Gloria Grahame : Pourquoi as-tu commencé à t’intéresser au monde des Sourds ?
Laetitia Carton : J’avais 27, 28 ans quand j’ai commencé à prendre des cours de langue des signes. A l’époque, je me suis rendu compte que si je ne pratiquais pas, je ne progresserai pas et donc j’ai mis une annonce « recherche ami Sourd ». C’est comme ça que j’ai rencontré Vincent à qui s’adresse le film.
Au départ, mon désir d’apprendre la langue des signes vient de mon amie Sandrine ; j’ai grandi avec elle dans l’oralisme mais déjà gamine, j’avais conscience qu’elle nous manquait cette langue, avec laquelle on aurait été beaucoup plus à l’aise pour communiquer. Rétrospectivement, la LSF, je l’appelle la « grande absente ». On regardait des films sans arrêt ensemble à la télévision et toutes les 10 minutes, on arrêtait et moi je devais lui expliquer en articulant. Je me rendais bien compte aussi que la manière de l’éduquer, l’oralisme, l’école, ça la rendait handicapée alors qu’elle pouvait ne pas l’être… et déjà, à cette époque, j’avais l’intuition que la langue des signes aurait pu nous mettre sur un même niveau (il y a un très beau signe pour traduire cette idée de réciprocité, égalité en LSF). En plus de mon histoire avec Sandrine, il y avait aussi l’émission les Mains ont la parole qui était diffusée à l’époque, et je trouvais ça magnifique.
Dans le film, au travers de nombreux témoignages de Sourds, tu dénonces assez violemment l’approche médicale qui voit la surdité comme un handicap, quelque chose qu’il faudrait et qu’on peut de mieux en mieux réparer. Notamment parce que la méthode oraliste qui fonctionne de pair avec cette approche médicale serait vouée à l’échec.
Ce que je dis dans mon film c’est qu’il faut d’abord la langue des signes. Je ne pense pas que la méthode oraliste soit forcément un échec. D’ailleurs plein de gens parlent dans mon film comme Josiane par exemple qui a parlé toute sa vie, même si je ne l’ai pas filmée en train de parler. Ce que je dis, c’est que les gens les plus épanouis parmi les Sourds, ce sont très souvent ceux qui ont d’abord eu la langue des signes.
Il y a des Sourds qui ont connu la méthode oraliste et qui ne veulent pas signer.
Oui comme Sandrine, elle ne basculera jamais dans le monde des Sourds. C’est normal car c’est son monde, le monde des entendant. Elle y baigne depuis qu’elle est petite. Dans le film, Josiane le dit aussi : quand on a voulu l’envoyer dans une institution, elle voulait rester dans le monde des entendant. Il y aussi une volonté très forte de rester dans la norme. Tout le monde n’est pas prêt à assumer d’être différent. Je comprends très bien que des Sourds ne veuillent pas utiliser la langue des signes. Mais ce que je constate aussi, c’est que beaucoup de ceux élevés dans l’oralisme sont des gens qui ne sont pas très bien dans leurs baskets, pour qui ce n’est pas simple de savoir qui ils sont.
Il y a aussi des comportements extrêmes à l’inverse. Certains Sourds pratiquent exclusivement l’entre-soi. Par exemple, lorsqu’ils veulent avoir des enfants, certains ne souhaitent pas avoir d’enfants entendant.
Ce n’est pas du tout une attitude extrême. Il faut se mettre à la place d’un Sourd dont c’est la langue et la culture. C’est exactement la même chose que pour un couple d’entendants qui a un enfant Sourd : le désarroi vient de ce que tu as un enfant qui ne te ressemble pas. Le désir de tous les Sourds-Signeurs, c’est quand même d’avoir un enfant Sourd, c’est-à-dire un gamin qui va leur ressembler, à qui ils vont pouvoir transmettre leur langue, leur culture. Même si c’est un désir inconscient, caché, chez beaucoup de Sourds, c’est néanmoins toujours là. C’est humain, on veut tous avoir un enfant qui regarde le monde avec les mêmes lunettes que soi. Même si les Sourds savent qu’avoir un enfant Sourd, ça va être une galère et qu’il va falloir s’adapter à une société faite pour les entendants ; en tout cas, tous les Sourds-Signeurs que j’ai autour de moi sont contents d’avoir un enfant Sourd, c’est une joie pour eux. D’ailleurs c’est le premier truc qu’on demande à une naissance : alors, il est Sourd ou entendant ?

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A plusieurs reprises, dans le film tu t’adresses à Vincent en disant je vais te donner « des nouvelles de ton pays ». A un moment, tu parles aussi de « peuple invisible »… Comment comprendre ces mots dans le contexte ?
De fait, les Sourds sont une nation. Une Nation, c’est constitué par une langue et par une culture.
