Un soir, un proche m'appelle, pour me faire part du fait que les tours que j'habite étaient à la une d'Envoyé spécial. Le reportage, auquel elles servaient de décor, illustrait un phénomène de bandes à l'origine d'un fait divers dramatique dans un collège du XIII ème arrondissement de Paris. J'ai cherché en vain à y reconnaître le quartier, que j'habite...
Parfois, la télévision dépayse. Elle réussit même à entièrement relooker le quartier que vous habitez, en le conformant aux circonstances du moment. Ainsi, grâce à Envoyé Spécial, j'ai pu découvrir les bandes de jeunes menaçantes, règnant sur la dalle qui s'étend au pied de la tour que j'habite. Traduction immédiate de mon ami au téléphone : "ah ben, c'est un sacré coup de pub pour ton appart!!!!". Il n'est hélas pas le seul qui l'ait pensé à l'instant de la diffusion de cette émission spéciale sur Antenne 2. Il est vrai que de nombreux films se tournent sur la dalle des Olympiades (mode, publicité, fictions en tous genres...) et que pour un reporter pressé de boucler son sujet, le décor est rêvé : authentique béton des années 1970, Botpeople échoués sur le sable d' une modernité avide, une petite dizaine de tours, portant le nom d'anciennes villes olympiques, marketing triomphant de l'époque oblige, auxquelles s'ajoutent trois barres... Vrai aussi que le quartier compte environ 3200 logements, dont la moitié sociaux.
Les tours, défrayant régulièrement la chronique locale, depuis que le maire de Paris s'est mis en tête d'en reconstruire (promis, juré, elles ne ressembleront pas à celles des années 1960-70, proscrites à Paris par Giscard d'Estaing en 1974!), il devient tendance de stigmatiser celles véhiculant l'image de l'héritage maudit des Glorieuses décennies Béton-Bitume de l'après guerre. J'ai pourtant souvent songé à inviter Jean-Louis Borloo, l'ex Monsieur démolition-reconstruction en banlieue (c'est bien connu, on vit infiniment mieux dans les lotissements tartinés à la pelle que dans les grands ensembles!) , afin de lui faire goûter l'exemplaire mixité de cette dalle du 13ème arrondissement de Paris. Apparemment, celle-ci échappe autant à Antenne 2 qu'au Ministre.
Six des huit tours des Olympiades sont néanmoins en copropriété. Desservies par la station terminus de la ligne 14, elles se vendent à 6000 euros au mètre carré. Les studios s'y louent à 800 euros par moins minimum, les F3 à près de 2000 euros. Nombre de propriétaires encore présents ont acheté les appartements livrés entre 1972 et 1976 sur plan, ils ne les quittent qu'à l'âge de la retraite pour un départ en province et n'hésitent pas à y installer leurs enfants. Les cadres supérieurs, les professions intellectuelles ou artistiques... y sont bien représentés. Les appartements sujets à un plus grand turn-over sont ceux loués par des investisseurs ou des propriétaires bailleurs, habités au sud de la dalle en majorité par les asiatiques. Quant au parc HLM (deux tours et trois barres), financé avec les plafonds les plus élevés du logement social, ils réunit largement autant de fonctionnaires de la Ville, de la SNCF, de l'armée... que de blacks ou d'arabes (ceux de nationalité française pouvant le cas échéant exercer ces fonctions).
Il est surprenant qu'un brassage culturel et social aussi exemplaire frappe aussi peu l'imagination des reporters d'Antenne 2, apparemment enfermés dans la caricature ambiante qui interdit de penser la complexité. Toujours est-il que s'il m'arrive régulièrement de croiser des groupes de jeunes "rouillant" au pied des immeubles, dont certains sans emploi vivant peut-être de trafics, je n'ai jamais eu l'impression de vivre dans un quartier, où elles feraient la loi, jamais non plus eu peur, jamais enfin jugé utile de fermer mon appartement à clé en le quittant. C'est dire si la bataille des représentations est aujourd'hui la plus urgente à mener, tant celles-ci déforment le réel, sinon le minent.