Ce n’était pas une bonne période pour moi. Ce n’était pas non plus une bonne période pour des milliers de personnes. Roussel et Valls étaient toujours présentés comme étant de gauche. Cette dernière était à nouveau au bord du précipice. Le harcèlement d’une femme devenait lynchage médiatique. Tout ce qui comportait « public » dans le nom subissait des sévices pré-privatisation. Comme d’autres, j’allais bientôt être radié de Pôle Emploi et privé de la perspective de me payer un abandon de poste ultérieur. Alors, évidemment, quand j’ai découvert qu’allait se dérouler le plus grand rassemblement en Europe d’entrepreneurs, de startupeurs, de prestidigitateurs et autres receleurs de fausses promesses, c’était un peu comme si on avait rallumé la lumière au bout du tunnel. Au mieux, ce serait une renaissance. Au pire, j’allais en vomir haine et aides sociales de dégoût. Alors j’ai pris mon plus beau carnet, enfilé mon meilleur t-shirt (celui où est écrit « J’ai besoin d’un miracle » dessus) et je me suis rendu à l’Accor-Autel-Bercy-Sarkozy-Arena. Ou, le temps d’une journée, « l’église de la très très sainte consommation ». Bienvenue à la Big 2022 !
Ma démarche n’était pas uniquement motivée par l’hypocrisie ou le pognon. Non, elle était avant tout masochiste. Il y a un truc à savoir sur moi. Quand on me propose d’aller me promener dans un parc à Rennes, je me marre, refuse, et suggère plutôt d’aller visiter le campus de la Rennes Business School. J’adore les conn… oups, non, l’ « altérité ». J’aime l’altérité. Et les trucs simples comme le « rebranding », les anglicismes à outrance et tous ceux qui friment avec trois idées de merde et parlent d’avenir comme on parle de foi, la crise en moins. J’aime l’altérité au moins autant que Sibyle Veil, la patronne de Radio France presque aussi habituée à mépriser les mouvements sociaux que le PDG de la Maison France. Pour elle, la métamorphose, le thème mot-valoche de la journée qui transpire bien le coup de peinture, couleur connerie infinie, « c’est de se mettre à l’écoute des gens qui ne nous ressemblent pas (…) ». Les salariés de la maison ronde seront sans doute ravis de savoir qu’ils ressemblent sans doute trop à leur fossoyeuse. Mais qu’ils se rassurent, sans redevance audiovisuelle, ils ressembleront chaque jour de plus en plus à Sibyle. Elle aussi pratique l’intermittence. Dans l’inhumanité.
Je m’étais tapé tout un tas de citations à la con sur le monde merveilleux de l’Homme en kit (ou « self made man »). La première d’entre elle, c’était que « l’avenir appartient à ceux qui se lèvent tôt ». Fou d’excitation que j’étais, comment aurais-je pu fermer l’œil de toute façon ? J’étais d’autant plus émerveillé que j’allais potentiellement rencontrer leur guide suprême, le startupeur en chef : Emmanuel Macron, venu rassurer sa base et se gargariser du fait que la France soit au top niveau du nombre de créations de mirages. Mais il y avait un truc que je n’avais pas bien compris : apparemment, il ne suffisait pas de se lever tôt, il fallait aussi envisager de bosser avant 14h. Et ça, ce n’était écrit nulle part. Bref, je ratais de peu Manu-la-frime, en live. Mais d’un autre côté, si je suis autant preneur de sordide, de dépravation et d’humiliation publique que n’importe quel français moyen, assister au bukkake présidentiel, c’était au-dessus de mes forces… Une vidéo dans le métro de son intervention quasi-christique m’avait suffi : l’autosatisfaction dégoulinante, l’homme du passage en force, soutien numéro un des agresseurs et frotteur du corps sociétal par excellence, n’avait pour eucharistie que la coopération en bouche.

