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Frédéric Glorieux, mortel jovial

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Billet de blog 31 décembre 2019

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Sports d'hiver en Hauts-de-France : cyclo-tourisme. Des photos ?

Lille à Châlons-en-Champagne à vélo, l'hiver. Quand on ne voyage pas dans un guide touristique mais pour aller quelque part, comme un routier, ou un commercial, on voit quoi ? Photos de la «France moche».

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Illustration 1

24 décembre, on sent qu'on va trop boire, trop manger. Je n'ai pas pris de vacances cet été, pas de coupure, pas d'air, pas de paysages. J'entends toujours la rumeur des voitures de toutes les rocades, tout le temps. On n'écoute pas assez le fond du bruit, l'attention a besoin de s'intéresser, alors elle se met des autres dans les oreilles, avec leurs voix et leurs instruments. Le réel n'est pas intéressant. Il faut le vice du chercheur ou du mystique pour écouter la rocade et y entendre des signes. Mais marre, marre de faire radio trafic à l'oreille, je veux du silence, ou des oiseaux, et du noir. Les cadeaux ont été donné, c'est décidé, demain je pars, tant pis si je sèche le repas du 25. Mais je serai revenu pour le nouvel an.

Tu nous enverras des photos ?

Une décision, il ne faut jamais en parler autour de soi. Si dans la balance de votre délibération vous concluez que vous avez peur, ou que c'est idiot, ce que vous aurez dit aux autres, et leur regard, vous pousse à ce que vous avez dit, pas à ce que vous pensez. Bien sûr, cette décision ci est dérisoire. Les montagnards ou les marins osent bien plus de risques, mais l'effort est relatif à la faiblesse de chacun. Délibérer, et oser, c'est un entraînement de tous les jours.

Vos proches vous voient faire une lessive, acheter du matériel, remplir des sacoches ; inutile de se taire, il vous connaissent, ils savent ce dont vous êtes capables. Il y a bien sûr quelques déceptions, des plans cassés, de l'inquiétude pour vous, ou le reproche d'empêcher les autres d'en faire autant parce vous laissez tout aux autres, mais la détermination peut rester douce parce qu'elle est ferme, et cela se termine par « tu nous enverras des photos ? »

Comment photographier la nuit, le froid, la pluie, une crampe au moment de remonter en selle, ou l'odeur d'une chaussette mouillée en fin de journée ? Il y a une technologie beaucoup plus archaïque qui sert aux humains depuis 50 000 ans, les mots.

Galets de marbre blanc ou concassée de schistes rouges

Le premier jour, on part avec la faim de se vider, de s'épuiser, on commence par les rues que l'on connaît, pour le travail, les courses ou les conduites, puis on regarde la carte, retrouvant des quartiers oubliés, avec des souvenirs, on se dit qu'on a le temps, on va revoir un ancien appart, une porte derrière laquelle on a attendu, puis les pistes cyclables s'arrêtent, ce sont les zones, commerciales, industrielles, et passé le dernier rond-point, la route.

Tous les jours, à toutes heures, les voitures sont encore là, obsédantes, et la route a la mauvaise idée d'aller au même endroit que vous. Vous avalez assez de kilomètres pour vous croire à la campagne, et là, à la première pause, vous cherchez sur la carte une route verte, avec une bonne côte pour vous faire suer et claquer un peu le cœur. Vous n'êtes pas le seul, toute la ville pense comme vous depuis un siècle que les bourgeois ont des voitures.

Par un détour bucolique entre des pâtures boueuses, vous sentez le taux de suicide, le tuning, le feu de bois d’une longère à rouges barres : une couche de mauvais calcaire poreux qui claque au gel, mais qui ne coûte pas parce qu’on pouvait se le tailler soi-même à la carrière, et une couche de briques, régulières, industrielles, utilisées aussi pour les coins, le tour des fenêtres, ou le soutien de la charpente au pignon. Dans les années 1950 ou 1960, le parpaing de béton a eu plus de prestige encore, il a sauvé plus d’un mur. Certaines maisons sentent la fatigue, le veuvage, le divorce, elles dépriment dans l’à-quoi-bon et l’invendable, mais toujours avec une allée pour rentrer la voiture, de cailloux rouges, les moins chers, avec une bande d’herbe au milieu et des flaques où la roue passe.

