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Frédéric Glorieux, mortel jovial

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Billet de blog 17 février 2018

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Je ne suis pas Charlie, je suis van Eyck (et peut-être un peu Casher)

Janvier 2015, je lisais tranquillement «Soumission» de Houellebecq, quand la réalité a perturbé ma fiction : des attentats. Mais qui pouvait en vouloir à Cabu ? Tué pour des gribouillages... J'ai été très perturbé, et les processions avec crayon brandi ne m'ont pas calmé. J'ai du réfléchir, et je note ici quelques conclusions pour inviter chacun à tirer ses conséquences personnelles.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Le temps passe et qu'en retient-on ? Guerres, matchs, élections, les actualités se succèdent et il n'en reste pas de leçons, ou alors, des traumatismes, pour ceux qui la subisse. Pourrions nous réfléchir chaque événement pour en sortir changé, ou au moins, mûri ?

Attentats de janvier 2015, les faits sont frais et bien documentés, on peut s'épargner la description pour mieux comprendre ce qui a le plus frappé les esprits. Tout fut neuf pour les plus jeunes, mais d'autres y ont retrouvé du connu. La fuite filmée des frères Kouachi aura rappelé la cavale de Khaled Kelkal, abattu à terre par des gendarmes d'élite en septembre 1995, après avoir participé à plusieurs attentats, dont, une bombe dans le métro Saint-Michel en plein centre de Paris (8 morts et 117 blessés). Les victimes juives de l'Hyper Casher de la porte de Vincennes se sont ajoutées à une longue liste d'attentats antisémites, depuis la rue Copernic en 1980, ou plus récemment, Mohammed Merah, Toulouse, 2012. La nouveauté, c'est d'avoir vu une scène de guerre dans un journal, Charlie Hebdo, 12 morts.

Le slogan Je suis Charlie a pu mettre 4 millions de personnes dans les rues, des consciences se sont indignées que l'on ait moins parlé des victimes juives.

Des français innocents

En 1980, l'attentat de la rue Copernic est le premier attentat antisémite en France depuis la seconde guerre mondiale. On soupçonne alors l'extrême-droite, dont les rangs conservaient encore une mémoire vivante et nostalgique du IIIe Reich. Ce soupçon est volontairement utilisé politiquement par le PS, qui sera élu en 1981. Des policiers ont dénoncé des pressions politiques pour ne pas explorer des pistes qui conduisaient au Moyen-Orient, et même précisément à un palestinien. Questionné dans l'urgence, à une époque où les ministres n'étaient pas coaché par des story-tellers (bonimenteurs), Raymond Barre a le mot malheureux de «français innocents», pour qualifier les victimes collatérales d'un attentat visant des juifs dans une synagogue.

Il est intéressant de se repasser la bande. Au moment ou Barre dit cette phrase, il cherche ses mots et il lâche ce qu'il pense spontanément. Il en sort un préjugé de génération et de milieu social, qui aurait pu tout aussi bien être raciste, sexiste, ou homophobe. Un premier ministre se doit de calibrer une parole pour tous les français, mais il ne les connaît pas tous, il vient toujours d'une expérience limitée de la société. D'aucun disent encore que Barre était antisémite. C'est mal comprendre toutes les nuances de droite. Il ne s'agit pas de ces insinuations bien plus adroites d'un Soral ou d'un Dieudonné.

On voit juste un bourgeois lyonnais pour lequel il y a des français de fait, blanc et catholique, et des français de droit, juifs ou autres. La suite de la bande donne ce beau paradoxe logique : « la communauté juive est une communauté française, respectée, par tous les français ». Il y a des français substantifs, respectueux des français adjectifs. Selon lui, les israélites sont juifs avant d'être français. Barre n'insinue pas que les juifs sont coupables, mais qu'ils sont visés, en raison d'une différence qui reste importante à ses yeux, et probablement pour l'opinion qui l'a élu à l'époque. Le PS d'alors lui a fait un procès moral pour antisémitisme, hystérisant les exactes phrases ci-dessus, pour ne pas attaquer sa politique économique, autrement plus réelle pour les «nouveaux pauvres». Mais le PS appliquera cette même politique de la rigueur en 1983, le procès moral coûte moins cher.

Raymond Barre, «cet attentat odieux qui a frappé des français innocents», 3 octobre 1980, après l'attentat de la rue Copernic. © Ina Politique

Des caricaturistes qui l'ont bien cherché ?

Sans être bien bourgeois, j'avoue platement qu'en 2015, j'ai été touché comme jamais par des attentats, à cause de Cabu ou Bernard Marris. Je ne lisais pas Charlie Hebdo, mais le Duduche et les beaufs de Cabu me berçaient depuis le club Dorothée, j'essayais de ne jamais manquer la chronique économique de Bernard Maris sur France Inter. Cette fois, j'ai été touché personnellement, parce que je connaissais ces gens.