Sachant qu’il y a une langue des signes pour chaque pays…
Il y a même une dimension régionale dans la langue des signes, exactement pareil que pour les autres langues. Sauf qu’entre la LSF, la LS italienne ou anglaise (et les autres pays), la structure de la langue est la même. C’est juste au niveau du vocabulaire que ça change. C’est pourquoi en quelques jours, un mois max, un Sourd intègre la langue d’un autre pays. Moi-même, comme je signe, quand je voyage à l’étranger, je cherche d’abord les Sourds. C’est une manière de rentrer en contact direct avec les gens du pays.
Dans ton film, on voit que les revendications des Sourds, les mots de la cause Sourde, ne rencontrent absolument aucun écho (ou presque) dans le monde des entendants ? Comment est-ce que tu expliques le grand silence français autour de cette question ? Est-ce pareil partout ailleurs ?
Non, par exemple, il fait mieux vivre Sourd aux Etats-Unis. Là-bas, il y a une université, on peut faire toutes ses études en langue des signes. Il y a un grand campus universitaire qui s’appelle Gallaudet, des centres-relais pour les Sourds où ils peuvent téléphoner ; à la télévision, tout est sous-titré et tu as des médaillons en langue des signes. Pour les Sourds américains, l’accessibilité au monde n’a rien à voir avec ce qu’on connait en France. C’est pas un paradis mais au moins ils sont informés, contrairement à chez nous. Ici, j’ai des copains Sourds qui habitent Boulevard Voltaire et le soir des attentats du 13 novembre, ils ne savaient pas ce qui était en train de se passer. Il n’y a rien pour eux, même pas un journal en langue des signes. Ce jour-là, l’allocution du Président à la télévision n’était pas traduite en LSF. On n’a pas le réflexe. Pour moi il y a un déni total et très profond de la surdité en France. Je ne comprends pas ce déni-là. Je ne comprends pas qu’aucun journaliste ne se soit intéressé à la marche Paris-Milan qu’on suit dans le film. C’est hallucinant. Les organisateurs avaient envoyé les dossiers et communiqués de presse dans toutes les rédactions et pourtant personne n’est venu. C’est incroyable. Il y a un déni profond chez les entendants qui se disent mais non, il faut qu’ils parlent, qu’ils soient comme nous. C’est un désir de norme… mais c’est quoi la norme ? Tout ce que je vois, c’est que là, il y a une différence fondamentale qui a fait se créer une langue et une culture magnifiques et moi ça m’intéresse 10 fois plus que cette langue et cette culture existent plutôt que tout le monde se ressemble en fonction d’une norme. C’est comme la trisomie 21… En France, on a un gros problème avec la norme. Il suffit de sortir de France pour percevoir des différences dans les regards, les jugements. En France, je trouve qu’on a un vrai souci avec la différence, on fait tout pour la nier, l’éradiquer.

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En France, n’a-t-on pas un problème avec les communautés, qui viendrait de notre héritage républicain… ?
Oui, c’est pour cela qu’on a éradiqué toutes les langues régionales. On avait une richesse incroyable et maintenant, il nous reste quoi ? Le basque, le breton, l’occitan un peu… Mais combien y-a-t-il de locuteurs !? Pour moi ça procède de la même chose, c’est exactement le même combat. En France, il faut que tout le monde soit sur le même modèle. Je ne sais pas si ça vient du modèle républicain… je dirais que c’est plus profond : on est tous des petits Dieux, et il faut que tout le monde soit à mon image.
A un moment dans le film, tu cites Victor Hugo qui allait à son époque à des banquets de Sourds. Aujourd’hui quel intellectuel s’intéresse à la cause Sourde ?
Il y a Miguel Benasayag, un psychanalyste philosophe génial, Yves Delaporte, un anthropologue qui a travaillé toute sa vie sur les Sourds, et Bernard Mottez, un philosophe et sociologue décédé aujourd’hui.

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Et pourtant ce qui est paradoxal, c’est que depuis 2008, il y a une option LSF au bac ; il y a aussi la loi de 2005 sur le handicap qui valorise l’usage de la langue des signes… Bref, les choses ne sont pas statiques, elles évoluent… Aujourd’hui, quelles sont les motivations des jeunes qui apprennent la LSF ?
Tout le monde adore la langue des signes. Tu demandes à n’importe quel entendant dans la rue, il dira qu’il trouve ça génial et très beau. C’est aussi l’une des raisons pour lesquelles j’ai fait le film car les gens pensent que tous les Sourds signent et que tous les gamins Sourds apprennent la LSF à l’école. Pour eux, c’est logique. Or, c’est malheureusement faux.
Au bac, l’apprentissage de la LSF est exponentiel, c’est + 300% … Même si je ne connais pas les chiffres exacts, ça explose. Plusieurs raisons à cela, notamment tous ceux qui pensent que c’est une manière plutôt facile d’avoir des points au Bac. En tout cas, c’est une langue qui plait beaucoup…
Oui c’est à la fois assez mystérieux et en même temps, c’est quasi artistique, dansant…
Il y a le côté artistique, et il y a le côté : on communique en secret, une langue que les autres ne comprendront pas.