Régulièrement, on trouvera aussi une maison d’architecte, ou une ferme fortifiée bien refaite, avec une allée de cailloux blancs et ronds, où les enfants courent pieds nus l’été en pyjama. 4 voitures, le 4x4 BMW de monsieur, madame a aussi une voiture allemande, mais une New Beetle, ça suffit pour les courses et les conduites, et pour chaque enfant à 18 ans, une voiture aussi. Ils sont posés là pour l’air et la place, mais ils n’y vivent pas, les enfants étaient dans le privé, ils ne jouaient pas avec les voisins, en fait ils habitent une prestation.

Chemin des dames, km 17.8, les spectres de Craonne

Illustration 2

Vous avez maintenant plusieurs jours de vélo dans les jambes, vous avez le rythme et savez vous arrêter à temps. À la sortie de Laon, vous voulez échapper à la nationale pour aller voir un lac sur la carte, vers le sud, or s’il y a un lac, c’est qu’il y a une vallée, en tous cas des collines pour contenir l’eau. En remontant vous voyez : Chemin des dames, direction Craonne. Il fait froid, le vent balaie un plateau de terres nues, on peut regarder le soleil d’hiver en face, mais c’est encore le matin, vous avez l’énergie de vous réchauffer, vous remplissez votre tête de bombardements, d’Apollinaire, et vous comprenez pourquoi le front s’est arrêté ici en 1914, ou s’est obstiné en 1917. En bas, c’est plat jusque Paris. Et puis au loin, des silhouettes noires surgissent pour animer votre méditation mêlée de respirations.

Ceux qu'ont le pognon, ceux-là reviendront
Car c'est pour eux qu'on crève
Mais c'est fini, nous, les troufions
On va se mettre en grève
Ce sera vot' tour messieurs les gros
De monter sur le plateau
Si vous voulez faire la guerre
Payez-la de votre peau
(La Chanson de Craonne)

Kilomètre par kilomètre, vous vous approchez, essayez de deviner, bronze ? Non, ce n’est plus possible de laisser du métal sans surveillance, il sera volé. Pierre ? Béton ? Non, bois, plus exactement, des troncs écorchés et éclatés, puis calcinés, des inutiles dont on ne pouvait pas tirer une planche. Ils ne valaient rien parce qu’il étaient uniques, il suffit de les regarder pour qu’ils nous soient chers. Les sculptures elles-mêmes ne sont pas d’une facture inoubliable, mais une juste mesure d’audace et de modestie, qui se fond dans le lieu et l’histoire, surlignent, comme des signes. Que disent-elles ? Elles ne parlent pas de leur auteur mais des mutins de Craonne, des arbres bombardés, comme les croix d’un cimetière sans religion, ou plutôt, de la religion d’ici, la forêt disparue sous les blés. Le souvenir le plus fort n’est pas tant l’œuvre que l’approche de l’œuvre.

Le lendemain, en sortant de Reims par le canal de l’Aisne à la Marne, vous faîtes passer les usines et vous avez envie de vous arrêter au chaud, pour un café. Un canal si récent (XIXe s.) ne passe pas par les villages, contrairement aux fleuves et aux rivière, alors vous reprenez la route, à Val-de-Vesle. Par hasard, vous tombez sur une clairière avec des dizaines de sculptures de même technique que les spectres de Craonne, mais il y a aussi des femmes, des enfants, des familles, des figures debout, assises, le ventre d’où sort tout un peuple de corps attendant l’âme d’un lieu. Après avoir erré une vingtaine de kilomètres dans une campagne plate à céréales, vous trouvez enfin un comptoir ouvert le dimanche.

