Grotius (avatar)

Grotius

Médias et Humanitaire

Abonné·e de Mediapart

100 Billets

0 Édition

Billet de blog 23 mars 2012

Grotius (avatar)

Grotius

Médias et Humanitaire

Abonné·e de Mediapart

Pourquoi l’islam de France a-t-il échoué?

Grotius (avatar)

Grotius

Médias et Humanitaire

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

L’échec de l’islam de France peut être attesté au regard des dossiers pris en charge par le conseil français du culte musulman (CFCM) et qui n’ont pas abouti à des solutions satisfaisantes. Que cela soit sa propre légitimité auprès des croyants musulmans, son traitement du dossier halâl, le problème des pèlerinages, les difficultés rencontrées par les aumôneries, les prières dans les rues, celui de la formation des imams, le port du voile, la construction des lieux de culte, la formation des personnels religieux, les carrés musulmans… progressivement, cette institution représentative du culte musulman a perdu de sa crédibilité auprès des musulmans, mais aussi auprès des personnes qui ont été amené à travailler avec cet organe.

Historiquement, c’est en grande partie pour pallier à la fragmentation de l’islam en France et pour trouver un interlocuteur que l’Etat a impulsé à partir des années 1990 un processus d’institutionnalisation de l’islam de France qui se concrétise par la création du Conseil Français du Culte Musulman en 2003. Régi par la loi de 1901, sa vocation est de « défendre la dignité et les intérêts du culte musulman ; favoriser et organiser le partage d’informations et de services entre les lieux de culte ; encourager le dialogue entre les religions ; assurer la représentation des lieux de culte auprès des pouvoirs publics. »[1]

Cependant, loin de remplir ses missions, le CFCM apparaît comme un «islam officiel», un islam des «consulats» ou «des pouvoirs publics», qui s’éloigne de sa base à tel point que les musulmans sont de plus en plus nombreux à remettre en cause cette institution comme en témoigne entre autres les élections du CFCM du 5 juin 2011 et les difficultés rencontrées par la formation dite des « imams » à la laïcité pour recruter des étudiants[2]. Surgeon de la politique coloniale au Maghreb – il suffit d’observer l’implication des pouvoirs publics dans la gestion du culte musulman, la centralité de la Grande Mosquée de Paris et de « l’islam de France » dans les relations entre l’État français et les États algérien et marocain-  le CFCM et son échec ne s’expliquent pas seulement au regard de l’histoire coloniale. Les facteurs politique, sociologiques, économique, culturel, religieux sans oublier le contexte international éclairent le désaveu grandissant du CFCM auprès des musulmans de France.

 Le facteur politique : la perte d’un horizon partagé

Les sociétés modernes, individualistes et libérales, ont connu un changement de conception politique de leur avenir[3]. Durant les années quatre-vingt, le contenu et les formes des conceptions du vivre ensemble ont été bouleversées : la « convivance » fait place à la « survivance »[4].

Qu’est-ce à dire ?

Jusqu’à la fin des années quatre-vingt, c’est-à-dire jusqu’à la chute du mur de Berlin en novembre 1989, l’idée d’un progrès collectif aux répercussions individuelles reste encore un horizon partagé en France. La toile de fond et pour ainsi dire l’horizon de l’engagement politique reste la communauté de destin délimitée par les frontières de l’Etat-nation : il n’y a progrès que pour et par une communauté nationale donnée, avec des retombées sur les individus qui la composent Nous sommes encore à l’ère de la « convivance ». Cependant, l’État – en tant qu’expression des aspirations et de l’identité d’une communauté donnée – connaît un mouvement de retrait quasi universel. L’un des éléments qui semblent fondamentaux de ce basculement – attesté entre autres par l’accélération de la construction européenne et le Traité de Maastricht en 1992 – est la substitution de choix de bien-être (individuel) aux choix d’identité (collective). Cela correspond à la substitution du Marché (instance impersonnelle censée assurer la maximisation des utilités individuelles) à un État-nation de plus en plus confronté à des difficultés dont les racines sont désormais perçues comme globales et… individuelles.

