Par Alice Corbet, anthropologue... Haïti, 12 janvier 2010, début de soirée, la terre tremble : puis c’est l’affolement, dans les recherches des survivants, la poussière des débris et les plaintes des blessés qui ne savent où se soigner. Les peurs des vivants. Les cris des survivants qui appellent au secours, et qu’on entend s’affaiblir. Et la torpeur dense d’une nuit et d’un jour qui s’ouvrent sur les dégâts et couleurs d’une ville de sang, de blessures, de corps martyrisés et de larmes.
Tout de suite après le séisme, s’imposa aux habitants meurtris cette prise de conscience, effrayante, oppressante : le séisme avait tué, beaucoup ; et des morts, il y en avait partout : tout proches sous les amas de gravas, ou déjà allongés le long des rues. Des morts familiers, des morts inconnus.
Alors même que les vivants ne savaient où aller, que chacun cherchait à savoir si l’autre avait disparu ou non, que le bilan humain et matériel s’annonçait comme une évidence dans des âmes déjà meurtries à jamais, une question s’imposa : que faire de tant de morts?
Très vite, les Haïtiens ont voulu cacher les morts. Pas seulement parce que leur image renvoie chaque vivant à celle de son propre décès et au cortège de mythologies qui accompagnent le mystère de la disparition. Pas seulement, non plus, parce ce qu’il est insupportable d’être confronté au désastre absolu quand la vie tente de reprendre ses droits. Mais aussi, parce que dans le tumulte des premiers jours, les vivants étaient au même niveau que les morts : dans la rue, sans abris, sans pudeur. Et surtout, parce qu’au-delà des craintes morbides, la mort occupe le terrain par de très pragmatiques phénomènes : odeurs, écoulements, distorsions. Quand l’être avec qui on parlait hier n’est plus que chair mais pas encore squelette : quand il est organique plus que minéral. Dans cet entre-deux où la décomposition fait son travail, au fur et à mesure que le soleil progresse dans le ciel de l’île tropicale.
Il fallut donc s’organiser. Non pas brûler les corps sur des tas d’ordure comme ce fut le cas dans certains endroits épars[1], mais les dérober au regard, pour mettre une distance entre eux et nous, entre la mort et la vie. Assembler des sacs de farine en les cousant pour y déposer les enfants. Récupérer des bouts de tissus ou de cartons qui ne pouvaient être utiles aux vivants pour cacher les visages. Bientôt, réunir les corps dans des dépôts, afin qu’ils y soient récoltés pour le terrible mais inexorable voyage vers les fosses communes[2].
Certains, qui avaient retrouvés le corps de leurs proches, enterrèrent ces derniers près de leur maison écroulée, ou sur les coteaux, ou le long des routes. Les villes meurtries par le séisme ressemblent donc aujourd’hui à de grands cimetières qui freinent la reconstruction, chaque tombe perturbant les travaux. D’autres, ne voulant pas prendre le risque d’inhumer ainsi leurs proches et n’acceptant pas qu’ils partent en fosses communes, durent pratiquer la crémation, difficulté extrême dans un pays où cela n’existe pas habituellement. Les plus riches louèrent des voitures pour enterrer leurs proches dans les communes limitrophes ; mais les plus pauvres, nombreux, furent amenés dans de grandes fosses. À la plupart, les vivants tentèrent de redonner un peu de dignité, en faisant quelques gestes ou en prononçant quelques phrases rituelles afin que leur esprit continue de vivre et que le mort soit satisfait malgré le drame[3]. Ainsi s’est-on occupé des morts, dans l’urgence et avec les faibles moyens disponibles, en s’organisant par soi-même, ou en suivant le ballet improvisé des camions qui amenèrent les corps dans les fosses[4].
Et puis les Haïtiens durent faire face : car il est des réalités qui vont au-delà du corps mort et qui scarifient les âmes des vivants. Ainsi les odeurs, volatiles effluences nauséabondes, qui émergèrent pendant plusieurs semaines encore, quand un corps était découvert sous un débris éventré. Ainsi les images des tas de morts, amoncelés dans le désordre, sans qu’une dignité ne puisse leur être offerte, sans pudeur ni faux-semblants, sans les vernis culturels dont s’équipe chaque société pour prendre distance avec l’horreur[5]. Et les mouches.
Les mouches, après le séisme, furent heureuses. Car ces animaux sont nécrophages[6] : elles participent activement au processus de décomposition, lequel –en temps normal- dégoûte autant qu’il est salvateur, car il aide à faire disparaître les déchets physiologiques. Mais l’homme a érigé en règle culturelle l’évitement de la confrontation de l’abandon du corps à la nature[7].
Et puis, les mouches, ça vole. Ça passe du cadavre à l’être vivant. Ça se nourrit du mort et ça vient se poser sur sa main. Ça ne respecte aucune frontière, c’est invasif, ça rentre dans les maisons sans distinction ni considération. Et ça se reproduit, rapidement, voracement : Port-au-Prince fut bientôt survolé d’essaims mécontents quand ils étaient dérangés, saturé du bourdonnement incessant de millions de mouches qui goûtaient aux cadavres, jusqu’à en périr d’indigestion. Mouches tourbillonnantes ; mouches qui mouraient, d’un coup, écœurées de tant de décomposition.
Les Haïtiens comme les expatriés ou les équipes de secours venues rechercher des survivants furent profondément choqués par ces animaux. Leur vision emplirent les mémoires des Haïtiens, marqués par d’impalpables failles parfois plus que par leurs corps abîmés : ces visions s’imposent, détails qui hantent encore aujourd’hui les nuits d’Haïti. De telles images frappent les âmes, perturbent les sens, et rendent malade : écœurements, vertiges, vomissements, cauchemars. Dans la « reconstruction » d’Haïti, les âmes restent à exorciser autant que les corps à réparer et les bâtiments à édifier. Or, pour l’instant, ces âmes sont surtout réconfortées par des groupes religieux. Et les ONG, qui interviennent aussi souvent sur le traumatisme psychologique, se heurtent à une crainte populaire du patient envers le psychologue : en effet, les praticiens de l’esprit sont fréquemment associés par l’imaginaire haïtien à des acteurs de magie noire, et craints par beaucoup. Le travail psychologique en lui-même, d’ailleurs, est souvent difficile à accepter pour tous ceux qui doivent construire leur quotidien et qui, après le drame, ont repris très vite leur rythme « normal » pour assurer leur survie. Les acteurs de la communauté internationale demeurés en Haïti, quant à eux, redoutent aussi un peu d’aller voir un psychologue : les expatriés entretiennent entre eux des liens ténus et il leur est difficile de rencontrer quelqu’un de parfaitement neutre, en dehors de ces réseaux, à qui se dévoiler.
Ainsi, dans les lieux de l’intervention de la communauté internationale, là où l’aide humanitaire est mobilisée, la question de la mort et des morts, à la fois taboue et écartée des priorités (on se consacre aux vivants[8]), s’avère pourtant cruciale : car les morts ne sont pas invisibles, ils nécessitent un savoir faire logistique, qui permette au mieux de les prendre en charge ; et leur impact psychologique, moral et historique est à considérer à long terme. En outre, une dimension politique est connexe à ce thème : l’enjeu d’une reconnaissance des victimes, par le biais d’un mémorial par exemple, ne serait-il pas une marque de respect des vivants envers les décédés, une manière de réinsérer les morts occultés par le drame national dans l’histoire d’Haïti, mais aussi d’inscrire les politiques dans la construction d’un État et d’une identité nationale ?