« Ah ! Vous parlez de massacre à la tronçonneuse ? Sûr qu’on le connaît, il est de mon village. Si vous voulez, vous mettez votre vélo dans la camionnette et on y va […] Mais ça fait plaisir ce que vous dîtes, on ne savait pas qu’on avait quelque chose qui vaut. […] Mais c’est sûr alors, c’est beau ? Moi je n’y connais rien. Pour moi le gars il a trouvé un truc malin qui se vend, mais c’est un peu escroc, non ? »

À voyager sans Internet, sans GPS, avec un programme flou, il arrive ces petits mystères du voyage que racontaient Diderot dans Jacques le Fataliste, qui s’éclairent en chemin. Christian Lapie est un sculpteur du pays bien réel, les pieds dans sa terre et son histoire, qui plante maintenant ses totems dans le monde entier.

Le vol stationnaire de l’alouette

Can vei la lauzeta mover
De joi sas alas contral rai,
Que s'oblid' e.s laissa chazer
Per la doussor c'al cor li vai,
Ai tan grans enveya m'en ve
De cui qu'eu veya jauzion.
(Bernard de Ventadour, 1125-1200)

Quand ej vir l’alohète qui s’mouve
De joie ses ailes contre el rayure,
À s’oublier à s’laisser querre,
Par el douche qu’al cœur lui vient,
Ah ! tant de grande envie me vient,
De ctil qu’ej vir en joie.
(pseudo-picard)

J’ai vu plus de rhinocéros que d’alouettes, notamment au zoo de la ville. L’alouette est pour moi un animal littéraire, comme le rhinocéros pour les anciens, et il risque de bien de le devenir pour tout le monde avec l’agriculture intensive. Simone Weil (1909-1943), dans les Écrits historiques et politiques (édités par Albert Camus), s’interroge dans la France occupée de 1943 sur l’esprit de l’Occitanie. Elle cite ce poème du troubadour Bernard de Ventadour comme la pointe la plus fine de l’amour à mort, d’une joie si perçante qu’on s’en laisserait mourir.

Ma connaissance n’est que livresque, mais il est écrit que l’alouette peut être fascinée par le soleil. L’expression « miroir aux alouettes » décrit une véritable technique pour les piéger.

Sur cette chanson occitane, le médiéviste Michel Zinc a une explication plus complexe, et plus humaine. L’oiseau qui agite ses ailes contre un rayon est une métaphore sexuelle transparente, mais c’est avec le seigneur soleil que l’alouette jouit, tandis que le poète la regarde d’en-bas, ainsi que les chevaliers et autres familiers de la cour. Pour notre société égalitaire et libérale (en théorie), la poésie des troubadours est un chant d’amour, mais c’est surtout une complainte de la frustration dans une société hiérarchique. Le poème, régulièrement rechanté, assied le pouvoir du seigneur par le désir que l’on a de sa femme. Une dame à marier souhaitera aussi être chantée, mais surtout pas consommée, pour augmenter sa valeur sur le marché du mariage.

La poésie est un moyen de promotion sociale qui permet de manger à la cour, mais cela ne suffit pas à gagner un titre ou un fief, ni même une épouse. Le troubadour est un ustensile du pouvoir.

Mais l’alouette reste mystérieuse. J’en ai vu quelques unes, en vol stationnaire dans le soleil d’hiver, j’ai hâte de printemps, pour les entendre chanter. Elles ont encore bien des métaphores à nous dire, surtout celui de leur silence, dans la monoculture industrielle.

Visions de la mémoire

À quoi bon l’avion ? Les lieux vus au loin peuvent laisser des souvenirs, des anecdotes, mais sans le chemin pour y arriver, ils sont détachés de chez soi, ils planent dans la mémoire comme des mots qu'on n’utilise pas. Les routes où l’on se perd ne sont plus des lignes entre deux points, mais l’ébauche d’une surface. À force de voyages qui se croisent, c’est la terre sous nos pieds qu’on élargit. Je n’ai pas fait de photos, j’ai donné du monde à manger à mon âme pour de moins bons jours.

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