L’État-nation, qui s’était largement construit selon l’association d’un gouvernement souverain, d’une population nationale et d’un territoire, est désormais court-circuité à deux niveaux. Il est court-circuité par le bas, du fait d’une part de l’individualisation des comportements qui touche en profondeur sa population, et du fait d’autre part de la régionalisation qui concerne son territoire à travers la décentralisation d’un nombre croissant de politiques publiques. L’État-nation est en outre court-circuité par le haut. D’une part, la dimension communautaire des normes juridiques et de certaines politiques le dépossèdent d’instruments jusque-là jugés essentiels pour l’exercice de sa souveraineté (monnaie, contrôle des frontières…). D’autre part, la globalisation financière porte une atteinte définitive à sa souveraineté économique. Il n’a pas d’autre choix que d’accepter d’être à la merci des créanciers internationaux, y compris pour financer ses déficits budgétaires et sa dette et prend progressivement conscience de sa nouvelle et extrême fragilité, comme en témoignent les exemples islandais et grec – deux pays parmi d’autres plongés en un temps record, quoique pour des raisons différentes, dans les affres de la dépendance financière.

La disparition de la « convivance » actualisée par l’État-nation nous permet aussi d’expliquer le déclin – dû à l’inefficacité réelle ou supposée – des engagements à contenu national, qu’ils soient politiques ou syndicaux, au bénéfice d’engagements dont le champ est transnational, et que l’essor des associations de solidarité internationale illustre remarquablement. Bref, nous sommes passés d’un engagement communautaire – dans un monde de communautés héritées, notamment nationales – à un engagement affinitaire dans un monde de communautés choisies et mises en réseaux. L’univers de la « convivance » était celui de la tradition politique entretenue dans le cadre stato-national et prenant pour axe l’harmonie entre les êtres vivant dans la cité : cela disparaît en tant qu’idéal fondateur de l’engagement politique. La « convivance » n’impliquait pas l’idée d’un monde pacifié mais présupposait l’existence de communautés stables : ce n’est plus le cas, et les institutions politiques et religieuses s’en trouvent par conséquent affaiblies.

Désormais, l’engagement politique de l’individu hypermoderne doit prendre en compte une valeur déterminante qui crée des formes inédites de politique au niveau global : « la survivance », terme également proposé par l’anthropologue Marc Abélès[5]. L’avenir devient une interrogation permanente, une incertitude, d’autant plus que l’État-nation n’est plus ce roc tout à la fois protecteur et rassurant. Dans une large mesure, l’État avait été investi, quels que fussent ses pouvoirs effectifs, de croyances en sa stabilité et de représentations symboliques positives. Il prenait le relais du religieux, parfois de manière tendue, comme socle garantissant le lien en société. Il incarnait non seulement un pouvoir d’assistance à travers l’État-providence, mais mobilisait également un pouvoir d’espérance dans le progrès social, constituant aussi une assurance quant à l’avenir. Avec les risques nouveaux – écologique, technologique, nucléaire, financier, terroriste… –, on a affaire, en réponse, à des politiques de protection de la nature, de développement durable, et à de nouveaux principes : le principe de précaution et celui de la durabilité. L’heure est à l’anticipation et à la prospective, non plus pour conquérir ou redistribuer de nouveaux droits, de nouvelles libertés mais… pour survivre.

Dans la perspective de caractériser le changement de politique des pouvoirs publics, le sociologue anglais Anthony Giddens proposait dès 1998 deux concepts visant à rendre compte de l’émergence de nouveaux enjeux dans le cadre de la globalisation : « la politique de la vie » (life politics) et « la politique d’émancipation » (emancipatory politics). En effet, pour ce professeur émérite de la London School of Economics, la « politique d’émancipation » entend libérer les individus des contraintes qui pèsent sur leur existence sociale en s’assignant la mission de lutter contre les formes d’inégalités, d’exploitation, d’oppression ou encore de proposer des mesures en direction des personnes les plus fragiles, les plus précarisées à l’échelle de l’État-nation. Toujours demandées par les populations, ces politiques n’ont pas disparu aujourd’hui. Cependant, l’agenda politique est de plus en plus occupé par un autre type de politiques et d’enjeux ayant trait aux choix matériels que les individus sont amenés à poser dans leur vie sociale. À présent, les questions ayant trait à l’écologie, à la manière de concevoir sa vie de couple et/ou de famille, à la santé sont au premier plan. Or, si la « politique émancipatoire » a pu donner historiquement lieu à des débats droite-gauche, la « politique de la vie » appelle des nouveaux points de vue, qui viennent bousculer les clivages traditionnels.