Jusqu'ici, je réfléchissais aux conséquences politiques des attentats, je ne me sentais pas visé. Par exemple, l'exécution de Kelkal en 1995 m'a scandalisé, car elle a montré un État faible, qui se venge à des fins électoralistes. Force doit rester à la loi, la justice ne doit pas se venger mais prendre le coupable vivant, le juger, pour que la société entende ses raisons et lui donne une chance de se racheter. La radicalisation terroriste a évolué, elle n'est plus politique, elle ne revendique plus, elle est suicidaire, elle veut être le martyr d'une histoire sainte. Les récents procès du frère de Mohammed Merah, ou de Jawad Bendaoud, ont montré une société plus forte, plus en accord avec ses principes. Daesh ne doit pas déstabiliser mais renforcer les valeurs qui nous fondent.

Mais les morts de Charlie Hebdo m'ont touché à un autre degré, parce qu'ils étaient visés à cause de leurs caricatures de Mahomet. Leur religion de l'image, de l'humour, du mauvais esprit, c'est la mienne. J'ai tout à coup réalisé que dans ma société vivent des individus qui refusent ce que je suis, et que je crois juste. Ce n'est pas seulement qu'ils ne m'aiment pas, on a heureusement le droit de ne pas aimer tout le monde en démocratie, mais ils me haïssent, ou plutôt, ils me haïssent pour ce que je représente, qui que je sois, ou quoi je fasse. Je n'ai aucune chance, je suis condamné d'avance, sans que je puisse rien y faire, comme si j'étais juif.

Blanc majoritaire, l'antisémitisme était pour moi une abstraction. Je pouvais signer des pétitions et m'indigner avec les foules, mais je n'avais jamais ressenti personnellement que l'on puisse vouloir me tuer moi, juste pour ce que je suis.

État PS contre le terrorisme : cibles militaires plutôt que résistance civile

Toutefois, je ne suis pas Charlie. Je ne le lisais pas avant, j'ai essayé de le lire après, mais je n'ai pas continué. Leur vulgarité a toujours un air de vouloir me déniaiser, comme si nous étions encore dans une société puritaine alors que la pornographie imprègne tout. L'inspiration anarchiste datée (pré 1968), répond au retour du religieux par de la provocation anticléricale, sans voir que la piété est un mode de la rébellion dans cette société marchande. Ils sont enfermés dans un bunker sécurisé, ceinturés de policiers, pour pouvoir continuer leurs dessins libertaires. La situation est absurde. Ce n'est pas cette société que voulaient Cavanna ou Cabu.

Les Charlies d'aujourd'hui prennent des risques physiques réels, mais ce courage sert quelle cause ? Les voilà rentiers d'un petit capital immatériel. Riss a racheté les parts du défunt Charb et détient désormais 70% du journal, et se dresse en conscience de la gauche plurielle. Ils servent en réalité la stratégie du PS contre le terrorisme, offrir des cibles aux forcenés désaxés, comme les militaires dans les rues. Ces soldats ne servent à rien, ils sont gaspillés et démoralisés pour donner l'image d'un état paternaliste qui s'occupe de tout. Or, contre le terrorisme aveugle, il faut élever la résilience des populations, comme en Israël, par exemple en organisant massivement des formations au secourisme.

Si j'avais été un journaliste Charlie, j'aurais demandé la dissolution immédiate du journal et l'éparpillement des dessinateurs dans tout le reste de la presse pour propager notre esprit et montrer à l'adversaire qu'à chaque victime tombée, il s'en lève 10.

Les temps qui viennent se troublent. Nous n'avons pas besoin de victimes volontaires mais d'une élévation générale du courage, et de la conscience. N'attendons pas l'effondrement pour préparer la résistance.

Les hurlus, des iconoclastes aussi

Il reste encore une question bien mystérieuse pour un athée. Pourquoi tuer ceux qui dessinent le prophète ?

Dans Qui est Charlie, Emmanuel Todd a fait scandale en brisant la concorde nationale. Il a dénoncé les minutes de silence obligatoires, les manifestations au crayon levé, y voyant un flash totalitaire contre la religion des opprimés. Si le droit de faire des petits dessins sacrilèges devient le seul horizon de la culture nationale, nous n'avons plus grand chose à faire dans l'histoire.

Je me souviens encore d'une conversation embarrassante au bureau, où un collègue sommait une musulmane d'apprécier Charlie Hebdo. La situation était injuste, elle souffrait dans sa chair du mal que faisait ces terroristes à sa religion, et était dégoûtée par l'indécence bête et méchante des caricaturistes. Elle était venue pour la France de l'intelligence et de la culture, on lui imposait une vulgarité sentant l'alcool et le saucisson.

On ne peut pas y échapper, il y a ici une différence religieuse, qui bien avant les croyances exprimées véhicule des sentiments profonds, même chez les athées déclarés. L'Islam a une tendance iconophobe, considérant que les images salissent ce qu'elles peignent. Faut-il par exemple réduire la personne a son portrait ? Belle hier, serait-elle une autre plus vieille ? Est-ce que mon nom, et ma parole, ne sont pas plus vrais que mon image ?

