Historiquement, l’une des références les plus emblématiques d’une marque à la religion est Apple. Si le nom de la firme et son premier logo faisaient initialement référence à Isaac Newton et sa découverte de la gravitation, le logo actuel, la fameuse pomme croquée, est en revanche directement inspiré de l’épisode du fruit défendu dans le jardin d’Eden. Selon le récit, le serpent, symbole du mal, tenta Eve, la mère de l’humanité, avec une pomme, fruit de l’arbre de la connaissance du bien et du mal. Dieu avait défendu à Adam et Eve de goûter de ce fruit, mais le serpent promit à Eve qu’elle et son homme « deviendraient comme des dieux » s’ils en mangeaient. Nous connaissons la suite... Rob Janoff, le concepteur du logo, exprime très clairement que la morsure du fruit devait représenter pour le public, dès le départ, « toutes les connaissances que les utilisateurs obtiendraient de cet ordinateur ». Alors, en 1976, l’informatique était-il considéré par les fondateurs de la marque, Steve Jobs et Steve Wozniak, comme un fruit défendu ayant le pouvoir de transformer les êtres humains en dieux ? Officiellement, l’histoire ne le dit pas, mais une chose est sûre : depuis la création d’Apple, les géants de la Tech se sont multipliés et, avec eux, les références à la spiritualité. Petit tour d’horizon.
New Relic est une société américaine de logiciels d’analytique créée en 2008. Son nom est l’anagramme de son fondateur, Lew Cirne, mais c’est aussi une utilisation évidente du terme relique, qui désigne les restes corporels d’une personne sainte, ou les objets avec lesquels elle aurait été en contact. Parmi les reliques les plus célèbres, citons le Saint Suaire, tissu censé avoir enveloppé le Christ lors de sa mise au tombeau, après sa crucifixion, et sur lequel l’image du Messie serait resté imprimée. Notons que parmi les investisseurs de New Relic se trouve la société Trinity Ventures : la Trinité qui investit dans une relique, rien de plus normal !
La start-up Prophetic, fondée en 2023, fait évidemment référence aux prophéties, des annonces faites par des prophètes, porte-paroles de divinités cherchant à avertir les êtres humains de dangers à venir ou à leur transmettre des vérités sacrées. Son activité ? Le développement d’un dispositif portatif baptisé Halo, censé induire des rêves lucides chez ses utilisateurs — c’est-à-dire des rêves dans lesquels ils seront conscients et, donc, actifs — afin de leur permettre de… travailler. Après l’effort, fini le réconfort. Une parfaite illustration du lien entre l’idéologie transhumaniste et la mentalité capitaliste, qui envisagent toutes deux la vie comme une ressource à exploiter.
L’entreprise américaine Oracle, créée en 1977 par le fervent transhumaniste Larry Ellison, est connue pour son système de gestion de bases de données. Son nom, Oracle, est défini dans le Larousse comme la « réponse d’une divinité au fidèle qui la consultait » ou comme la divinité qui délivrait la dite réponse. L’un des sanctuaires oraculaires les plus connus au monde se situe à Delphes, où l’on venait questionner le dieu Apollon auprès de la célèbre Pythie, dans l’Antiquité grecque. Notons que la Pythie tirait son nom de l’esprit du Python, un serpent géant qui occupait jadis la grotte où elle exerçait ses dons, et que le Python est également l’un des langages informatiques les plus utilisés pour coder dans le domaine de l’intelligence artificielle… Les dieux communiquent avec les humains par des signes et des coïncidences, parait-il. En 2007, Oracle a racheté la société Hyperion Solutions, qui tire elle-même son nom d’un titan né des amours d’Ouranos, dieu du ciel, et de Gaïa, déesse de la terre.
Plus connu, maintenant. Le très populaire réseau social Facebook a été rebaptisé Meta en 2021, conformément aux nouvelles orientations voulues par Mark Zuckerberg pour son entreprise. Mais pour quelles raisons a-t-il choisi ce nom ? Tout d’abord, pour être en cohérence avec le nouveau projet phare de la firme, son métaverse Horizon Worlds. Ensuite, si l’on se base sur le logo adopté pour redéfinir la marque — le huit couché, également appelé lemniscate et symbole de l’infini (∞) — il est fort probable que le nom ait été sélectionné pour le sens que revêt le préfixe Meta en grec : « au-delà », comme dans le terme métaphysique, qui signifie « au-delà de la (science) physique ». Au fond, les mondes virtuels du métaverse ne visent-ils pas à simuler une sorte de monde spirituel ? Un univers sans limites où évoluent des avatars, nom donné à l’origine aux incarnations divines dans l’hindouisme ? Et si vous doutez encore des influences orientalistes de Mark Zuckerberg, mentionnons également LLaMA (Large Language Model Meta AI), l’agent conversationnel développé par Meta, dont l’acronyme fait référence aux lamas, les enseignants de la religion bouddhiste.
