Pour expliquer la condamnation de leur client, les avocats de la défense ont mis en cause l’objectivité des jurés. Mais ne devraient-ils pas aussi remettre en question leur propre travail ? Si selon eux, c’est un innocent qui a été condamné, n’est-ce pas un peu de leur faute ? Pendant les 13 jours d’audience, nous avons été nombreux en tout cas dans le public à ne pas toujours les trouver très convaincants. Pire, leurs attitudes emphatiques et certaines attaques répétées contre la bonne foi de témoins ou de gendarmes, ont parfois agacé l’ensemble de la Cour d’Assises et donc porté préjudice à leur client Willy Bardon. Peut-être même que l’intime conviction des jurés et d’une partie du public ne s’est par forgée au détriment des arguments de la défense, mais aussi à cause de ces mêmes arguments qui, pour une part d’entre eux, étaient suffisamment caricaturaux ou de mauvaise foi, pour qu’ils agissent à l’inverse de leur finalité. Par exemple, en s’acharnant à montrer que l’enregistrement ne pouvait faire l’objet d’aucune expertise scientifique et donc n’était absolument pas valable, on a perdu du temps et on a semblé vouloir noyer le poisson pour disqualifier la reconnaissance cruelle et imparable de la voix de Willy Bardon par un meilleur ami ou par un frère.

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Certaines maladresses des avocats de la défense s’expliquent par la jeunesse et le manque d’expérience notamment des deux confrères parisiens Maitres Duménil et Bailly venus prêter main forte dans un dossier volumineux et hors-norme, à Maître Daquo, amiénois et avocat historique de Willy Bardon. Agés de moins de 30 ans, ils ont montré de la rigueur et de l’opiniâtreté mais ont souvent manqué de pertinence ou de mordant. La jeunesse n’explique pas tout et elle n’est pas en cause par exemple lorsque dans sa plaidoirie Maître Daquo (25 ans de carrière) a suggéré un parallèle lourdaud entre la condamnation de Galilée par les autorités religieuses refusant de voir que la terre était ronde, et une possible condamnation de Bardon. Prendre les jurés pour des idiots, ou les traiter par anticipation d’ignorants, m’a semblé une stratégie très mauvaise.
Par-delà les maladresses et le manque d’expérience qui se corrigent avec le temps, c’est davantage l’attitude que les trois avocats ont eu à l’égard de leur client qui pouvait paraître étrange, voire choquante. En effet, ils lui parlaient à peine pendant les pauses, l’ont très peu regardé et Willy Bardon qui comparaissait libre et donc a siégé pendant toute le durée des audiences à côté d’eux, est néanmoins toujours apparu très isolé et très seul. Comme s’ils avaient honte de défendre cet homme. Est-ce parce qu’au fond d’eux, ceux-ci ne le pensent pas innocent ? En tout cas, on a pu se poser la question dans ce grand théâtre des Assises, où tout compte, où l’on sait qu’une manière de regarder ou de ne pas regarder, une hésitation ou un tremblement dans la voix, peuvent être le point de départ d’un grand moment de bascule. Alors, certes, en théorie, les avocats de la défense n’ont pas vocation à croire ou à ne pas croire leur client, mais à le défendre. Là encore, on pourrait dire que les avocats de Willy Bardon ont paru davantage attacher à invalider l’enquête de la gendarmerie et ses méthodes « déloyales » ou bien la fiabilité de la reconnaissance vocale qu’à défendre l’accusé et l’homme Willy Bardon. Entre les deux, la différence est ténue, mais l’attaque sur la procédure a aussi ses limites lorsqu’elle n’est pas équilibrée par une forme d’empathie pour celui qui est dans le box.

