Avec leur certitude de détenir la théorie de l’histoire, les marxistes ont osé des raisonnements parfois consternants, par exemple, ils s’opposaient aux jardins ouvriers, parce qu’un ouvrier heureux se détourne de la Révolution. Triste renversement des valeurs, l'abbé Lemire devait normalement consoler les âmes souffrantes avec un paradis après la mort, mais il se souciait de leur bonheur dans cette vie-ci, et de bons légumes, tandis que l’élite avancée de la la classe ouvrière voulait le sacrifice de la génération présente pour un futur toujours à venir. Souvenons-nous toujours de ces contorsions avant de les reproduire.
Aujourd’hui, Jérôme Sainte-Marie propose une lecture très convaincante de la situation politique française, ici ou ici, désormais entièrement polarisée par Macron et Le Pen. Cette situation désespérante peut amener la gauche à proposer des tactiques forcément malignes, comme : rejoindre Macron pour le gauchir ou le verdir, rallier les électeurs « fâchés mais pas fachos », ou plus dialectique encore, soutenir Marine Le Pen qui devra nécessairement s’effondrer, laissant advenir la société de nos rêves (rêve qu’il ne faut surtout pas préciser si nous voulons rester d’accord). Alors que faire ?
La gauche n’a plus de lois sociétales à passer, et comme elle ne veupeut pas toucher à l’économie, elle… communique ?
On ne sait jamais mieux les choses que quand elles disparaissent. Le clivage droite / gauche, vieil héritage historique, arrivait à articuler toute la société française, de haut en bas, du centre aux périphéries (sauf la Corse et l’Outre-Mer). En simplifiant, depuis Giscard (1974), ce complexe idéologique articule l’ordre et la liberté, appliqués à la société et à l’économie. Être de droite, c’était être libéral dans les affaires, mais conservateur sur les mœurs ; tandis que la gauche était dirigiste en économie, et ouverte sur le sociétal. La combinatoire produit 2 attitudes mal représentées : les libéraux, contre les impôts et la morale ; et les protectionnistes, qui veulent la protection et de l’emploi, et des coutumes. Ce rappel permet de ne pas oublier que l'opposition gauche / droite n’épuisait pas toute les possibilités et laissaient beaucoup d’opinions en panne de représentation.
L’expression politique sélectionne ainsi des priorités selon ce qui intéresse les électeurs, mais surtout, selon ce qu’une juridiction publique peut faire. La guerre ou le statut de l’Église catholique n’intéressent plus nos débats, l’écologie ou l’énergie devraient être prioritaires mais ne sont pas clivants. Ce décalage entre le réel et la grande variété des désirs suffit à expliquer pourquoi les thèmes politiques peuvent glisser ou basculer. Des personnes peuvent professer des idées par habitude, par exemple la justice sociale, et découvrir qu’elles sont surtout attachées à la bonne conscience. Pour peu qu’un entrepreneur en opinion leur présente une nouvelle manière d'être du camp du bien, en profitant à leurs intérêts, l’astuce peut prendre, ce qui est arrivé en 2017 en France avec Macron.
Libéral dans les mœurs et les affaires, c’est la loi du plus fort contre le peuple
La gauche et la droite restent encore des notions politiques largement comprises, mais dans les élites politiques, c’est devenu des postures rhétoriques qui ne sont pas fondées sur des expériences différentes de la vie. Les élus, de l’État central jusqu’aux grandes communes, ont fait les mêmes écoles, notamment Sciences Po et l’Ena, leurs enfants se connaissent. Droite ou gauche, l’élite est la même, menant la même politique, pariant sur le chômage de masse, laissant les entreprises irresponsables par un clientélisme de la redistribution. L’un promettait des baisses d’impôts et des peines plus dures pour les délinquants, l'autre changeait la politique judiciaire sans pouvoir modifier la délinquance, et ne touchait pas aux baisses d’impôt qui profitent à ses amis. La société s’enlisait, sans que rien ne change.