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Fosse piste
Quelques minutes plus tard, traversant ce fameux trottoir qui mène aux portes du Saint-Siège, j’arrive enfin. Et suis bien emmerdé. Déjà. Parce que si j’en crois Gabriel Attal, une manifestation n’a jamais rien changé. Et merde… Ce n’était pas encore commencé que je perdais déjà mon temps. Et ça, je l’avais lu : c’est totalement de l’argent ! Et pourtant, un doute me traversa immédiatement sur la véracité de la déclaration de celui qui s’est pourtant fait les muscles en portant la parole. Dans les travées, ça suintait la réussite et le changement (et déjà, quand même, un peu la transpiration par derrière les effluves de parfum). Les jeunes et moins jeunes, en école de commerce ou en reconversion, vêtus de leurs plus beaux costumes Celio ou Ouighours sont venus en nombre. Des milliers de personnes ne peuvent pas se tromper, si ? En tout cas, ça se parlait, ça faisait semblant de s’écouter, ça se souriait beaucoup, et ça se touchait un max. Comme une partouze, mais avec une jouissance feinte. Et beaucoup, beaucoup, beaucoup plus de pub. Comment ne pas s’extasier devant un « TPE, prêts, partez », ou un sublime « Utopistes, intrépides entrepreneurs, excessifs » inscrit au mur ? L’excès ? On était en plein dedans ! Et là, enfin, l’illumination dans les travées : un stand photo où se « métamorphoser » pour Instagram avec de belles ailes de papillon. Il était là, caché, le vrai message : « Vous n’étiez que des cocons, des merdes globuleuses et répugnantes, vous deviendrez bientôt des parasites éphémères ».
Quand je pénètre enfin dans le sommet de l’arène, c’est pile au milieu d’une grande et belle vérité hurlée depuis la grande scène : « (…) pas pour l’exemplarité, encore moins pour la morale, mais pour la performance ! ». En voilà, un beau projeeeeet. Mais encore, ensuite, que « l’avenir du capitalisme français dépend de la capacité des entreprises à montrer leur utilité », alors que je descendais vers la fosse. Evidemment, il ne faut pas chercher bien loin pour se rassurer. Le capitalisme va tenir. La preuve ? Après un stand Big Média sur le storytelling, celui de l’Agirc Arrco me l’apporte sur un plateau : « la retraite a de l’avenir ». Complémentaire, mon cher Watson.
Une fête des entrepreneurs, c’est comme une réunion des alcooliques anonymes. On y vient pour l’entraide. On repart avec une nouvelle religion. J’avais peur d’être aveuglé par tant de luminescence, alors je repartais en jouant des coudes dans ce pogo géant - head bang en moins – vers la grande scène, pour en prendre plein les oreilles. Là, se succèdent stars en devenir, stars déchues, et stars gouvernementales. Sept minutes montre en main, pour parler de tout, de rien, parler d’eux et de « métamorphose », beaucoup, beaucoup trop. Et très mal. Rapidement, la règle imposée d’articuler toutes les interventions autour de cette dernière notion titre, devient gaguesque tant la plupart ne semblent la comprendre. Et sont aussi maladroits que des collégiens sur Cène (je le rappelle, il y a quelque chose de christique qui se joue ici-bas). L’un parvenait à expliquer sans rire que « le deuxième prénom des entrepreneurs, c’est métamorphose », mais la palme revenait sans doute à la ministre de l’enseignement supérieur, de la recherche et de la surenchère. Elle qui va jusqu’à théoriser qu’elle serait en réalité carrément la « ministre de la métamorphose ». D’ailleurs, vous (et particulièrement les étudiants) serez ravis d’apprendre que Sylvie Retailleau sollicite ouvertement l’entrisme des entreprises à l’université et que ledit ministère est « là pour encourager, accompagner et donner les clés de la réussite » aux entrepreneurs. Clair comme de l’eau de roche macroniste. On applaudit.
