Autant remonter le fleuve, puisque nous en sommes là, que tout indiquait, pour qui voulait bien voir, que nous en serions encore là, que cela ne pouvait que s’empirer. Au tout début du dix-neuvième siècle, les sionistes — aussi complexe que soit ce mouvement — je dis bien les sionistes pour ceux qui inévitablement confondront, ou voudront confondre, ne sont pas venus en Palestine, c’est ainsi qu’on l’appelait encore, à la rencontre d’un pays (soit une entité géographique et humaine) et de ses habitants, à la rencontre de leur prochain si vous préférez, dans le désir de trouver enfin pour les juifs persécutés une terre d’accueil, un havre de paix, de le partager. Non, ils sont venus avec la ferme intention d’une ré-appropriation, au nom de ladite terre promise, dudit droit au retour du “peuple d’Israël”, et ce plus de deux mille ans après, comme si l’humanité était chose immuable, comme si, bien entendu, ils étaient bel et bien les purs descendants directs des fameuses douze tribus, comme s’il nous fallait prendre pour argent comptant ces fabuleuses histoires de patriarches, de prophètes, de messies et autre élection divine, et du coup balayer du revers de la main les nombreuses autres tribus de la région, leurs légendes et leur Histoire. Ils sont venus (tout d’abord) d’Europe orientale et occidentale avec pour dessein de créer, d’établir un État juif, un État qui rassemblerait les juifs éparpillés aux quatre coins du monde. La renaissance de l’hébreu à laquelle ils contribuèrent largement ne pouvait que concourir encore plus à l’établissement de cet État-Nation, en lui donnant une unité linguistique et surtout, pensaient-ils, une cohésion symbolique incontestable. En finir avec ce monde juif “éclaté” ! Telle était leur ambition. Et qu’importe aux dépens de qui. Ainsi leur fallait-il s’accaparer par tous les moyens possibles le maximum de terre, une terre de préférence expurgée, nettoyée, vidée de ses indigènes — souvenons-nous du sinistre slogan “un peuple sans terre pour une terre sans peuple”. Voici donc une entité (alors loin d’être majoritaire parmi les différentes communautés juives, rappelons-le) qui progressivement s’approprie un territoire, ignorant autant qu’elle le peut la grande partie de sa population (à ce que je sache, mis à part quelques cas isolés, jamais les sionistes n’ont véritablement cherché à prendre langue avec les autochtones, préférant négocier avec leurs “maîtres”, les Ottomans puis les Anglais) ; une entité qui fait comme si l’autre n’existait pas, mais qui clame (et n’a de cesse de clamer) haut et fort que l’autre ne veut pas d’elle, qu’il veut la chasser, la rejeter à la mer. L’autre qui n’existe pas, qui ne peut exister qu’en tant que coupable, que bourreau. Oui, tout est là, dans ce formidable travail de renversement de l’Histoire. L’agresseur va jouer à l’agressé, et il ne va jamais faillir dans ce rôle. On appelle cela de la propagande. Non seulement l’agresseur dérobe à l’agressé la terre où il est né et a grandi, lui nie tout passé, toute spécificité en l’assimilant à un ensemble, “les arabes” ; il lui ôte aussi son propre statut de victime, lui refile le bien commode habit de terroriste en cas de rébellion, histoire de le couper encore plus de la communauté des hommes, à l’égal des nombreux tortionnaires qui marquèrent la longue et tragique Histoire des Juifs — tragique Histoire dont le sionisme est certes issu, mais qu’il a désormais quasiment mise à son service. Autre usurpation, autre détournement. Nous le savons bien, des siècles durant, et assurément encore aujourd’hui dans certaines parties du monde, le juif était la victime toute désignée, le bouc émissaire. Il faut croire qu’être victime de la barbarie, de l’abjection, de l’obscurantisme, de l’hypocrisie et autre abomination humaine, ne nous absous, ne nous éclaire en rien. Il faut croire que quelle que soit son histoire, et quelles que soient les exceptions, un être humain demeure un être humain, c’est-à-dire capable du pire. Et