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Billet de blog 22 mars 2014

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Sotchi… ou l’apparence de l’apolitisme

Le rideau est désormais retombé sur Sotchi et sur les Jeux « de Vladimir Poutine ». Après de nombreux débats durant les mois précédent l’événement, les Jeux Olympiques et les Jeux Paralympiques ont finalement eu lieu sans grands accrocs, attentats ou scandales majeurs

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Le rideau est désormais retombé sur Sotchi et sur les Jeux « de Vladimir Poutine ». Après de nombreux débats durant les mois précédent l’événement, les Jeux Olympiques et les Jeux Paralympiques ont finalement eu lieu sans grands accrocs, attentats ou scandales majeurs, et même la Géorgie, longtemps favorable à un boycott (suite à l’occupation de certains de ses territoires par l’Armée russe suite aux affrontements de 2008), a présenté une délégation sportive sur les bords de la Mer Noire. De même, au-delà de l’absence de certains représentants politiques lors des cérémonies officielles, plusieurs pays ont envoyé les plus importantes délégations de leur histoire. De fait, au cours des Jeux, si la patineuse sud-coréenne, Kim Yu-Na, semble avoir été victime d’une injustice, si l’enneigement n’était parfois pas optimum – Sotchi n’est-elle pas l’une des villes les plus chaudes de Russie – et si l’engouement de la population russe était plutôt faible, dans ses grandes lignes, le spectacle a été au rendez-vous, emportant les velléités critiques de tous bords.

Ces Jeux nous montrent pourtant que le monde du sport n’est pas apolitique comme il aime pourtant à le rappeler, par l’intermédiaire de ses dirigeants et des athlètes eux-mêmes. Dans les faits, le classement des médailles est un véritable enjeu et les différents pays luttent au-delà du « symbolique » pour bien y figurer, fut-ce en revendiquant avant tout un objectif « interne » de gagner davantage de médailles que lors des Jeux précédents. De ce point de vue, la Russie a gagné son pari, puisqu’elle remporte ce classement autant pour les Jeux Olympiques que pour les Jeux Paralympiques, à chaque fois et en valeur absolue de médailles et en nombre de médailles d’or (le nombre de médailles d’or étant le premier critère de classement pour le Comité International Olympique (CIO)). Par ailleurs, malgré un imposant dispositif de neutralisation du politique (charte, trêve, serment, déclarations), l’actualité politique et géopolitique a souvent forcé les spectateurs et commentateurs à déplacer leur attention. Vers l’Ouest sur la Mer Noire, en Ukraine où la population s’est révoltée contre son gouvernement dont elle ne supportait plus la corruption, ni les choix géopolitiques et géoéconomiques plutôt portés vers les propositions d’une union douanière avec la Fédération de Russie que vers les offres d’accord de l’Union Européenne.

Ce soulèvement n’est certes pas né pendant les Jeux, puisqu’il se déploie depuis l’automne à Kiev et dans les régions de l’Ouest de l’Ukraine, pourtant la tournure dramatique des événements au mois de février a mis à mal plusieurs années de discours sur l’apolitisme des Jeux et a révélé toutes les ambivalences du chef de l’Etat russe. En effet, la volonté de Vladimir Poutine à travers l’organisation de la manifestation a bien été d’affirmer sa puissance sur la scène internationale, de la même manière qu’il l’a fait et continue de le faire avec l’Ukraine – et particulièrement en Crimée [1]. Cependant, compte tenu de la position stricte des institutions sportives sur leur apolitisme, M. Poutine a pu conserver une posture apolitique, jusqu’à faire semblant de ne pas prendre position, comme il le faisait déjà quelques semaines avant le début des Jeux, lorsqu’il déclarait – non sans ironie – ne « pas vouloir faire de politique avec ces Jeux ». Du reste, alors que les affrontements se sont durcis à Kiev, le 20 février dernier, causant plusieurs dizaines de morts, et que les athlètes ukrainiens ont demandé à pouvoir porter un brassard noir à la mémoire des personnes tuées à « Maïdan » – la Place de l’Indépendance à Kiev, symbole de la lutte –, le CIO n’aurait pas donné suite, au motif que cela contrevenait à l’apolitisme de l’événement et à sa charte olympique. Sans doute ce brassard n’aurait-il rien changé, ou peut-être aurait-il tout changé ? Les vaines tentatives d’explication des autorités olympiques après cette demande refusée n’ont fait que rajouter de la confusion et creuser les clivages autour de l’apolitisme sportif. Ajoutant la volonté de boycott aux brassards noirs, les athlètes ukrainiens ont néanmoins posé un problème aux Jeux, ce à quoi Sergueï Bubka s’est opposé dans différentes déclarations sur les réseaux sociaux : « La meilleure chose pour l’équipe est de rester (…) pour montrer une image d’unité et de réconciliation ». Mais le célèbre perchiste, candidat malheureux à la présidence du CIO en 2013, lui-même membre du CIO depuis 1999, n’occupe pas une position neutre dans la mesure où il est également membre du « parti des régions » de Viktor Ianoukovitch et conseiller « indépendant » de ce dernier lorsqu’il accède à la présidence en 2010.