Pour élargir le paysage, rappelons que le transhumanisme ne repose pas uniquement sur l’informatique, mais également sur les nanotechnologies et les biotechnologies (NBIC). Dans ce registre, nous trouvons l’organisation à but non lucratif Alcor — évoquée dans le précédent chapitre — qui propose à ses clients de cryogéniser, au choix, leur corps ou leur cerveau dans de l’azote liquide après leur mort, dans l’espoir d’être ressuscités, un jour, par les progrès de la science. Le nom complet de la société est Alcor Life Extension Foundation, dont l’acronyme est ALEF, nom de la première lettre de l’alphabet hébreu (ℵ). Dans le judaïsme, cette lettre représente l’unité, le commencement et la création divine, c’est-à-dire la Genèse. Une référence à l’Ancien Testament que nous retrouvons également à la Methuselah Foundation, un organisme de « bienfaisance biomédicale », nommé ainsi en l’honneur de Mathusalem, le grand-père de Noé, qui vécut jusqu’à l’âge de 969 ans, et dont la mission est de « de rendre les personnes de 90 ans en aussi bonne santé que celles de 50 ans d'ici 2030 ».
Pour terminer ce bref aperçu, citons enfin OpenAI, l’entreprise créatrice de ChatGPT, qui a choisi pour logo une version stylisée de l’étoile de David, ou encore Google, qui a nommé son premier chatbot grand public Bard, en référence à la religion celtique du Druidisme… L’inventaire qui précède, bien que n’étant pas exhaustif, est éloquent et pose une question évidente : pourquoi diable ces entreprises font-elles si souvent référence à la religion ou à la mythologie dans leur identité et dans leurs activités ? La réponse est simple : parce que les penchants mystiques des premiers penseurs de la technologie sont à la racine même de la discipline.
En 1941, Julian Huxley, biologiste réputé, premier directeur de l’UNESCO et l’un des pères de la pensée transhumaniste moderne, envisageait la science comme étant à la fois la voie royale d’évolution pour l’humanité et la religion du futur. Il écrivait à l’époque dans son ouvrage, L’homme, cet être unique : « Une fois pleinement saisies les conséquences qu’implique la biologie évolutionnelle, l’eugénique deviendra inévitablement une partie intégrante de la religion de l’avenir, ou du complexe de sentiments, quel qu’il soit, qui pourra, dans le futur, prendre la place de la religion organisée. »
C’est en 1957 que le scientifique remplacera le terme « eugénique » — devenu douteux du fait de son lien avec l’idéologie nazie — par le terme « transhumanisme », dans son ouvrage In new bottles for new wine : « Si elle le souhaite, l’espèce humaine peut se transcender (…) [dans sa globalité]. Nous avons besoin d’un nouveau nom pour cette nouvelle conviction. Peut-être le mot « transhumanisme » pourrait-il convenir : l’homme demeurera l’homme, mais se transcendant en réalisant les possibilités de sa nature humaine et à leur avantage. « Je crois dans le transhumanisme » : sitôt que cette conviction sera suffisamment partagée, l’espèce humaine se tiendra au seuil d’une nouvelle existence. » Adepte d’une forme de panpsychisme, Julian Huxley envisageait que l’esprit était en toute chose et qu’il se manifestait à la faveur d’un processus évolutif universel de la matière.
En 1950, le célèbre informaticien Alan Turing, concepteur du test éponyme, confirmait cette vision des choses et exprimait également son aspiration à faire de la technoscience une religion : « Nous n’usurpons pas de façon irrespectueuse le pouvoir [divin] de créer des âmes, pas plus que lorsque nous procréons des enfants ; dans les deux cas, nous sommes plutôt les instruments de Sa volonté, nous accueillons les âmes qu’Il crée », écrivait-il à propos de ses travaux sur l’intelligence artificielle dans un article pour Mind. Non seulement il imaginait, cinquante ans dans le futur, l’apparition de machines dont l’intelligence serait indiscernable de celle d’un être humain, mais en plus il les envisageait comme des entités potentiellement spirituelles, dotées d’une âme.
Huxley et Turing seront rejoints, au fil des décennies, par d’autres chercheurs tels que Marvin Minsky, Robert Ettinger, Natacha et Max More, Hans Moravec, Nick Bostrom, David Pearce… Aujourd’hui, leur héritage est intact. La plupart des acteurs actuels de la Tech, qu’ils le revendiquent ou non, ont des ambitions transhumanistes : ils aspirent à créer un dieu technologique et à devenir eux-mêmes des dieux, grâce à la puissance de la science et, en particulier, de l’intelligence artificielle. Le champ lexical spiritualiste de Big Tech ne doit donc rien au hasard et, en vérité, ce ne sont pas que des mots : les prémices d’une religion technologique sont déjà là.
Cet article est issu de l'essai L'Évangile selon Big Tech, de Grégory Aimar 👉 https://www.librinova.com/librairie/gregory-aimar/l-evangile-selon-big-tech
Pour lire le premier chapitre du livre 👉 https://blogs.mediapart.fr/gregory-aimar/blog/030824/levangile-selon-big-tech
Grégory Aimar est journaliste et écrivain. Passionné par les questions qui concernent l’avenir de l’humanité, il travaille depuis plus de quinze ans sur les sujets de la technologie, de l'écologie et de la spiritualité. Il est l’auteur d’un premier roman, I.AM, aux Editions Massot 👉 https://www.librairiemassot.com/products/i-am