premier prévenu à être renvoyé devant la justice militaire sous Obama. Cinq détenus accusés d'implication dans les attentats du 11-septembre, dont le cerveau présumé Khaled Cheikh Mohammed, devraient également être jugés devant une commission militaire. Le gouvernement a confirmé vouloir la peine de mort dans cette affaire.
>>> Les faits : "Guantanamo : les tribunaux militaires d'Obama entament leurs travaux"
>>> Portrait : "Khaled Cheikh Mohammed : le cerveau du 11-Septembre"

Le président américain a finalement accepté d'organiser à Guantanamo, devant un tribunal militaire, le procès du cerveau présumé des attentats du 11 septembre 2001, Khaled Cheikh Mohammed. "KSM" a subi la technique du "waterboarding" 183 fois.AFP
LE RECOURS À LA TORTURE
Au nom de la "guerre globale contre le terrorisme", l'administration Bush a autorisé le recours à des "techniques d'interrogatoire améliorées", qui ont été qualifiées d'actes de "tortures" et "des actes cruels, inhumains et dégradants" par les organisations internationales. Ce sont notamment les conclusions tirées par le Comité international de la Croix-Rouge, dans un document de février 2007 portant sur les traitements infligés aux membres présumés d'Al-Qaida dans les prisons secrètes de la CIA.
La commission des forces armées du Sénat américain a par ailleurs accrédité la thèse de l'existence d'un "plan systématique" mis en place par l'administration Bush, en révélant, en décembre 2008, que "de hauts responsables du gouvernement des Etats-Unis ont sollicité des informations sur la façon d'employer des méthodes agressives, ont redéfini la législation afin de leur donner l'apparence de la légalité puis autorisé leur usage contre les détenus".
Le type de sévices infligés lors des interrogatoires et détentions a fait l'objet de mémorandums de l'administration américaine. A titre d'exemple, une note du ministère de la justice adressée à la CIA le 1er août 2002 autorisait l'agence à employer dix techniques d'interrogatoire sur la personne d'Abu Zubaydah, détenu secrètement par la CIA depuis fin mars 2002. Ces techniques incluent des positions inconfortables, les privations de sommeil, la détention dans un espace trop petit et le "waterboarding" (simulacre de noyade).
Clip d'Amnesty International sur la pratique du "waterboardin
Le 2 décembre 2002, le secrétaire à la défense, Donald Rumsfeld, a lui-même approuvé, "à titre politique", un certain nombre de méthodes d'interrogatoire à Guantanamo, notamment faire porter une cagoule au détenu, le déshabiller, le priver de ses sens, le placer à l'isolement, l'obliger à rester dans des positions inconfortables et utiliser des chiens pour "induire un état de stress". Le recours à ces "techniques d'interrogatoire améliorées" est attesté par des vidéos d'interrogatoires de la CIA menés en 2002, détruites par l'agence mais dont le directeur de la CIA lui-même a révélé l'existence en décembre 2007.
Dans une loi de 2005 relative au traitement des détenus, le président Bush va finalement prohiber tout traitement cruel, inhumain ou dégradant, entendu au sens de la législation américaine, moins restrictive que celle du droit international. L'administration Obama abolit dès 2009 la torture et le "waterboarding", tout en autorisant les techniques d'interrogatoire prévues par le "manuel de terrain de l'armée", à l'instar de la privation de sommeil, de l'isolement prolongé et de la peur.
>> Les faits : "George W. Bush aurait personnellement autorisé le waterboarding"
>> Les faits : "L'administration Bush responsable des tortures de "prisonniers combattants", selon le Sénat
>> Compte rendu : "La torture dans les prisons de la CIA décrite par la Croix-Rouge internationale"
Hélène Sallon
Lu sur le Monde.fr