L’effraction d’Emmanuel Macron a soudé un bloc qui a désormais pris conscience de lui-même : les progressistes ; rassemblant beaucoup de diplômés certains d’avoir raison et d’être le camp du bien. Cette irruption est un produit démographique. La massification universitaire, commencée vers la fin des années 1980, stratifie désormais la société plus profondément que la religion ou l’argent. Ceux qui ont étudié n’ont pas une conscience politique très développée parce qu’ils sont le produit d’un système scolaire qui les a déraciné de leur terre et de leur classe. Ils ne sont plus de nulle part, sauf de leur diplôme et de leur K€. Cette classe partage peu de choses, sauf de ne pas aimer les extrêmes, c’est à dire le peuple dont ils se protègent ou qu’ils rejettent d’en être sorti. Il n’ont pas envie de savoir si les gilets jaunes sont syndiqués ou frontistes, il ne veulent juste pas les voir, ils voudraient qu’ils aient honte et qu’ils se cachent, parce que ce sont des ratés.
Quel avenir après la retraite ?
Mais comment une minorité peut-elle ainsi s’imposer à une majorité qui ne l’admire pas, dans un système qui a encore besoin d’une majorité électorale ? Jérôme Sainte-Marie propose une explication. Toutes les études d’opinion constatent que les retraités soutiennent Macron, même au détriment de leurs intérêts. Cette autre nouveauté démographique massive, la vague des boomers, est inquiète pour son avenir, elle est entièrement dépendante de la société, elle ne veut pas de changements, par exemple elle veut garder son épargne en €uro. Les retraités représente 1/3 de l’électorat et votent beaucoup plus, ils représentent 40% des suffrages exprimés, leur psychologie est décisive.
Cette configuration est mauvaise pour la gauche. Le désir de justice reviendra, c’est certain, quand les boomers seront passés, et quand les diplômés comprendront que les études n’empêchent pas la précarité tandis que les élites protègent leur filières. Mais en attendant, la publicité a bien fait son travail, le consommateur se croit roi, il s’indigne seul depuis un écran mais doit tout réapprendre des solidarités qui pèsent dans un rapport de force. Le message de la gauche, c’est « Tous ensemble », parce que c’est la seule solution, il faut écouter la science et les intellectuels. Mais le consommateur pense « moi aussi j’ai raison, la preuve, c’est dans Hanouna et Facebook ; c’est pas des intellos féministes et bobos qui vont me faire la leçon ». C’est caricatural, mais il faut fréquenter les différentes sortes de classes populaires en complexe scolaire pour sentir les passions dominantes et communes : une grande susceptibilité, la certitude d’avoir un vécu dont on ne parle pas, et la haine des élites. Ce sont des passions sans espoir, qui donne un chèque en blanc à une sauveuse, Marine Le Pen.
La gauche sait que la petite boutique Le Pen est une escroquerie, qu’elle ne veut surtout pas le pouvoir et se plaît tout à fait au rôle d’épouvantail à belles âmes de l’UMPS, parfaitement incarné par Macron désormais. Cet exécutif excitera consciencieusement un adversaire factice qui ne gagnera jamais, afin de continuer ses petites affaires, comme revendre les aéroports, vider les caisses de retraite au profit de BlackRock, humilier le peuple pour légitimer les élites. Il faut bien peser le réel avant de chanter les vieux hymnes.
Le grand soir après la grève, après la révolution par les urnes… cela demande à croire et faire confiance
Les syndicats profitent actuellement du combat des retraites pour les élections professionnelles du printemps, mais l’étatisation des caisses (retraite, chômage, santé…) leur a coupé les mains, le système de redistribution conçu en 1944 par le Conseil National de la Résistance est mort. Il va encore agoniser quelques décennies, effondrement qui peut être ralenti en apparence par quelques victoires syndicales, mais rien qui inverse la courbe. De toute façon, le consommateur n’y croit plus. Il veut bien en profiter si c’est “gratuit”, mais il ne veut pas en payer le prix.