Mais la Big22, c’est aussi du « fun », du « ludique », du « lol ». Un tour au milieu du gymnase et on se retrouve à la télé. Avec animatrice, plateau tournant, interviews et interludes musicaux. Et là, c’est le drame annoncé. La présentatrice n’est d’ailleurs pas dupe quand elle précise aux badauds amassés ici, entre deux coachings ou témoignages plus ou moins avisés, qu’ils ne sont « pas prêts pour l’intervention suivante » et que « certains vont sans doute partir ». Les responsables : Céline et Margaux, créatrices d’un podcast pour déconstruire la sexualité. L’animatrice s’avère particulièrement tendue quand l’une d’entre elle explique avoir subi une agression sexuelle, mais pose aussitôt la seule question qui compte vraiment : « Comment travailler ensemble, et en faire un produit ? ». Ouf, on venait d’éviter de justesse un malaise en parlant de thunes, bravo ! Une entrepreneuse n’avait-elle pas d’ailleurs assurée que « l’argent, c’est de la puissance », plus tôt ? Et bien non, enfin, si, mais pas uniquement. Comme aurait tout à fait pu l’expliquer un Xavier Niel (l’homme-bulle-spéculative, qui lorsqu’il se percera un jour, ruissèlera de tout son pus sur l’univers entier), on est surtout là pour changer le monde ! D’ailleurs, à bien écouter et regarder toute cette foule réunie, on pouvait se rassurer : le monde est entre de bonnes mains. Il est d’ailleurs quasiment déjà sauvé. Si « métamorphose is the new green-washing », c’est bien parce que l’environnement, c’est déjà du passé. Pour preuve, tous n’ont que la réduction de l’empreinte carbone à la bouche. Je ne sais pas vous, mais moi, ça me rassure de savoir qu’on est les superchampions de la Terre. Et d’entendre le développeur d’un ordinateur quantique faire écho à ce parangon d’honnêteté et de bienséance qu’est Darmanin en disant « rassurez-vous, ça va bien se passer », c’est le genre de trucs qui me donnent confiance...

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Méta gueule
De toute façon, l’avenir, c’est ultra méta. C’est même pour cette raison qu’Usbek & Rica est venu pour animer un petit truc, mi podcast, mi ménage à la fraîche, autour du métaverse. Et là, je sentais que ça allait envoyer du lourd. En tout cas, le premier invité : t-shirt blanc, pull bleu sur les épaules qui faisait voyager jusqu’aux plages de Deauville, et alopécie naissante illustrant bien celui qui s’arrache les cheveux pour rendre crédible le méta-bullshit, inspirait également confiance aveugle. (Ainsi que peur et dégout, mais ça, c’est peut-être parce qu’il était le sosie officieux de Nicolas Bedos…) Pour lui, le métaverse, le web 3.0, « c’est la continuité linéaire de l’internet d’aujourd’hui ». Dans le sens où l’internet d’aujourd’hui est l’avatar d’un combat néolibéral pour éradiquer l’idée d’un internet libre, il n’a pas tort… Niveau société française, le monsieur est de toute évidence un expert. La preuve, il balance des statistiques, comme tous les experts (certes, il avait dû s’y reprendre à trois fois) : « 25% de la population active n’a pas de CDI, et ce chiffre devrait bientôt atteindre 50% ».
Là, je tendais l’oreille, en me disant que bordel, ça allait bientôt péter de l’intérieur, que la farce de l’auto-entreprenariat qui n’a d’intérêt que dans sa propagation d’une idée de réussite toxique qui ne devrait rien à personne et surtout pas à l’Etat allait être dénoncée ! Et que d’un autre côté, on allait mettre le doigt sur la destruction inhérente de toute protection contractuelle et du droit du travail… Mais non, le méta-humain était content, béat : « Le métaverse, c’est l’opportunité pour les créateurs de créer du contenu tout en restant indépendant » Ouch ! Voyons le bon côté, les 50% de la population active qui n’auront bientôt pas de CDI sont forcément tous des créateurs. Non ? Ah…merde ! « On a vraiment vu le tip of the iceberg », poursuit un deuxième intervenant, issu de la French Touch (quoi, vous avez un problème avec le franglais ?! ça claque pourtant si fort qu’on en voit encore les marques) qui explique ensuite que la prochaine Révolution sera les méta-bureaux, pour mieux télé-travailler de façon ludique…
Entre la vision mentale de serveurs ultra polluants nécessaires pour faire fonctionner le tout, le fait que l’un des experts avait juste à son actif la création d’une sorte de Tamagotchi reposant sur une autre arnaque, les NFT (que l’Etat envisage de bientôt soutenir par de l’argent public !), et l’usage beaucoup trop généreux par tous ces connards du mot « Révolution », j’avais dû abandonner l’émission avant d’en gerber.

