Dans son livre Tarnac Magasin Général, David Dufresne racontait sa longue enquête consacrée à l’affaire dite de « Tarnac », l’arrestation en novembre 2008 d’une petite communauté de gauchistes, vivant sur le Plateau des Mille Vaches, suspectée d’avoir organisé le sabotage de plusieurs lignes SNCF. Moins que des réponses et des vérités, le livre gonzo de Dufresne relevait les incohérences flagrantes dans l’enquête sur cette pseudo menace terroriste de l’ultra-gauche ; il suggérait aussi, sans jamais élucider le mystère, que l’énorme couverture médiatique qui a envahi l’espace public pendant des semaines n’était qu’un théâtre d’ombres, les protagonistes de l’affaire des pantins et enfin, que les motivations réelles de l’opération –guerre des services, opération communication autour de la fusion des RG et de la DST, … - resteraient à jamais des hypothèses aux airs de fantasmes.
Si pour écrire Le Grand Jeu, Nicolas Parisier s’est inspiré de cette affaire, c’est justement en raison du potentiel fictionnel de cette boîte à fantasmes ; le genre d’histoires qui permet de retrouver au passage une vieille tradition de la fiction américaine dans laquelle -du Hitchcock de La Mort aux Trousses à Libra de Don de Lillo en passant par Ellroy- les espions se comportent comme des scénaristes et où, en dernière analyse, le pouvoir s’exerce en inventant la réalité.
Dans Le Grand Jeu, le metteur en scène c’est Joseph (André Dussolier, cabotin mais terriblement juste dans le rôle) qui travaille pour les services secrets et qui commande à Pierre Blum (Melvil Poupaud), un écrivain raté, un livre d’appel à l’insurrection pour étoffer une pseudo-conspiration gauchiste qui s’apprêterait à frapper l’Etat ; en réalité, Joseph espère compromettre le Ministre de l’Intérieur en le piégeant dans une opération médiatique sur une menace bidon. Pourquoi ? Par jeu. Jeu de rôle, jeu de pouvoirs, jeux d’argent peut-être, … bref du jeu pour tromper l’ennui ? Pierre accepte d’être ce nègre car il n’a pas le choix mais surtout sa rencontre avec Joseph lui redonne un rôle social et le confirme rétrospectivement dans sa sempiternelle ironie, cultivée inlassablement depuis qu’il a perdu les deux grandes illusions de sa jeunesse, celle de vivre la révolution et celle d’être un grand écrivain.
La qualité principale du film est ce qui peut-être en exaspérera plus d’un : son côté dialogue philosophico-politique à la théâtralité et au cynisme assumés. Le cinéma, pour Nicolas Parisier, peut donner à voir, à entendre et à réfléchir par le biais de dialogues intelligents qui parlent sans complexe de théorie. Exemple : « la liberté d’expression est bien plus efficace que la censure pour neutraliser l’impact politique d’un livre. » Dans les années 60, Roland Barthes expliquait la même chose en parlant de Sade et inventait le concept d’endoxa. Mais cette fois, les outils théoriques et critiques semblent avoir changé de camp. Ils ne sont plus du côté de la contestation mais de celui du pouvoir. La com’ et le politique s’en sont emparés pour fabriquer le spectacle permanent dans lequel se forge l’opinion publique. Ceux qui croient encore à la révolution n’ont d’autres choix que de se replier "dans l'action" à la campagne, sur le mode "cultivons notre jardin" et revenons à l'essentiel. Même si on n'oublie pas de mettre France Info cinq minutes par jour dans l'espoir d'apprendre que le système capitaliste vient enfin de s’effondrer.
Si évidemment, Nicolas Parisier dénonce le cynisme enfantin du pouvoir, il n’est pas tendre non plus avec les membres de la communauté qui apparaissent paradoxalement égocentriques, cruellement naïfs et désarmés. La fête, mal filmée (volontairement ?) pendant laquelle ils dansent sur des vieux tubes des années 80 achève de les rendre glauques. Seule, Laura, la militante gauchiste, est sauvée par sa lucidité et une forme de modestie. Entre le mode de vie bourgeois de la ville et celui ni libertaire ni libertin de la communauté écolo-gauchiste, c'est finalement l'amour qui sert de porte de sortie. Le Grand jeu fait ainsi irrésistiblement penser à l’excellent The Lobster de Yourgos Lanthimos, en salles depuis le 28 octobre 2015. Le premier en utilisant les ressources du dialogue théâtral (au détriment d’une mise en scène somme toute très plate), le second à l’inverse grâce une vraie puissance graphique, cultivent une même forme de désenchantement sur le monde. Les deux renvoient dos-à-dos conformisme et anticonformisme. Et les deux, revenus de tout, sauf peut-être de la grande tradition de la fiction Occidentale, s’échappent des impasses qu’ils nous ont construites, selon une même ligne de fuite qui remonte à Tristan et Yseult. Et si c’était l’amour, en réinventant le couple, qui pouvait nous sauver de notre horrible pente conformiste ? En tout cas, c'est ce à quoi Nicolas Pariser dans Le Grand Jeu veut encore croire.
Guillaume Goujet.