Ne peut-on comprendre qu'en recrutant des policiers avec un tel niveau d'exigences et avec un tel niveau de formation, on ne peut évidemment qu'avoir de plus en plus de drames parmi les dizaines ou centaines de milliers d'interventions annuelles?
Je suis travailleur social. Mon pouvoir de nuisance potentielle sur les autres est réel et est contrecarré par une formation en alternance de 3 ans après le BAC, par un travail d'équipe pluridisciplinaire, avec psys et "supervisions" qui permettent de limiter ou prendre en compte les biais et jugements pour ne pas faire n'importe quoi.
De combien de temps de formation, des policiers, qui détiennent le pouvoir de violence légitime et qui portent des armes létales, bénéficient-ils ? De quel accompagnement pour les aider à endosser leur rôle?
La police est nécessaire pour « garder la paix » car les tensions sont grandes et tout le monde a le droit de vivre en sécurité, que ce soit dans les beaux quartiers ou ailleurs.
Mais quel leurre d'imaginer répondre à ce besoin de sécurité dans un monde d'inégalités chaque jour plus écœurantes! Comment croire établir cette sécurité lorsque l'on a si souvent couvert ou minimisé des fautes professionnelles graves dans la police? Comment penser trouver la paix notamment dans des quartiers où l'on laisse croupir des millions de citoyens en ne se préoccupant de leur sort qu'au moment des élections ?!
Les "émeutes" de 2005 avaient vu le pouvoir sarkozyste remettre le couvercle sur la cocotte-minute sans rien faire et on s'étonne aujourd'hui que certains s'emparent d'un évènement tragique pour cracher leur colère voire leur haine? Près de 20 ans se sont pourtant écoulés.
Bien sûr, personne ne peut accepter les incendies provoqués ces derniers jours et d'autant quand on voit les cibles auxquelles des tas de crétins s'attaquent.
Mais comprendre, il va bien le falloir.
Comment ne pas non plus vouloir regarder en face que des policiers ne peuvent rester insensibles face à la défiance d'un certain nombre d'individus qui ne respectent plus aucune autorité et pour qui la loi n'a plus aucune signification?
Comment pourrait-il en être autrement quand ces individus ne reçoivent d'autre considération que la stigmatisation? Quand on ne leur demande que de rester bien sages et, pour les plus chanceux d'entre eux, d'aller constituer une main d'œuvre bon marché qui bossera jusqu'à 64 ans au moins?! Quand ils sont les témoins de l'impunité des plus gros qui profitent d'un système d'exploitation des plus petits?
Comment pourraient-ils reconnaître et respecter une autorité qui ne se décrète jamais mais se mérite?
L'hystérisation des réactions aux évènements des derniers jours n'a d'autre fin que de se faire plaisir dans son coin. Une sorte d'onanisme au cours de laquelle se déverse la haine, de part et d'autre.
Dépasser la sidération pour comprendre
En 20 ans d’exercice en tant que travailleur social, j’ai accompagné plusieurs centaines d’enfants et d’adolescents parmi lesquels certains étaient particulièrement antipathiques, agressifs, rétifs à toute forme d’autorité, cherchant provocation ou même intimidation. Mon travail est de les remobiliser, de tenter de les intéresser à autre chose que leur nombril, d’éveiller leur curiosité, de leur donner l’envie d’apprendre, de révéler ce qu’ils aiment et ce qu’ils savent faire. Parfois, les mauvais jours, on a le sentiment que c’est une gageure. On juge, on condamne, on a des propos définitifs qui ferment toutes les portes.
La finalité de notre travail n’étant pas de rester au niveau des débats de bistrots ou de chaînes d’info continue, on essaie de comprendre. Car comment espérer trouver les bonnes pistes, les bons leviers si on ne comprend pas ce qui motive les gestes et les pensées de n’importe quel individu ? Qu’il soit adolescent délinquant ou policier aux idées nauséabondes.
Nombre de ces adolescents sont très fragiles psychiquement et éprouvent un même sentiment d’insécurité à l’égard d’autrui que celui qu’ils font parfois vivre aux autres. Des gosses qui n’ont pas confiance en l’autre et encore moins en eux-mêmes. Des jeunes qui ont peur de l’autre et qui trouvent rempart dans un abord brutal et agressif qui les protège de toute vélléité d’agressivité à leur égard.
La faute à qui ?
La droite et l’extrême droite en appellent à l’autorité de l’Etat, à la répression, à la suppression des allocations familiales pour les parents de mineurs délinquants… Vieilles rengaines et poudre aux yeux que la gauche s’empresse de condamner avec emphase et en prenant la défense des familles.
Sont-elles ou non responsables de leurs enfants ?
Bien évidemment elles le sont. Comment ne pourraient-elles avoir aucune influence sur leurs enfants ? Pères ou mères seul.es ou « défaillant.es », trop copains et pas assez cadrants, ou trop absents et pas assez aimants. Trop d’alcool ou de cannabis parfois. Chômage ou travail trop pénible. Conflits familiaux, factures difficiles à payer. Difficultés à assumer son rôle de parent sans des repères personnels suffisamment structurants. Brutalité ou violence subie et rééditée. Problèmes mille fois rencontrés dans des quartiers périphériques tout autant que dans des quartiers résidentiels huppés ou des centre-ville, même si les problèmes y sont souvent mieux masqués et que l’aisance économique permet des aménagements qui soulagent.
Ces difficultés sont repérées depuis toujours et des travailleurs sociaux notamment tentent d’y apporter quelques pansements, jamais des traitements de fond.