Dans ce nouveau contexte, il y a une radicalisation du contenu politique : ce n’est plus tant la question de vivre ensemble, de coexister et de réguler la vie collective de manière stable, mais la question de la survie de l’humanité qui est en jeu. Au premier chef, ce qui se joue à présent au niveau mondial, c’est la conservation de l’espèce humaine en chacun de ses membres, prise de conscience accélérée par le risque atomique après la seconde guerre mondiale. D’où la notion émergente de gouvernance mondiale qui, si elle n’est pas encore effective, n’en manifeste pas moins un début de prise de conscience. Autant d’éléments qui déterminent un nouveau contenu à l’engagement se focalisant autour de la « survivance ».

Il existe sur ce point précis un clivage justement, un hiatus croissant entre les discours du CFCM et les pratiques des musulmans, entre l’islam d’en-haut et le vécu de l’islam d’en bas.

L’islam d’en-haut est chargé d’organiser « la convivance », de proposer des « politiques d’émancipation » depuis le niveau central alors que les musulmans de France, comme tous leurs autres concitoyens, sont avant tout préoccupés par la « survivance », « les politiques de survie ». Dès lors, des leaders musulmans sont accusés de détourner le système démocratique et représentatif du CFCM à leur profit ou celui des organisations qu’ils président et, privilégiant ainsi l’organisation administrative interne du conseil français du culte musulman (CFCM), ils ne s’intéressent que très marginalement aux problèmes rencontrés par les fidèles. Des adhérents des fédérations participant au CFCM ont à cet égard l’impression d’être les cautions d’un jeu de pouvoir entre des factions qui ne cherchent qu’à contrôler un organe et ses ramifications régionales, les CRCM, mis en place par les pouvoirs publics français.

Délaissant sa base et les problèmes réels quotidiens, le CFCM est fortement concurrencé sur ce terrain par les discours tribunitiens de l’islam radical, qui cherche à s’imposer comme le contre-modèle vertueux de l’islam d’en-haut. Principalement d’origine « salafiste »[6], ces mouvements proposent aux habitants des quartiers populaires trois promesses en forme de programme politique de « convivance » qui tranchent avec le discours des leaders musulmans officiels parce que ces trois promesses se traduisent par des mises en œuvre concrètes en vue de la « survivance » des musulmans.  Ce sont les «trois E»[7] :

- « E » comme «estime de soi», qui se révèle fortement mobilisateur à l’heure où les musulmans vivant dans les quartiers populaires ont l’impression d’être abandonnés tant par les institutions et fédérations musulmanes que par les autorités publiques (services publics).

-  « E » comme «équité», qui est tout aussi fondamentale quand les personnes perçoivent au quotidien le développement des inégalités et des injustices économiques et sociales. L’islam radical met ainsi au centre de ses actes et justifications, la justice en s’appuyant sur le Coran[8].

- « E » comme «espérance». L’islam radical instrumentalise l’imaginaire développé autour de la « révolution iranienne » (1979). Il conçoit le salut de tout musulman comme articulation de la dimension sociale et religieuse, incarnation de l’Ummah. Les militants radicaux se réfèrent à l’imaginaire de cette révolution, à son projet politico-religieux d’autant plus qu’il a remis en question les pays occidentaux et s’oppose diamétralement à la sécularisation des sociétés et à la laïcité à la française.

