Toujours pas de président, un gouvernement avec des ministres plus à se mettre des bâtons dans les roues qu’autre chose, qui donc ne peut, ne veut gouverner, au nom d’un improbable et ridicule consensus, un parlement tout aussi ridicule et insignifiant, un président du parlement se prenant chaque semaine ou presque pour l’homme providentiel, des tables rondes nationales qui forcément tournent en rond, des partis, mouvements ou leaders politiques qui s’associent dans d’improbables contorsions juste pour faire la nique à toute alternative, et qui aussitôt telle ou telle élection achevée, reviennent à leur quant à soi et autres intérêts personnels ou partisans de tous acabits, et j’en passe…
Et pourtant, un pays, une population pour le dire plus simplement, qui ne s’effondre pas totalement, véritablement. Pas encore du moins. Qu’est-ce à dire ? Peut-être qu’au lieu de s’acharner vainement à ce que cela puisse un jour se faire selon ladite norme de tout État-Nation, de faire entendre raison aux différents acteurs politiques, ou encore de penser qu’il faudrait de nouveaux acteurs, de nouvelles têtes, ou encore qu’il suffirait de déconfessionnaliser le système, sans parler des esprits, ne serait-il pas plus judicieux de s’interroger sur le pourquoi fondamental de la perpétuation de cette situation exceptionnelle, d’en profiter même pour repenser, réinventer l’idée même d’un pays, plutôt donc que de vouloir être « enfin » un pays comme les autres, normal, avec un président « au-dessus » des intérêts partisans, un vrai gouvernement, un parlement en bonne et due forme, et tout le tintouin de ladite représentation démocratique. Il faut bien se dire que le véritable but des différents pouvoirs (« chez nous » comme partout ailleurs) est de convaincre les gens qu’il n’y a pas d’autre choix que de les suivre, qu’il est vain de croire pouvoir construire d’autres mondes, insensé de s’organiser contre eux et suicidaire de les attaquer.Tout appareil d'État (et croyez-moi, le notre fonctionne, certes à sa manière fort tordue) est une mafia qui a réussi. Mafias chez nous, au pluriel donc. Et qu’on ne se fasse aucune illusion, nul organisme, mouvement, parti, n’y échappent, ils y trempent tous, sans la moindre exception, qu’ils soient aujourd’hui tout puissants ou sans (plus d’) impact, qu’ils prônent ou non un dogme.
Mais alors, me rétorquerez-vous, quelle possible voie, voix, quelle possible alternative ? Un travail de fourmi peut-être, de tout instant, au quotidien, ne jamais laisser passer la moindre situation, la moindre occasion, où il s’agit non pas de ressasser les lieux communs (tous des salauds, tous des corrompus, tous des…), de se défouler à la va-vite, mais de dire les contradictions, les paradoxes, la complexité, celle de chacun, la sienne d’abord, celle de tout groupe, des uns par rapport aux autres ; d’oser les dédales, d’oser s’y perdre, au risque du vertige, au risque de la béance. Un travail de fourmi sans programme autre que celui de contribuer à ouvrir le champ de la pensée, de la réflexion, des sensations, des sens, des possibles. L’alternative ne se peut spectaculaire, ne se peut plus. Il ne s’agit pas d’un événement de plus à nous-vous faire rugir et rougir, mais d’avènement. Non pas qu’il ne s’agit plus de sortir dans les rues, mais précisément « investir » les rues, les quartiers, c’est à dire là où l’on (plus ou moins) vit. Au cœur même du vivre, du vécu. Ne plus juste parader. Un avènement hors de ces pauvres caméras et micros télévisuels sans cesse braqués. Inévitablement les médias voudront couvrir, comme ils disent, transformant, réduisant toute situation en spectacle-actualité. Et nous le savons, si nous n’existons pas à leurs yeux, nous n’existons pas. Soit ! Soyons des ombres, des pénombres, des fantômes ! Hors des feux de la rampe. Ne pensons pas un instant que nous pouvons les retourner, les utiliser ; la puissance du spectacle, des dites actualités, est de tout intégrer, absorber, selon une grille de lecture conditionnée, formatée. Non seulement, ils font partie du/des pouvoirs, ils s’en nourrissent et les façonnent, largement. Cercle sans vertu aucune. L’alternative est peut-être ce(s) territoire(s) parallèle(s), loin de toute tutelle, officielle ou non, de l’idée même de gouvernance. L’alternative est ce territoire du commun a réinventé, c’est à dire cette écoute de soi et de l’autre, et inversement — Et — ce qui peut faire lien malgré tout. Ce territoire où l’individu et le collectif (à ne surtout pas confondre avec communauté-communautarisme) ne sont pas incompatibles, des ennemis de toujours. Facile à dire ? Evidemment. Travail de fourmi, je me répète.
Puisqu’à la différence de plus d’un État-Nation, il nous est donc impossible de bâtir un socle, un mythe commun à partir duquel ladite nation se déploie ou se replie frileusement au gré des circonstances, des conjonctures ; puisqu’il nous est impossible de nous fondre dans un dénominateur commun, ne serait-ce que minimal, il serait peut-être salutaire de cesser de feindre d’aspirer à une Histoire qui rassemblerait « nos » différentes communautés autour d’un même récit fondateur. Il serait peut-être temps d’opposer à l’histoire avec un grand H (qui ne parvient donc pas à s’écrire, et pas seulement quant à un manuel scolaire ou autre texte officiel), les histoires, collectives, individuelles, leurs versions, leurs interprétations, leurs non-dits, leurs affabulations multiples et diverses ; qu’elles s’inscrivent, se racontent toutes, sans exception aucune et sans hiérarchie aucune. Histoires au pluriel et au singulier. Et non pas cet improbable ensemble qui n’a jamais su réellement existé — c’est à dire les uns vivant plus ou moins à côté (ou pas trop loin) des autres, en plus ou moins « bonne intelligence », à l’instar des communautés grégaires, religieuses, confessionnelles, et autres plus ou moins séculières, qui constituent cet étroit territoire. Que ce récit démultiplié ouvre ou non une perspective est une toute autre affaire. Posons les faits, réels et imaginaires de ce lieu, sans plus se la raconter, comme on dit. Il ne s’agit bien entendu pas de se contenter de dater ces histoires à tel ou tel moment précis de telle ou telle année, de tel ou tel siècle, de les délimiter dans un passé fixe, figé, de les arrêter à une date en somme. La dite Histoire n’a de cesse de s’écrire, de se réécrire.
Un processus sans réel commencement ou fin, individuel et collectif, répétons-nous. Matière vivante. Il ne s’agit pas d’opposer le chaos à la Cité. Paul Valéry l’a clairement défini : deux dangers ne cessent de menacer le monde, l’ordre et le désordre. Il s’agit d'assimiler notre, nos impossibilités à fonder un récit commun, fondateur, de l’assumer et de cesser de buter contre ce mur, non pas en le contournant comme nous savons si bien le faire, mais en mettant autant que faire se peut à plat tous les récits. Tous, y compris ceux qui n’ont pas (ou plus) de voix, de « porte parole ». Nous le savons, le monde (plus ou moins) organisé des hommes est une construction illusoire. Chaque peuple, chaque nation, chaque État, n’est que cela fondamentalement, une construction illusoire qui dure ce qu’elle dure… Je n’ose dire chaque individu, tant sa place est tributaire. Au lieu de prétendre à cette « fiction commune », au lieu d’ânonner à tout va qu'aucune partie au Liban ne peut annuler l'autre, que toutes les fictions s’étalent, s’écrivent. Je dis bien : toutes. Que mille, dix mille, cent mille récits fleurissent !