Les cultures païennes et chrétiennes ont traversé ces questions, et des périodes iconoclastes, notamment pendant le protestantisme. Ici, à Lille, entre 1560 et 1582, des bandes de hurlus calvinistes terrorisaient les campagnes, pillaient les églises, et cassaient les statues des saints. Je suis parfois animé d'une haine comparable envers la publicité, et tous les totems imposés de la religion de la marchandise. Je ne suis pas terroriste, j'ai trop d'idées contradictoires pour aboutir à des actes criminels, mais la tentation iconoclaste ne m'est pas étrangère.

Un triste ministre, dont l'histoire doit oublier le nom, a dit que « expliquer, c’est déjà excuser ». Il faut faire exactement le contraire, et même plus qu'expliquer, il faut comprendre, à partir de ses propres racines, pour garder le terroriste humain, comme un autre soi-même. Pris individuellement, ces individus ne sont pas souvent des grands intellectuels, mais ils participent d'un mouvement collectif et séculaire qui a un sens.

La société marchande a besoin de ridiculiser toute conviction qui prône un autre idéal que la consommation. La raillerie des religions sert le marché. Alors le monde vu depuis une foi folle ressent violemment cet envahissement obligatoire des images. L'occident déborde sur toute la planète, qu'il ne s'étonne pas de produire des adversités extrêmes. Cela n’excuse pas le terrorisme, des lois universelles sont enfreintes, le procès doit avoir lieu, mais la société victime n’est pas innocente des crimes qu’elle suscite.

Van Eyck, peindre la piété

Illustration 2
van Eyck, «La Vierge au chanoine Van der Paele» (1434)

Je n'irais pas mourir pour une caricature du prophète, c'est un droit trop futile, mais je ne renoncerai pas aux images, surtout à la peinture. Je n'aime pas spécialement ce tableau de van Eyck, La Vierge au chanoine Van der Paele (1436), mais je me suis mis à le regarder sérieusement après les attentats de Charlie, car il est exactement l'antithèse des intentions des terroristes. Ce tableau représente plus que le prophète : Dieu lui même fait homme, sur les genoux de sa mère. Elle est encadrée de deux saints, idéalisés, et d'un vieux religieux agenouillé, minutieusement réaliste, dans le détail de sa graisse et de ses rides. Même athée, et sans rien y comprendre, nous baignons dans ces images, elles nous influencent, c'est notre culture.

Cette peinture ressemble à un blasphème. Le chanoine peut presque toucher la Vierge. L'image ne représente pas un monde fictif de l'histoire sainte, comme une annonciation ou une crucifixion, mais une scène rendue réelle, quotidienne, et, extraordinaire à la fois. C'est une vision. En peignant, van Eyck a pensé, et cherché, ce que devrait être la figure idéale de la vierge, pour la rendre prodigieuse, et présente. Les plus ignorants, et les plus savants, peuvent venir à son image exposée publiquement dans une église, et réfléchir au mystère de l'incarnation.

Le veau d'or de la Bible, les illusionnistes de Platon, ou les iconoclastes protestants, supposent que les images sont produites par des puissants pour ébahir les peuples et les maintenir dans l’idolâtrie. La pratique de la peinture apprend justement que l'imitation est impossible. Ceux qui regardent distraitement une image peuvent parfois se laisser duper, mais l'idolâtrie n'est pas dans l'idole, qui finit toujours par perdre son mystère à l'analyse. La superstition est entretenue par les cérémonies, et les lumières, qui empêcheront de regarder attentivement les chevilles et les coutures de l'œuvre. Fabriquer l’idole, peindre, est une école contre l'idolâtrie, cela enseigne à ne pas admirer sans analyse, et la modestie de l’échec.

Culture de la peinture

L'attentat Charlie a été un choc culturel pour la France, mais il n'était pas nouveau pour le monde. En mars 2001 (avant les attentats américains du 11 septembre), des talibans afghans ont fait sauter les bouddhas monumentaux de  Bâmiyân, qui avaient pourtant survécu 15 siècles à bien des invasions. Nous avons pleuré le patrimoine perdu, mais les conséquences sont restées abstraites.

Arrivée en France, cette folie a surpris, puis les attentats ont été instrumentalisés par un exécutif en baisse dans les sondages. Un président et son ministre ont posé en guerriers, bombardant la Syrie, sans que l'on comprenne comment cela puisse nous protéger de français à la dérive dans nos banlieues.

J'en suis sorti avec une conviction plus profonde d'être européen, du moins, entre Italie et Flandres. Si un fanatique iconoclaste venait chez moi pour me tuer, je l'inviterais à s'asseoir, je lui proposerais un verre de vin et de lui faire son portrait. Pendant la séance de pose, je lui expliquerais que peindre est une manière de comprendre que le monde est complexe. La conversation n'en finit jamais, et le réel a toujours raison à la fin. Bien sûr, il me tuerait bien avant d'avoir commencé, mais ce serait une belle mort.

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