Leur message touche d’autant plus qu’il s’incarne dans des dispositifs socialement et matériellement perceptibles et pour le moins efficaces : soutien scolaire, aides au logement, caisse de solidarité, mise en réseaux affinitaires, garde d’enfants, sociabilité de proximité, formations intellectuelles en tout genre.

Au fond, resté arc-bouté sur des problèmes politiques internes, déployant des discours de « convivance » qui ne convainquent plus personne, le CFCM a perdu sa  légitimité auprès des musulmans de France, préoccupés par les difficultés rencontrées dans la vie quotidienne, relevant de la « survivance », comme leurs autres concitoyens.

Les facteurs sociologiques : l’individualisme religieuxet la construction identitaire des adolescents à l’âge des identités

L’islam d’en-haut connaît en outre une perte de légitimité en raison de deux facteurs sociologiques.

Le premier est l’individualisme religieux. Comme les croyants des autres confessions, les musulmans connaissent de plein fouet l’individualisme religieux et ses deux facettes[9].

D’une part, les contenus de foi donnés pour révélés et transmis par la tradition sont à présent triés, évalués puis transformés par les consciences individuelles à l’aune de leur authenticité perçue et expérimentée. La religion musulmane n’est plus vécue sur le mode d’un cadre général d’emprise selon un appareil dispensant le vrai, le juste et le défendu. L’a-t-il été seulement un jour ? Pour les musulmans comme pour les autres fidèles, la foi est d’abord pour l’individu un dispositif de croyances et de pratiques avec lesquelles il peut s’arranger librement au fil des épreuves rencontrées dans la société. Et Dieu sait que les musulmans en rencontrent depuis quelques années !

D’autre part, les identifications religieuses musulmanes, devenues évolutives hors du contrôle des institutions, se sont démultipliées à la fin du XXe siècle. La dissémination des croyances accompagnée de la dissociation entre pratiquer un culte et croire rendent plus difficilement repérables les groupements religieux musulmans, si ce n’est par une visibilité accrue de leurs membres dans l’espace public, excitée par la stigmatisation des pouvoirs publics et de l’opinion. La prolifération des pratiques identitaires musulmanes donnent naissance à une compétition des offres du sens sur un marché spirituel désormais globalisé, gouverné par la mise en scène et en écho des émotions de chacun sur la toile.

Ces pratiques religieuses « hors-piste » (Yves Lambert) ou « religion à la carte » (Jean-Louis Schlegel) offre à l’observateur une palette bigarrée de croyances et de pratiques musulmanes. Franck Frégosi distingue sept types selon l’intensité de la pratique et les partis pris théologiques des fidèles dans la société moderne française[10]. Au « pratiquant ethnique » (l’engagement religieux épouse les contours de l’appartenance nationale déterminée par le groupe migratoire d’origine), s’ajoute le « dévot piétiste » [11] (l’engagement est fortement ritualisé, prosélyte et missionnaire), le « puritain exclusiviste » (l’engagement est total et exclusiviste, condamnant et stigmatisant les autres expressions musulmanes tel l’engagement salafiste), le « néo-orthodoxe pragmatique » (l’engagement vise à s’attacher en toute circonstance à l’orthodoxie islamique tout en recherchant la réponse canonique la plus opérationnelle correspondant à ses interrogations pratiques), le « pratiquant mystique » (l’engagement est intérieur, initiatique, mystique ; c’est la voie soufie, aspiration à la contemplation des réalités divines ultimes rattachée à un maître spirituel) ainsi que le « pratiquant engagé » (l’engament est dans la pratique et dans les réseaux associatifs de base en marge des fédérations nationales), enfin le « musulman libéral ».

Dès lors, cet individualisme religieux, s’immisçant au sein de la religion musulmane, vient saper toute idée d’institutionnalisation cultuelle. Il court-circuite par le bas toute velléité d’encadrement par le haut des pratiques et croyances des individus (...).

Lire la suite sur Grotius International: http://www.grotius.fr/

Auteur : Olivier Bobineau - sociologie des religions, Membre du groupe Groupe Sociétés Religions Laïcités : EPHE-CNRS.

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.