Les attentats terroristes se multiplient. Ils peuvent frapper n’importe où et à n’importe quel moment. Les analyses que l’on porte sur eux et leur mode de prévention relèvent d’une logique aléatoire dictée par les évènements. Leur approche explicative est indigente, reste partielle, fonctionne, en quelque sorte à saute mouton, au gré des informations, des sensibilités des uns et des autres, et des positionnements institutionnels de ceux qui s’autorisent à en parler. Il n’y a qu’à observer les grands médias audiovisuels pour s’en convaincre. On reste généralement rivé sur la violence de la vague, ce qui empêche de voir le fond de la mer. Quand on est à cours d’explication, il ne reste que le discours de la sidération qui témoigne d’une forme d’impuissance.
Pour pouvoir agir en profondeur et sur le long terme, il faut prendre de l’altitude, se donner des outils d’observation, choisir des angles de vue, construire des langages pertinents et des modèles explicatifs de ce qui est inacceptable et injustifiable. Et prendre le risque d’un mauvais procès qui voudrait qu’expliquer conduirait à justifier, alors que c’est le seul moyen de se doter d’éléments, de leviers, de méthodes et d’outils pour engager le combat.
Expliquer et comprendre consiste à faire des liens entre des réalités et des logiques d’acteurs que la complexité du réel et une approche à courte vue tendent à occulter. Et si le libéralisme sauvage tendanciellement dominant sur la planète et le développement des fondamentalismes, notamment religieux, étaient finalement les deux mâchoires d’une même tenaille ? Et si les deux poignées de cette tenaille étaient tenues par la même main ?
Comment répondre à ces questions ? Le concept d’ « imaginaire social » de Castoriadis peut nous y aider d’autant que, dans une double approche, politique et psychanalytique, il associe, autour des mêmes significations, les institutions communes et la diversité des individus. Or, dans nos sociétés occidentales, en France en particulier, cette association entre l’individuel et le collectif est affaiblie, en crise, minée de l’intérieur et attaquée de l’extérieur. L’imaginaire social dont nous sommes les héritiers et qui remonte aux communes du Moyen-âge, se nourrit ensuite de l’humanisme de la Renaissance, de la pensée rationaliste et de la philosophie des Lumières, pour enfin prendre forme institutionnelle au moment de la Révolution Française, est actuellement pris en tenaille entre ce que Castoriadis appelait la « montée de l’insignifiance » et ses valeurs de « pacotille », et, d’autre part, la montée en force et en nombre d’imaginaires clos, xénophobes, ségrégationnistes, sectaires, nationalistes et fondamentalistes dont le terrorisme est la manifestation la plus virulente et la plus destructrice.
Cette « montée de l’insignifiance » relève d’une économie de marché « désencastrée de la société » (Karl Polanyi), devenue incontrôlable et qui s’est développée en une « société de marché » (Ibid.) pour laquelle tout - y compris les services publics - doit être pensé en termes purement économiques et technocratiques d’efficacité, de performance et de productivité. Cette perte de sens laisse le champ totalement libre aux significations imaginaires fermées qui ne voient de salut que dans l’au-delà et dans la transcendance divine.
A cette perte de sens, s’ajoute une inconséquence calculée d’un libéralisme sauvage qui fait que deux milliards d’humains ne comptent pour rien ou pour si peu car ils ne génèrent que peu ou pas de profits dans la mesure où ils restent en marge de la production et de la consommation. Ainsi, la combinaison d’une perte du sens de l’existence et de l’exclusion massive des gratifications d’un système de production inégalitaire et discriminant crée les conditions du développement de subjectivités nihilistes prêtes à basculer dans le terrorisme. Nous sommes pris dans cette tenaille dont les deux poignées sont tenues par la main invisible du marché, ce qui nous conduit à ne voir les barbares que du coté de ceux qui portent les kalachnikovs et à dédouaner les multinationales et lobbies du capitalisme mondial de leurs responsabilités, y compris quand ils produisent et vendent des armes de destruction massive.
Comment faire face ? Il faut d’abord comprendre que nous ne sommes pas dans un choc et encore moins dans une guerre des civilisations mais plus prosaïquement dans une prise en étau entre deux fondamentalismes, celui d’un libéralisme débridé qui se pense comme la forme achevée du progrès et de l’histoire de l’humanité, et celui d’un retour du religieux qui, sur les décombres idéologiques du premier, ne trouve sens à l’existence que dans la loi divine. Il faut donc combattre l’un et l’autre, le premier parce qu’il alimente, justifie et donne force au second, le second parce qu’il est destructeur des personnes, des institutions et des valeurs fondamentales de l’Homme.
Ce combat doit se mener sur plusieurs fronts et avec des armes différentes. L’urgence, c’est d’abord de protéger, autant que cela soit possible, les personnes et les institutions dans ce qu’il leur reste de démocratique. C’est la mission des Etats et de leurs services de renseignement et de police. Mais parer au plus pressé ne suffit pas. Il faut s’atteler à la construction d’un nouvel imaginaire social mettant l’homme concret et non le profit en son centre, et sortir, en quelque sorte, de cette fétichisation de la croissance, de la productivité et de la marchandise. Cela suppose que nous travaillions – et cela prendra du temps – au ré-encastrement de l’économie dans la société pour en reprendre collectivement le contrôle, comme le font, en maints endroits de la planète, ce « million de révolutions tranquilles » (Bénédicte Manier) dans lesquelles des femmes et des hommes produisent, consomment, habitent, se gouvernent de manière plus équitable, plus solidaire et plus démocratique.
La construction de ce nouvel imaginaire social est, en grande partie, du ressort de l’éducation tout au long de la vie, et tout particulièrement d’une éducation populaire politique permanente. En ce domaine, il est urgent de faire des choix tant du côté des citoyens organisés que des politiques publiques. Notre système d’enseignement qui a dangereusement basculé dans la seule formation d’individus adaptés à la production et au marché, doit se donner une mission délibérément « politique » de compréhension de la marche du monde, d’identification des enjeux de société et de construction et de partage des modes d’action permettant aux individus de construire leur devenir. Quant aux mouvements sociaux et aux associations, réseaux et mouvements d’éducation populaire très implantés dans notre pays et ailleurs dans le monde, ils doivent être reconnus, encouragés et soutenus dans leurs missions de conscientisation, d’émancipation, d’augmentation du pouvoir individuel et démocratique d’agir des populations et de transformation d’un monde qui ne peut rester plus longtemps en l’état.
Comme le disent Pierre Dardot et Christian Laval (Commun. Essai sur la révolution au 21ème siècle), « s’ouvre devant nous une longue période de convulsions, d’affrontements et de bouleversements ». Nous y sommes. Il faut résister à ce qui nous opprime et pourrait nous détruire, et, tout à la fois, s’atteler à construire collectivement une autre figure de l’Homme et de nouvelles significations nous permettant de faire ensemble Humanité.
Christian Maurel, sociologue, cofondateur du collectif national «Education populaire et transformation sociale ». Derniers livres parus : Education populaire et puissance d’agir. Les processus culturels de l’émancipation, L’Harmattan, 2010 ; Horizons incertains. D’un monde à l’autre, L’officine (roman), 2013. A paraitre : La culture, pour quoi faire ?