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La mort pour Horizon
Bedos wish m’avait au moins permis de comprendre un truc : tout n’est qu’un jeu pour ces gens-là, à commencer par le futur. De retour sur la scène aux étoiles filantes, la directrice du PMU remet une pièce dans le fascisme néolibéral ambiant en parlant de « [son] combat » : « passer du jeu dans la vie à la vie dans le jeu. » Une« métamorphose », évidemment. « Et quel meilleur endroit que le PMU pour l’opérer ? », demanda-t-elle. Avouez que vous n’avez pas de meilleur endroit en tête qu’un rade qui sert de la pisse et du vinaigre à boire, sent la sueur, la détresse absolue et où l’on vient majoritairement perdre son argent pour espérer se sortir de la merde ? Votre patrimoine à vous, d’ailleurs, qu’est-ce que c’est, hein ? Un abonnement à un magazine de gaucho et deux trois dettes ? Et bien au PMU, leur « patrimoine, c’est l’émotion ! ». Ça vous la coupe, hein ?! Mais rassurez-vous, au PMU, on partage (l’émotion hein, pas l’argent). C’est même pour ça qu’ils comptent bien aller vers le gaming et les NFT, tout en dressant un parallèle terrifiant avec l’éducation. Vous n’oseriez quand même pas contester une caution scientifique pour qui « le pari hippique fait du bien à notre cerveau » ? Alors pourquoi ne pas simplement laisser jouer les collégiens à des jeux d’argent sur leurs téléphones ? L’avenir avait de plus en plus une belle gueule cassée...
Vous en reprendrez bien un peu ? Moi, j’aime qu’on me serve de la soupe rance. Au-delà de la spécialiste en acquisition d’entreprises en difficultés regardant la salle comme un gigantesque burger, la soupe, c’était sans doute tout ce qu’un Attali particulièrement liquide pouvait désormais consommer. Et la foule réclamait chaudement celui qui allait se lancer dans une sorte de slam poétique morbide autour du… concept de métamorphose : « Naître, c’est partir de rien pour devenir quelque chose. Vivre, c’est partir de quelque chose pour devenir tout. Mourir, c’est partir de tout pour redevenir rien ». La morale, je crois, c’est qu’un entrepreneur, c’est à la fois un cost-killer en puissance et un loser en série…
L’envie d’en finir le plus vite possible ? Une fin de repas difficile ? Parce que j’aimais bien en griller une après m’être fait baiser ? Après tout ça, j’avais bien besoin d’une cigarette. Je venais de passer une grande partie de la journée dans l’antichambre de l’enfer. De l’air vicié et nicotiné devenait vital. Cette journée se finissait dans l’absurde et le vigile qui m’interdisait d’emprunter les marches pour quitter les lieux mais me forçait à prendre l’escalator ne faisait qu’en rajouter. Quelques mètres plus loin, dehors, juste au-dessus du Café Bercy, trônait en guise de révolte populaire une banderole où était écrit : « Johnny, tu es dans nos cœurs ». Nous étions foutus si nous ne trouvions pas de meilleures banderoles à balader dans la rue…
Sur le long chemin du retour vers ma banlieue rougeâtre, je n’arrivais pas à m’ôter de l’esprit que le cluster si cher à la start-up nation risquait de ne pas être celui qu’ils espéraient, mais bien sanitaire. Cette journée, c’était un incubateur géant, une destruction sans créativité. Évidemment, ils avaient été nombreux à espérer que les contaminations du virus ne repartent pas à la hausse. Mais ils étaient aussi trop optimistes et hypocrites pour porter le moindre masque alors qu’ils se frottaient les uns contre les autres. Bon point : ils auront tout loisir de déchanter de leur métaverse minable durant leur futur confinement forcé après ce grand Raout. Mauvais point : j’étais présent aussi. Mais si j’avais bien compris papy Attali, la seule immortalité se trouve dans le renouvellement permanent. Sur les restes de tous ces fumiers, on finira bien par faire pousser quelque chose, non ?