Si le nouveau gouvernement Fillon ne marque pas de progression dans "l'ouverture", la surprise du chef de Fillon II reste la présence d'un ministre des affaires étrangères issu de la Gauche, Bernard Kouchner -- accompagné dans son aventure par Jean-Pierre Jouyet, secrétaire d'Etat haut fonctionnaire ancien directeur de cabinet socialiste, et par le "haut commissaire" Martin Hirsch, appellation ad hoc qu'il a revendiquée comme hybridant la capacité médiatique et la réserve politique. Sans parler de la nouvelle figure tutélaire du "traître-en-politique" que s'est offerte notre pays en la personne d'Eric Besson (notez que le succès du précédent titulaire laisse tout imaginer pour 2017 !)
La nomination "hors-ligne" de Bernard Kouchner a déjà fait couler beaucoup d'encre, qu'il s'agisse de dénoncer l'opportunisme de l'impétrant, le cynisme du mandant, la mauvaise manière faite à la bipolarisation de la vie politique française ou les menaces que ce brouillage des lignes fait peser sur le rejet global de la classe politique en cas (qu'on ne peut totalement exclure) d'échec.
Le précédent revendiqué de "l'ouverture" de 1988 ne tient guère : il s'agissait alors d'élargir vers le centre une trop courte victoire aux législatives pour assurer un minimum de stabilité à un gouvernement qui ne pouvait sans cela s'appuyer que sur une majorité relative. Et le voisinage de ministres socialistes et centristes renouait avec les alliances de la IVe République, genre "troisième force" quand la volonté (au moins cosmétique) du nouveau président de susciter un "sarkozisme de gauche" (à travers au moins le club La Diagonale) paraît sortir tout droit d'un manuel de gaullisme.
Pour autant, le benchmark à mon sens le plus intéressant est à chercher de l'autre côté de l'Atlantique. Aux Etats-Unis, en effet, depuis Roosevelt semble-t-il, il est classique d'enrôler dans l'éxecutif un représentant de la famille politique opposée. Un Républicain au sein d'un gouvernement démocrate, comme William Cohen, secrétaire d'Etat à la Défense de Bill Clinton de 1997 à 2001 ; ou un Démocrate au sein d'un exécutif républicain, comme Norman Mineta, maintenu à son poste de secrétaire aux transports par George W. Bush jusqu'en 2006 (il avait été nommé par Bill Clinton en 2001). Ces cas ne sont que les plus récents, la liste complète existe, inévitablement, sur Wikipedia.
Quel enseignement tirer de l'exemple américain ? Qu'un régime présidentiel peut fort bien mélanger des hommes et des femmes originaires de familles politiques divergentes, parce que l'imperium provient du président et que les aventures individuelles sont moins suspectes dès lors qu'elles répliquent l'exemple venu d'en haut... Mais également que les positions ministérielles ont dans un régime présidentiel une autonomie et un rang moindre que dans un régime parlementaire. C'est en effet concommitamment à l'accroissement du pouvoir de l'administration de la Maison Blanche et à la perte de lustre du "cabinet" composé par les "secrétaires" entourant le président depuis les origines de la nation américaine que ces nominations hors-lignes se sont multipliées aux Etats-Unis à partir de l'administration Roosevelt. Les prémices d'un "conseil national de sécurité" à la Française vont dans le même sens puisqu'il s'agit de reprendre au ministère des affaires étrangères la conduite d'une part de la diplomatie et d'en assurer à l'Elysée la cohérence au grand jour, et non plus souterrainement. Son équivalent américain a été créé en 1947 et participe de la même centralisation de la gestion des affaires autour de la personne du président.
Bernard Kouchner, pour sa part, peut savourer un illustre prédécesseur : la première nomination hors-ligne américaine était signée George Washington, qui avait en 1794 nommé "Minister to France" son adversaire politique James Monroe. La manoeuvre visait à réduire les critiques pro-français de l'administration Washington. Il n'est pas inutile d'en connaître l'issue : après trois ans à Paris pendant lesquels Monroe avait utilisé sa position pour promouvoir ses propres vues et celles de ses amis politiques plus que celles de son gouvernement, il fut rappelé à Washington et démis. Il publia alors un violent pamphlet contre la politique étrangère des Etats-Unis, connut une traversée du désert comme gouverneur de Virginie et devint, après diverses péripéties... le cinquième président des Etats-Unis de 1817 à 1825. Il est vrai qu'il avait 36 ans, et non 67, lors de sa nomination.