Je fais partie de ces jeunes qui n’ont jamais su ce qu’ils voulaient faire de leur vie. À 18 ans, pendant que d’autres entraient à la fac, je me retrouvais derrière une caisse, en CDI dans un hypermarché. On m’a dit que j’avais de la chance. Une sécurité. Un “vrai” boulot.
Alors j’ai tenu. Un peu par défaut, un peu par habitude. Le job n’était pas épanouissant, mais il comblait deux besoins : un salaire et une raison de sortir de chez moi.
Je ne pensais pas y rester. Mais les années ont passé. Et dix ans plus tard, j’y suis toujours. Plusieurs employeurs, plusieurs enseignes, mais le même constat partout : on use les gens, méthodiquement, dans un système qui détruit lentement mais efficacement.
Oubliez vos week-ends
Le premier sacrifice, c’est le temps. Dans la grande distribution, le week-end n’existe pas. Le samedi est non négociable. Et le dimanche, il devient de plus en plus fréquemment travaillé.
77 % des salariés du secteur travaillent au moins un samedi par mois. Pour les caissiers, on grimpe à 87 %. Et 32 % travaillent aussi au moins un dimanche, en contrepartie d'une majoration largement insuffisante au vu du sacrifice demandé. (Source : INSEE)
Le “repos” accordé, c’est souvent un jour de milieu de semaine, quand le reste de la société travaille. Pas de vraie coupure, pas de vie sociale. Et pour les plus malchanceux, la semaine de 6 jours est une norme.
Même les jours fériés sont devenus rares : sur les 11 que compte le calendrier français, seuls trois sont réellement chômés (Noël, 1er janvier, 1er mai). Le reste ? Vous êtes attendu en rayon, comme d’habitude. Et le pire, c’est que bien souvent, le 2 janvier à 5h du matin, on vous demande d’être opérationnel pour un inventaire, après avoir à peine eu le temps de récupérer du rythme insoutenable de la période des fêtes. La reprise est brutale, sans transition, comme si la fatigue accumulée de l’année précédente n’existait pas.
Un SMIC, et tais-toi
Tu acceptes les horaires décalés, les clients impolis, les rayons à charger, les journées debout ? Bravo. Mais ne t’attends pas à une reconnaissance.
En grande distribution, les salaires sont au ras du sol : la majorité des postes (hors encadrement, et encore, leurs salaires sont loin d'être attractifs si l'on prend en compte la pénibilité du management en grande distribution) sont payés au SMIC, soit environ 1400€ nets par mois pour un temps plein. Et ce, quels que soient ton implication ou tes efforts.
Tu veux une augmentation ? Oublie. Le mérite n’est pas valorisé. Que tu sois exemplaire ou désengagé, tu touches pareil. Et si tu n’es pas content ? La porte est grande ouverte, de toutes façons tu seras remplacé dans la journée.
Ce système n’est pas en crise, il est voulu
Dix ans que je fais ce boulot. Je n’ai ni haine, ni mépris pour mon travail. Ce qui me révolte, c’est le système qui l'entoure, cette machine bien huilée qui rend acceptable l’exploitation sous contrat.
Aujourd’hui, on parle partout de “qualité de vie au travail”, de semaine de 4 jours, de burn-out à éviter. Pendant que nous, on enchaine les journées à rester debout, porter des charges lourdes, subir la pression des timings à respecter, les objectifs à atteindre, les week-ends sacrifiés et les plannings en flux tendu, on nous vante les “avancées” du monde du travail : télétravail, bienfaits de la semaine de 4 jours, équilibre vie pro / vie perso…
Mais ces progrès là, ils ne sont pas pour nous. Ils sont bien loin de notre réalité, réservés aux bureaux, aux open-spaces, aux start-ups, pas aux rayons, pas aux caisses, pas à ceux qui maintiennent les magasins ouverts pendant que les autres “réinventent” leur rapport au travail.
Ce double discours est insupportable. On nous parle de modernité, mais on vit dans un modèle figé, qui n’évolue que pour extraire toujours plus de bénéfice, avec toujours moins de ressources.
C’est légal. C’est normalisé. Et surtout, c’est ignoré.
Je ne demande pas qu’on me plaigne.
Je demande qu’on regarde en face cette hypocrisie : ces boulots qu’on rend invivables tout en prétendant qu’ils sont “stables” et “accessibles” à tous, offrant, et je l'admet, des perspectives d'évolutions pour des jeunes non diplômés.
Qu’on pense à ces hôtes de caisse, en poste tous les samedi après-midi, debout pendant 8h de suite, pendant que les clients s'enchainent, ces clients qui offrent bien plus souvent du manque de respect que de la sympathie.
Qu’on pense aussi à ces employés de rayons qui enchainent les palettes, pressés par l'heure qui tourne, forcés de se donner à 200% pour combler les sous effectifs, et faire en sorte que le magasin soit rempli à l'ouverture. Ces mêmes employés qui, à 5h du matin, se font aboyer dessus pour cinq minutes de retard, humiliés, mais forcés à tout donner pour leur magasin, tant par crainte de perdre leur emplois, que par professionnalisme.
Et qu’on pense à ces stagiaires de classe de troisième, parfois à peine âgés de 14 ans, qu’on place d’emblée en rayon, à qui l’on demande d’être aussi efficaces qu’un titulaire, sans formation, sans considération, comme s’ils devaient apprendre dès l’adolescence à courber l’échine.
Qu’on se rappelle que derrière chaque ticket de caisse, chaque palette déplacée, chaque sourire imposé, il y a une vie mise entre parenthèses. Une vie qui s’efface pour faire tourner un système qui n’en a rien à faire de ceux qui le font vivre.
J’écris pour ceux qui n’ont pas le temps ou le courage de le faire, dépassés par un système qui les écrase.