Sotchi ce n’était pas Berlin ! Depuis de nombreux mois, le rapprochement entre Hitler et Poutine se retrouve fréquemment sous la plume des commentateurs, ces derniers faisant un parallèle, sans doute discutable, entre la réalisation de leur volonté de puissance dans le cadre de Jeux Olympiques, à Berlin en 1936 pour Hitler et à Sotchi pour Poutine. Si l’instrumentalisation politique d’un événement sportif est indéniable – le sport étant peut-être le dernier « fait social » si facilement utilisable par le « politique » –, les deux régimes politiques demeurent pourtant très différents dans leur nature. Selon les catégorisations établies par la discipline historique, ces régimes peuvent être qualifiés d’« autocratiques et idéologiques », mais c’est bien la nature des idéologies sur lesquelles ils se fondent qui diverge. En effet, au-delà de parallélisme sur le « nationalisme », la « xénophobie » ou l’« expansionnisme » – et encore chacune de ces dimensions mériterait d’être décryptée spécifiquement –, la Russie contemporaine est aussi une superpuissance capitaliste, dont l’inféodation aux économies occidentales va croissante et ne peut être balayée d’un simple revers de la main. Les premières « mesures » occidentales face à l’annexion de la Crimée ont d’ailleurs eu pour effet – c’était leur objectif – de déstabiliser la bourse de Moscou. Mais pour en revenir aux Jeux Olympiques, les analyses et recherches futures montreront inévitablement comment Poutine s’est appuyé sur l’oligarchie qui l’entoure et le soutient pour faire de Sotchi, modeste ville du bord de la Mer Noire il y a dix ans, le centre du monde Olympique, au profit de son propre rayonnement. En outre, il faut bien souligner qu’il est possible de produire des analyses plus détaillées sur les Jeux de Berlin, sachant ce qui se passe en Europe durant les neuf années qui les suivent. A propos de Sotchi, le recul manque et les déterminants de la politique menée par le Kremlin ne sont pas explicites.

L’organisation de la Coupe du monde de football en 2018 permettra de prolonger et de renforcer l’influence russe sur le sport international mais aussi sur sa propre population et au sein des réseaux d’oligarques qui soutiennent le régime. Cette dernière dimension – de propagande intérieure – est aussi l’un des objectifs majeurs de Vladimir Poutine, et finalement, le paradoxe se trouve finalement dans les stades et plus largement l’espace public, où les soutiens sont toujours plus nombreux et enthousiastes. Si l’adhésion collective évoque la maxime antique « panem et circenses » (traduit en « du Pain et des Jeux » pour faire référence aux faveurs que l’empereur accordait à ses citoyens dans l’intention de préserver la paix sociale à Rome), soulignons que le sport fonctionne comme un lieu où se réactualise constamment le récit national et où s’affirme une identité nationale véhiculée par les athlètes, racontée par les journalistes et ressentie par les spectateurs.

S’il se donne l’apparence de l’apolitisme par des discours souvent peu convaincants, le monde du sport est en fait comme bien des espaces sociaux, traversé d’enjeux et d’intérêts politiques.  Comme le souligne l’historien Jacques Defrance, « la politique est dans le sport, (…), dans les délibérations des organes dirigeants des fédérations, dans celles des comités d’organisation des Jeux Olympiques, dans les sites choisis, dans les législations âprement discutées par les lobbies des diverses catégories professionnelles intéressées par le sport ».

Grégory Quin

[1] Les événements aboutissant au rattachement de facto de la Crimée à la Fédération de Russie se sont déroulés après la clôture des Jeux Olympiques mais en plein dans les compétitions sportives paralympiques.

Références : Defrance, Jacques (2000). « La politique de l’apolitisme. Sur l’autonomisation du champ sportif ». Politix, vol. 13, n° 50, pp. 13-27.

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