De manière assez naïve, Maître Daquo expliquait, dans un numéro hors-série du Courrier Picard sur l’Affaire Kulik, sorti à la veille du Procès que Willy Bardon était « loin du portrait de sale type dressé par l’enquête » et « un client très respectueux et très poli qui ne passe pas son temps à téléphoner au cabinet (…) qui [lui] fiche une paix royale depuis qu’il a été libéré». Peut-on raisonnablement bien défendre son client quand on se réjouit de ne pas avoir à lui parler ? Par-delà la question de l’intime conviction d’un avocat sur la culpabilité de son client accusé –qu’en l’occurrence nous ne connaissons pas et qui en théorie n’est pas pertinente dans un procès d’Assises- la distance qu’on a pu ressentir entre Willy Bardon et ses conseils, peut aussi s’expliquer par la différence de classe sociale entre eux.
Originaire de l’Aisne, Bardon a grandi dans une famille éclatée, a pour tout diplôme un CAP de plomberie et un parcours professionnel chaotique (agent de maintenance, plombier à son compte, patron de bar, chômeur plusieurs années). C’est un passionné de mécanique et de 4x4, un magouilleur, un white trash qui aime l’alcool, le sexe et les blagues graveleuses avec les copains. Rien à voir avec Maîtres Bailly et Duménil, jeunes gens de bonne famille et avocats parisiens surdiplômés à la réussite insolente ni même avec Maître Daquo, issu lui-même d’une famille d’avocats (comme il l’a évoqué dans sa plaidoirie). Ce fossé creusé par l’origine sociale est ressorti de multiples manières durant les audiences, par des gestes et une forme de gêne dans les échanges rares que les avocats avaient avec leur client. Il a sauté encore davantage aux yeux lorsque Maître Duménil a fait preuve d’un mépris amusé pour son client qui ne comprenait pas l’expression « dès potron-minet » ou en choisissant lors de sa plaidoirie de le présenter comme quelqu’un de « bête ». Certes, il s’agissait à ce moment défendre l’idée qu’au fond Willy Bardon n’était pas capable des manœuvres manipulatoires que lui avait prêtées la gendarmerie pour expliquer son comportement pendant l’enquête. Mais c’est une double erreur, à la fois factuelle et morale. Non seulement –comme le racontent justement de nombreux faits-divers- il n’y a pas besoin d’avoir fait de grandes études ou d’avoir un QI de dingue pour être très manipulateur, mais surtout, sur le plan moral, l’idée régulièrement rejouée par des avocats, qu’on peut défendre intelligemment son client, en le faisant passer pour un imbécile, m’a toujours paru une stratégie vouée à l’échec. Dans l’enceinte si particulière de la Cour d’Assises, où la vérité des choses circule de manière un peu magique, comme un « courant » d’air, qui passe d’une parole à l’autre, où les discours les plus variés rentrent en résonance ou en contradiction les uns avec les autres, une posture de sachant peut être défaite en une seconde par la sincérité d’un témoin, un mensonge peut être trahi par une inflexion du corps, et la bêtise supposée d’un individu contaminer celui qui a cru pouvoir s’en servir. C’est cette volatilité du sens et des pouvoirs qu’on aime retrouver dans le grand théâtre des Assises.
La différence sociale entre les professionnels de la procédure et les « clients » des Assises est une donnée qui pose régulièrement problème. En sentant de manière plutôt violente une forme de condescendance des avocats de Bardon envers leur client, on repensait à l’avocat Eric Dupont-Moretti, superstar des acquittements (même parfois avec de l’ADN) : par-delà son talent pour plaider, l’une de ses forces n’est-elle pas d’être issu d’un milieu populaire ? Fils d’un ouvrier et d’une femme de ménage, il est certain que ses origines modestes l’ont aidé à trouver la bonne distance dans les prétoires, vis-à-vis d’accusés qui sont rarement issus de milieux sociaux très favorisés. Alors quand on est avocat pénaliste et qu’on n’a pas la « chance » d’avoir des parents prolétaires, il faut vivre un peu, oublier ses dossiers et ses réflexes de bons élèves. Et surtout se rappeler que nos origines sociales sont le grand héritage du hasard et que savoir, par moment, s’en émanciper est l’une des plus belles promesses que nous offre la vie en société.
Gloria Grahame