le pire appelle le pire, il en a toujours été ainsi. Oui, mais l’État d’Israël existe désormais, il est une réalité, me rétorquerait-on. Certes, Israël existe, mais quel Israël ? Quelles sont ses limites ? Quelles sont ses frontières, du moins quelles frontières se fixe-t-il ? Celles du partage de 1947 (qui accordait 56,5 % du territoire à l’État Juif, alors que la communauté juive, malgré l’immigration pour le moins forcée des vingt dernières années, ne représentait que le tiers de la population totale, et qu’elle possédait tout juste 10 % des terres ; partage donc que les sionistes, bien plus habiles que les Arabes ont su stratégiquement accepter, et que les “Alliés” victorieux de la seconde Guerre Mondiale ont imposé pour les raisons que l’on connaît) ? Celles d’avant la déroute arabe de juin 1967 ? Celles depuis ? Dans son journal, Ben Gourian, à la date du 18 mai 1948, écrivait : « Prenons l’exemple de la déclaration d’indépendance des États-Unis. Elle ne fait pas état des frontières terrestres. Nous aussi, nous ne sommes pas obligés de délimiter les nôtres. » Et qu’en est-il de ces indigènes qu’on appelle les palestiniens ? Qu’en est-il de ces gens qui s’obstinent à ne pas se dissoudre et disparaître dans les limbes de l’Histoire, comme tant de peuplades et autres espèces vivantes avant eux ? Qu’en est-il en ces temps, où l’on use et abuse, de part et d’autre il est vrai, de toutes sortes de lamentable rhétorique, où l’on continue de confondre la cause et l’effet, l’occupant et l’occupé ; où l’on oublie le sens et l’essence même d’un mot tel que colonie, où l’un réclame à l’autre ce qu’il lui refuse précisément : la reconnaissance de son existence ? Les sionistes savaient pertinemment que cette terre n’était en rien “aride, désolée et vide”, ils savaient bien qu’ils mettaient les pieds dans une région qui n’en finissait plus de plier et d’expirer sous le long joug des Ottomans, auquel allez bientôt succéder celui des Britanniques (qui avec les Français ont su parfaitement manœuvrer les chefs Arabes pour se débarrasser de la Sublime-Porte). Je suppose qu’ils ont dû se dire qu’être dominé était devenu une sorte de seconde nature pour ces gens-là, qu’ainsi ils se laisseraient docilement “déplacer”. Il faut dire que le contexte de l’époque s’y prêtait fort, il n’y avait rien d’incongru à ce que des populations soient subordonnées à d’autres, qu’elles soient spoliées, déplacées, bien au contraire. Dans tout principe de conquête, l’autre compte pour si peu, il est obstacle plus ou moins encombrant. Car c’est bien de cela dont il s’agit, de conquête. Les sionistes sont venus sur cette terre avec une mentalité de conquérants européens, d'occidentaux — il suffit de lire tout ce qu’ont bien pu déclarer et écrire depuis toujours les nombreux dirigeants sionistes, de Théodore Herzl à Benyamin Netanyahou, en passant par Vladimir Jabotinsky, David Ben Gourian, Yitzhlak Rabin et Ariel Sharon. Cet occident qui plus d’une fois les humilia, les persécuta, qui a failli être leur dernière demeure, cet occident qui a longtemps soumis de vastes contrées du monde, qui a définitivement conquis trois continents (les deux Amériques et l'Océanie), et où pourtant les sionistes comptent pratiquement leurs seuls alliés — mais cela n’a rien de vraiment paradoxal, le sionisme, répétons-le, est né et s’est forgé en Occident, berceau de l’État-Nation moderne. Et il ne sert à rien ici de souligner le désespérant despotisme qui caractérise la plupart des (pour ne pas dire tous les) régimes arabes, ainsi que la folle et monstrueuse dérive « djihadiste » actuelle. La question n’est pas là. L’interminable dégénérescence généralisée de ladite nation arabe est une autre histoire, elle ne dédouane en rien l’incommensurable responsabilité des sionistes dans ce tragique conflit. Rien ne saurait masquer cette faute originelle qu’est le sionisme. Double faute, envers les Palestiniens bien évidemment, mais aussi envers le judaïsme lui-même.
Ghassan Salhab, cinéaste