La révolution par les urnes est maintenant une escroquerie. Il y avait peut-être une fenêtre en 2017, mais après 5 ans de Macron et des décennies d’Europe, soyons assurés que les élus n’auront plus aucun pouvoir. Il est urgent de soigner ceux qui rêvent de « prendre le pouvoir ». Déjà, ils ne disent pas vraiment ce qu’ils en feraient, et de toute façon, tout ce qu’ils peuvent faire, c’est voter des lois, dans les limites de tous les traités internationaux, et qui ont besoin d’argent et d’agents pour être appliquées. L’étouffement de la justice ou des corps d’inspection suffit à désarmer les lois.
Le mot paradis veut à l’origine dire jardin, cultiver son jardin, c’est soigner son âme
Alors que faire ? Des jardins ouvriers. Pas seulement, mais c’est une inspiration politique qui préserve de plus d’une erreur. Il faut d’abord vouloir son bonheur tout de suite, pas dans une vie future ou pour les générations à venir, mais maintenant. Il avoir le bonheur en révolte. La politique ne doit pas être une illusion pour exciter au sacrifice. Le consommateur roi n’a pas entièrement tort, il a découvert le droit de chercher ses plaisirs et de ne pas seulement attendre la soupe commune (la promesse de société derrière les caisses). Il faut par contre trancher le lien pervers entre le plaisir et la consommation industrielle. Le coca ou le Nutella, c’est se nuire à la santé, alors que se cuisiner une soupe, partager un gratin, c’est non seulement un plaisir pour la bouche, mais aussi pour le cœur. Manger devrait n’être qu’un acte de connaissance, pour découvrir un aliment, un terroir, ou une personne. Et ne dîtes pas que le jardin ça coûte !
Le jardin et la table peuvent être partagés par toutes les classes sociales, le peuple et les bobos, par les hommes et les femmes de tous âges. On peut y être très savant en botanique ou en molécules sans prendre les autres de haut, car ça ne marche pas toujours mieux que l’expérience, et à la fin, c’est pour y prendre plaisir. Le jardin est le modèle d’un travail réel et non aliéné. Le grand ennemi, c’est la production industrielle et numérisée. Il faut reconquérir la satisfaction collective de nos besoins par d’autres méthodes de production, ce sont des décennies d’inventions à faire.
Il est temps de foutre la dialectique par terre, les pieds dans un terrain
La gauche a profité de siècles de domestication des masses par des livres. Ses théories sont émancipatrices, mais elles ont jusqu'ici profiter de la pénurie scolaire. Parce que beaucoup ont du arrêter l’école pour travailler, il y avait des intelligences en jachère qui ne demandaient qu’à nourrir leur lucidité et leur révolte. La massification universitaire et Internet ont changé la situation. Beaucoup sortent de l’école de leur propre décision, parce qu’ils sont dégoûtés. L’école doit certainement mieux faire, mais la civilisation, dans tous les pays développés, frappe ici une limite, il n’y a plus de progrès scolaires majeurs à faire. En réalité, passé le seuil du lycée, les études servent moins à libérer qu’à spécialiser et sélectionner. Les élites ne sont plus des lumières guidant le peuple, mais des logiciels pour les cliquer.
Pour commencer, parce qu’il y a beaucoup à faire, la gauche ne doit pas « se réinventer » comme nous le répète d’aimables belles âmes socialistes, elle doit se couper la tête. Pas d’inquiétude, elle repoussera, mais sur sur ses pieds et ses tripes. Il faut partager les conditions pour que la pensée ne viennent plus de théories, mais de l’expérience, et qu’elle produise du sens, et des armes pour battre l’absurde. Au lieu de se planquer dans un poste de fonction publique, allons voir ce que c’est d’ouvrir une boîte pour se verser un salaire décent, en payant ses charges, et tenter d’embaucher, et pas seulement des amies à Bac+5. Ce n’est pas facile, surtout quand on veut produire quelque chose d’utile et d’écologiquement responsable. Le bon slogan pour l’époque, ce n’est plus les intellectuels à l’usine (ou aux champs, ou en camp de rééducation), mais « Gauchiste ! Ouvre ta boîte, embauche, rend des gens utiles et heureux ».