Cet engouement, c’est le signe que tout n’est pas perdu … ?
Oui mais on marche sur la tête. D’un côté, il existe un CAPES LSF pour que les profs puissent enseigner la langue des signes aux entendants dans les lycées ; de l’autre, il y a à peine plus d’une centaine de gamins Sourds qui peuvent avoir accès à une éducation bilingue en langue des signes. C’est le monde à l’envers. On offre les cours de langue des signes aux entendants mais pas aux Sourds. C’est ce que dit Emmanuelle Laborit dans mon film, la loi de 2005, elle est bien jolie sur le papier : on donne le choix aux parents, mais concrètement, on n’a pas les moyens. Par exemple, moi je vis en Creuse ; si j’ai un gamin Sourd, il ne peut pas rester en Limousin. Si je veux qu’il soit élevé en langue des signes, il faut que je parte à Toulouse ou à Poitiers. Il y a aussi Massy et Lyon où il y a des embryons d’écoles bilingues LSF. C’est tout.
Sur 16000 enfants Sourds en France (même s’il est très difficile d’avoir des estimations précises… ), il y a à peu près 150 places dans des écoles bilingues. Attention, il faut bien faire la différence entre les cours en langue des signes et les cours de langue des signes. Parce qu’il y a plein d’institutions qui vont dire : mais si, on a la langue des signes, sauf que c’est en fait deux heures par semaine des cours de langue des signes, et le reste du temps, ils font de l’oralisme. Alors que les quelques classes bilingues LSF qui existent en France (comme celle que je filme à Ramonville près de Toulouse), fonctionnent exactement comme les écoles pour entendants, et dispensent les mêmes cours mais en langue des signes. Ce qui est très différent. Le niveau scolaire des gamins n’a rien à voir. Après une école bilingue LSF, on peut faire des études supérieures, alors que pour beaucoup de Sourds élevés dans l’oralisme, avec les difficultés que ça pose et la fatigue que ça engendre, il est rare qu’ils puissent faire des études très poussées. Par exemple, Sandrine, même si elle travaille, n’a jamais pu tellement aller plus loin que la 5ème ou la 4ème. Elle a un niveau scolaire pauvre.

Dernière question, aujourd’hui, l’oreille est l’un des secteurs de la médecine où l’on fait le plus de recherches ; ce qui contribue au développement de technologies de pointe pour apporter des réponses à la surdité, comme l’implant cochléaire…
Pour moi, c’est une catastrophe, on implante les gamins à tour de bras… J’ai en même temps l’impression qu’il y a de nouvelles générations de parents qui arrivent à faire les deux : la LSF et l’implant cochléaire mais quand même ; l’autre jour, une maman me racontait que le discours qu’on lui avait servi, c’est que sa gamine parlerait à 10 ans. Je trouve odieux de faire croire ça à des parents. Elle regrettait presque d’avoir fait implanter sa fille et elle basculait dans la langue des signes. Elle était venue à une projection du film avec sa fille, âgée aujourd’hui de treize ans, qui ne parlait pas très bien, qui n’était pas à l’aise, pas du tout épanouie comme petite fille et qui en plus ne signait pas… elle était entre deux mondes. Ça c’est un exemple typique de ce que peut créer l’implant chez certaines personnes. Je ne dis pas qu’il n’y a pas de réussite de l’implant. Par exemple, dans le film, l’une des filles qu’on voit à la fin qui fait le chant-signe, elle s’est fait implanter. Mais elle l’a décidé à l’adolescence, car elle voulait être danseuse et qu’elle voulait travailler avec la musique et avec des entendants. L’implant, c’est une richesse. Je ne suis pas du tout contre l’implant. Ce qui est dur pour moi, c’est qu’on donne l’implant à des tout petits bébés et que les parents qui font ce choix-là ne font pas un choix éclairé… ils sont flippés d’avoir un enfant Sourd. Et on leur dit que leur enfant, il va entendre ; on va l’implanter et à 10 ans, il sera comme vous. On aura effacé le problème. Mais c’est faux… d’abord l’enfant n’entendra jamais, il doit apprendre pendant 10 ans au moins à interpréter des sons qu’il entend dans son cerveau. C’est une rééducation très longue et un travail très dur de réinterpréter des sons très métalliques, et c’est fatigant. Alors qu’il y a une langue naturelle qui permet de communiquer et d’apprendre en faisant bien moins d’efforts et d’être au même niveau que les entendants. Encore une fois, je ne suis pas contre l’implant cochléaire mais donnons d’abord la langue des signes à tous les gamins. Qu’on fasse des écoles bilingues au moins dans chaque région.
Propos recueillis au téléphone par Guillaume Goujet.