Gracekant (avatar)

Gracekant

Doctorante en philosophie à l'ENS

Abonné·e de Mediapart

2 Billets

0 Édition

Billet de blog 21 novembre 2016

Gracekant (avatar)

Gracekant

Doctorante en philosophie à l'ENS

Abonné·e de Mediapart

Intellectuels, hommes politiques et nains de jardin vus par Valeria Solesin

Après le 13 novembre le monde vu par la génération des victimes et des terroristes du Bataclan

Gracekant (avatar)

Gracekant

Doctorante en philosophie à l'ENS

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Le 13 Novembre 2015 j'étais à Paris.

Dans l'après-midi, j'ai assisté à des conférences sur le philosophe Roland Barthes au Collège de France. Le Collège de France est une institution, le lieu de la culture libre, les leçons sont ouvertes au public sans distinctions. Ici ils ont enseigné, entre autres, Michel Foucault, Claude Lévi-Strauss, Henri Bergson, Pierre Bourdieu. Ce dernier l'a nommé le "lieu de consécration des hérétiques".

Le 13 novembre 2015 je n'ai rien écouté d'hérétique. J'ai écouté une conférence sur Barthes d’Alain Finkielkraut, intellectuel français de droite, qui a consisté dans un certain nombre de détails sur leur rencontre, très snob et complaisants. Finkielkraut est l'alternative cultivée et raffinée au journaliste Eric Zemmour, qui au contraire formule des propos scandaleux à plusieurs reprises contre les gay, les musulmans, les droits de l'homme, de façon toujours plus stratégique et rusée que l’italien Matteo Salvini, chef du parti de la Ligue du Nord.

Ancien maoïste, universitaire, aujourd’hui républicain (la trajectoire naturelle des anciens marxistes est souvent la droite non-modérée) Finkielkraut a affirmé sa popularité en raison de positions extrêmes ou d’actes pompeux par exemple pro Oriana Fallaci, contre Tariq Ramadan, étant expulsé du mouvement Nuit Debout. Finkielkraut met tous d'accord: les républicains ont trouvé leur propre voix narrative, le point de vue qui fait sens sur tout ce qui se passe. Les intellos français de gauche souvent n’osent pas le critiquer, malgré ses positions national-populistes, car il représente une certaine élite intellectuelle.

Après la conférence, je suis rentrée chez moi. Ma mère m'a réveillée dans la nuit: « Tu vas bien ?? ». Les images à la télévision des ambulances, de la police, la nuit de la terreur. Le discours ému, la voix tremblante du président François Hollande aux citoyens. Une guerre? Je pensais à mes amis, à mes connaissances, pour la première fois je n’étais pas en mesure de les identifier, je les pensais tous également en danger. 

Le 13 Novembre, le monde a changé, et moi aussi. Depuis ce jour, comme mes amis, j’ai commencé à vivre de façon agitée, souvent confuse. Notre compréhension des choses du monde est allée en tilt. Valeria Solesin, victime italienne du Bataclan, avait mon âge. Abelsam Salah et les autres terroristes aussi avaient mon âge.

Depuis ce jour, j’ai décidé que c’était urgent de terminer ma thèse en  philosophie; je suis convaincue qu'il est essentiel de raconter d'une nouvelle manière la rencontre entre les différentes religions et cultures, la rencontre des gens de mon âge, dans cette maison qui est appelée Europe. Les hommes politiques au gouvernement peinent à se concentrer sur la population qu'ils représentent, sur les questions sociales ; ils pensent que satisfaire les exigences du capital et des entreprises multinationales les aidera à résoudre la crise.

Je suis en forte colère quand je me retrouve à écouter ceux qui ont brûlé nos espoirs, les hommes politiques qui clignent l'oeil à la finance, soutenus par les médias.

Les ainsi-dits intellectuels, les élites de la droite et de la gauche, sont incapables de penser le monde, le monde dans lequel ma génération vit. Fatigués, ils passent leur temps bien assis, confortables à se commenter entre eux. Ils veulent être reconnus par le boucher dans la rue d’en bas de chez eux, ils font de grandes déclarations tels que les hommes politiques, des hommes politiques en miniature, plus inoffensifs et stériles. Ils auraient dû fournir à ma génération les armes pour penser, ou nous inciter à les chercher, mais ils sont plus préoccupés que leur ego spatial soit retweeté et partagé, consolidé à la télévision, que leur image se multiplie à l’infini à travers le vide éternel.

Leurs idées s’effondrent à la vitesse d’un tweet, leurs affirmations radicales et violentes ne sont pas si différentes des annonces des soi-disant musulmans radicalisés. La différence c’est que les intellectuels se considèrent comme les défenseurs de la civilisation, des privilèges des sociétés avancées, les privilèges de la raison et de la démocratie. Essayez de demander quels sont les modèles, les enseignants, les guides de mes pairs et je vous promets qu’ils ne citeront même pas un seul de ces Maîtres du Néant cosmique.

Ils sont les mêmes jeunes qui n’ont pas bougé un seul doigt face à l'intervention armée en Syrie, obstruée par les objectifs et les intérêts mondiaux, de nos pays occidentaux éclairés.

Un an après les massacres de Paris, le monde a de nouvelles sources d’inquiétude, en partie découlant des attaques terroristes contre la jeunesse européenne.

Après l’abandon de la Grande-Bretagne, les actions dictatoriales d'un intimidateur-chef de l'ex-URSS qui met ses mains un peu partout pour affaiblir l'Occident, un autre dur du quartier, jusqu'il y a quelques jours le cauchemar imaginé par un dessin animé connu, est devenu président de la puissance américaine, tandis que la Turquie continue d'emprisonner des journalistes et leur liberté d'expression face à une Europe sans défense.

Un an après l’attaque de Paris le monde n'a pas cessé d’évacuer ses émotions. Un délire partagé de choix géopolitiques agressives et schizophréniques met en péril l'avenir libre et fraternel de ma génération.

La culture est courage. Elle doit essayer d'être «hérétique» pour faire face à ce délire. Ma génération doit construire une alternative sérieuse au vide d'espoir qui lui a été réservé. Des actions obstinées et contraires doivent nous conduire.

Après le 13 Novembre, nous avons la tâche d'être des hérétiques, ou de provoquer des doutes. Nous avons le devoir de renouveler les élites par la culture, en faisant décliner leur ego et surtout leur incapacité à gérer la complexité.

La culture doit travailler à repenser la rencontre avec l'Autre, la rencontre avec les différences que le monde d'aujourd'hui craint et refuse en planifiant des murs en pierre.

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.