Durant une douzaine d’années j’ai travaillé sur mandat du juge des enfants dans des familles que je rencontrais régulièrement pour trouver avec elles des solutions d’apaisement, pour les inviter à se questionner, à faire autrement avec leurs enfants, pour que ces derniers grandissent dans de meilleures conditions et ce, que ce soit auprès de familles défavorisées jusqu’à d’autres au contraire très à l’aise économiquement.
Ces interventions éducatives et sociales sont indispensables, pour prendre soin et accompagner celles et ceux qui acceptent de se saisir des aides proposées.
La grande difficulté réside dans le fait que les besoins sont croissants dans une société qui se précarise et qui violente de plus en plus les femmes et les hommes. Et à mesure que croissent ces besoins, les moyens diminuent au contraire et conduisent à donner l’impression d’une inefficacité des accompagnements.
Dans le Finistère, département où j’exerce, la droite arrivée au conseil départemental réitère les mêmes erreurs que ses homologues ailleurs en France : réduction des moyens de prévention qui constituent pourtant des étayages indispensables pour aider les gens à mieux vivre. Il faut maîtriser les dépenses. Traduction : les réduire… Parce qu’on a le souci de la bonne gestion de l’argent public. Eléments de langage qui décrivent l’inverse de ce qui est fait.
La bonne gestion serait justement d’employer des moyens conséquents pour la prévention pour que cela ne coûte pas plus cher humainement et financièrement à la collectivité. Mais certains ont été formatés par des écoles ou des cabinets prestigieux, véritables impostures et insultes à l’intelligence.
L’idéologie néolibérale faite son œuvre ici comme ailleurs. Il faut plaire et répondre aux exigences des marchés financiers et agences de notation. L’intérêt public n’est plus abordé que comme un vague concept dans les médias et les discours officiels.
Une droite faisandée est au pouvoir et sa cousine extrême en est aux portes. Elles ont et auront peut-être encore demain la latitude de renforcer les mesures policières à la petite semaine. Qui seront inefficaces ici comme elles le sont ailleurs.
« Caillasser » des pompiers…
Sans formation suffisante, sans encadrement et accompagnement sérieux, les professionnels du maintien de l’ordre ne feront qu’alimenter le mésamour ou la haine dont ils sont l’objet du fait de propos ou d’agissements régulièrement discriminants et stigmatisants quand ils ne sont tout simplement pas mortels.
Méconnaissance ou incompréhension des difficultés auxquelles font face les citoyens qu’ils contrôlent ou interpellent peuvent expliquer un certain ressentiment chez les policiers. Tout comme la lassitude ou la colère d’être tous mis dans le même sac, d’être la cible d’attaques verbales ou physiques du fait de ce qu’ils incarnent peuvent permettre de comprendre la perte de contrôle de certains. La charge psychologique éprouvée dans ces professions est telle qu’elle exige des professionnels formés, exemplaires, solides et ayant une conscience aigüe de leur rôle, de leur fonction et des incidences de chacun de leurs actes.
On mesurera sans peine qu’en ayant abaissé les notes au concours d’entrée dans la police à 7 sur 20 (et même à 5 pour certaines épreuves), l’Etat n’a pas affiché une volonté d’exigence et que les promesses politiques ne seront pas tenues.
Le chemin sera long et les investissements coûteux pour recruter, former et accompagner des policiers, des travailleurs sociaux, des aidants de toute sorte pour pacifier les relations sociales.
La récurrence de problèmes de racisme, de sexisme, de bavures dans la police ne doit cependant pas pour autant nous amener à dénier des faits inacceptables comme des attaques contre des pompiers ou l’impossibilité pour certains habitants de se sentir en sécurité dans leur propre hall d’immeuble.
Outre la question des trafics de stupéfiants qui implique des drames et une économie parallèle qui serait partiellement évitée du fait d’une légalisation du cannabis, l’appropriation sans partage de certains territoires par quelques-uns qui entendent tout y contrôler est non seulement inacceptable mais aussi le symptôme d’une absence d’adhésion aux règles d’une société qui ne garantit que d’exceptionnels destins individuels positifs, jamais collectifs.
Quand bien même nous nous émanciperions des contraintes financières des marchés et mettrions les moyens suffisants en terme de services publics, de cadre de vie, de sécurité, d’emploi, il demeurera une question centrale, celle du sens du modèle social dominant et d’un horizon collectif désirable.
Lorsque des jeunes en révolte s’attaquent indifféremment à des symboles de l’autorité publique, à la voiture de leurs voisins ou à des magasins de vêtements ou chaussures de marques, le message politique est difficile à entendre ou décrypter.
La rage adolescente qui s’est manifestée est probablement l’expression brouillonne d’un désespoir autant qu’une aspiration à posséder autant que les autres les totems qui offriraient reconnaissance sociale et distinction.
Là où nous aimerions traduire cette éruption de violence comme un rejet d’une société consumériste et capitaliste, les vols de paires de chaussures ou d’objets connectés disent davantage combien le chemin sera tortueux pour proposer une société plus solidaire, qui tente de combler le manque autrement que par la possession.
Là où se fourvoient nos opposants politiques en cherchant des solutions simplistes à des problèmes complexes, il est essentiel que nous ne sombrions pas dans des discours binaires.
Aucune solution simpliste à des problèmes qu'on a laissé croître au fil du temps. Les responsabilités sont évidemment partagées. L’apaisement, la sécurité, les progrès ne seront possibles qu’en reconnaissant collectivement les fautes respectives et en y apportant des réponses concrètes d’envergure.
Plus de liens, plus de moyens humains, plus de temps pour se parler, s’écouter, réfléchir. Plus de respect des droits élémentaires qui devraient être valables pour tous.
En abolissant les privilèges et en respectant tout le vivant, les violences symboliques et économiques diminueraient sûrement et avec elles les violences physiques ou verbales qu'elles suscitent entre nous.