" En amour, on n’est jamais deux, on est toujours trois » commence d’entrée Laurent Laffargue en citant Duras. Et de poursuivre « le troisième n’est pas forcément comme dans mon film l’ex, ou le prétendant, ça peut être le monde, les autres, la famille ». Comme si le couple avait toujours besoin d’un tiers qui menace de le faire voler en éclat, pour se construire.
Assis à la terrasse du café de l’industrie, Laurent Laffargue est volubile. Trois heures qu’il est là à répondre à des interviews, dehors… « Je fume » dit-il presque péremptoire tant on sent qu’il est agacé par les lois anti-fumeurs, qu’il trouve comme tant d’autres, liberticides. Il fustige également « la télévision » qui est explosée à coup de hache dès la première scène des Rois du Monde. En effet, à quoi sert la télévision sinon à anesthésier les gens, les rendre apathique ? Or Laffargue est « un théâtreux » comme il le revendique. Il aime l’énergie du théâtre, l’explosion des passions. « Avec les rois du monde, je voulais faire une tragi-comédie ». Pour cela, il a replongé dans ses souvenirs et transformer le village de son enfance en « scène de théâtre ».
Non pas qu’on soit dans Dogville de Lars Von Trier et son dispositif brechtien mais le village de Casteljaloux ne semble exister que pour les quelques acteurs du drame : pas un chat dans les magasins, personne dans la boucherie ; même à la fête foraine ou au bal, tous les figurants pourraient presque être remplacés par des mannequins tant ils n’ont aucune consistance (juste là pour meubler). En réalité, ce parti pris assez radical renvoie aussi à une réalité d’époque : de moins en moins de gens restent dans les villages car si l’on veut faire carrière, progresser, il faut en sortir, partir. Ceux qui ne partent pas, stagnent, trop attachés à leur passé, ils n’évoluent pas. Ils s’installent dans une sorte de hors-temps, propice à la tragédie « J’ai volontairement cherché à ne pas dater l’époque, l’histoire pourrait se passer il y a 15 ans ou dans 15 ans. »
Pour cette tragédie, Laffargue a donc supprimé la télévision et choisi des acteurs qui, sous sa caméra, crèvent l’écran, à commencer par Sergi Lopez (Jeannot) : son impressionnante carrure, son accent, son timbre de voix, ses explosions de violence, sa fragilité qu’il soigne (mal) à coup de Ricard 51, nous embarquent dès la première scène.
Jeannot sort de prison et revient au village où il a grandi et où il a aimé Chantal (Céline Sallette) qui pendant son incarcération, est tombé amoureuse de Jacky Chichinet (Eric Cantonna). Céline Sallette n’a jamais été aussi belle (la scène où elle chante sur les tables !!! ) pas seulement parce qu’elle est pendant tout le film un enjeu pour deux hommes mais sans doute aussi parce qu’elle est filmée amoureusement par son compagnon à la ville. Quant à Eric Cantonna, s’il reste pour le moment meilleur dribbleur que comédien, son imposante présence lui permet de rivaliser de manière convaincante avec Sergi Lopez.
Jeannot – Chantal – Chichinet : deux hommes qui aiment une même femme. « En amour on est toujours trois », comme dans la scène de Tartuffe que Chantal, comédienne et chanteuse, fait répéter à trois jeunes du village, Romain, Pascaline et Thibaud, trois jeunes qui forment eux aussi un étrange triangle amoureux. Il n’y a que Jean-François (Guillaume Gouix, génial !) qui est seul (malgré l’amitié quasi filiale que lui porte Jeannot) car il est homosexuel. Définitivement, le village se referme comme un piège sur ceux qui se refusent à en sortir.
Quand je lui demande s’il avait des comptes à régler avec son enfance, Laurent Laffargue ne donne pas de réponse. On pourrait peut-être en trouver une chez Artaud : « il y a dans le théâtre comme dans la peste quelque chose à la fois de victorieux et de vengeur […] Cet incendie spontané que la peste allume où elle passe, on sent très bien qu’il n’est pas autre chose qu’une immense liquidation». Liquider le passé, le temps, les conventions à travers le théâtre, c’est peut-être l’un des projets un peu fou de ce western tragi-comique, singulier et très réussi, basé dans le Lot-et-Garonne.
Guillaume Goujet