Al.Guilhem (avatar)

Al.Guilhem

Professeur d'histoire-géographie. Auteur du livre Comment les classes dominantes ont détourné le suffrage universel

Abonné·e de Mediapart

50 Billets

0 Édition

Billet de blog 2 juin 2020

Al.Guilhem (avatar)

Al.Guilhem

Professeur d'histoire-géographie. Auteur du livre Comment les classes dominantes ont détourné le suffrage universel

Abonné·e de Mediapart

Dois-je relancer l'économie?

Mardi 2/06, tous les établissements scolaires ont rouvert et le gouvernement s'attelle à la relance de l'économie, appelant chacun à la mobilisation. Mais la question mérite d'être posée avant de déployer tous ces efforts: faut-il relancer l'économie?

Al.Guilhem (avatar)

Al.Guilhem

Professeur d'histoire-géographie. Auteur du livre Comment les classes dominantes ont détourné le suffrage universel

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

M. Blanquer m’a demandé de retrouver le chemin de l’école au nom du problème des  inégalités sociales entre les élèves, en donnant la « priorité aux publics les plus fragiles », ceux qui n’ont pas les moyens de travailler dans de bonnes conditions à la maison. Après que M. Macron ait découvert que notre système économique « est une folie », voilà que M. Blanquer se trouve un goût pour la lutte contre les inégalités. Voilà un changement brutal de préoccupation qui laisse très circonspect. Ne s’agit-il pas, derrière un habillement pédagogique et social, d’un moyen déguisé de relancer l’économie ? En effet, l’intérêt pédagogique de cette reprise d’un mois est très relatif, que ce soit parce que le temps de cours est divisé par 2 pour les élèves les plus motivés ou parce que ces fameux élèves en difficulté, qui décrochaient déjà avant le confinement en étant présent, sont soulagés de pouvoir décrocher en étant chez eux et n’ont pas remis les pieds dans les salles de classe. Mais ne pourrait-on pas tout simplement assumer de confier aux professeurs la tâche de « faire la garderie » pour que les parents puissent reprendre le travail ? N’est-ce pas même une tache très noble que d’être au coeur de la relance de l’économie en crise, de se mobiliser dans cet état de « guerre » ? Voilà qui m’incline à me poser la question : dois-je relancer l’économie ? Dois-je relancer cette économie qui a révélé au grand jour ses faiblesses avec la crise du coronavirus ?

Dois-je relancer cette économie toyotiste hypermondialisée avec ces chaînes de valeur ajoutée complexes qui voient la fabrication de tout et n’importe quoi délocalisée en Chine ? Avec ses coûts sociaux en France : l’exclusion de l’économie de toute une catégorie de la population peu diplômée qui se retrouve au chômage. Avec ses coûts environnementaux à l’échelle mondiale: des porte-conteneurs qui font la navette entre les ports chinois et français, voire des avions au nom du « zéro délai », puis des camions qui les relaient sur les routes au nom du « zéro stock » (car le train, il faut comprendre, est moins « flexible » et ne permet pas l’acheminement au compte-gouttes). Avec ses coûts géopolitiques, enfin : la dépendance sanitaire à l’égard de la Chine pour les médicaments et même pour de simples masques que nous ne sommes plus capables de fabriquer dans notre pays.

Dois-je relancer cette économie où les métiers à l’utilité sociale la plus élevée perçoivent les salaires les plus faibles ? Ce virus a agi comme le révélateur de l’injustice de la hiérarchie économique où les métiers les plus utiles à la société, ceux qui doivent continuer lorsque tout le superflu est suspendu, sont les plus déclassés socialement. Eboueurs, « femmes » de ménage, infirmièr(e)s, aide-soignant(e)s, enseignant(e)s, caissier(e)s…. Cocasse tous ces (e) qui dévoilent à quel point féminisation du métier et dévalorisation salariale et sociale coïncident ! Quant aux livreurs Amazon, le maintien de leur activité révèle moins leur utilité que la ténacité du capitalisme et de ses logiques de profit même durant la « guerre » : ils sont la chair à canon du capitalisme. Cette crise fut révélatrice également -et cela va de pair- de l’abandon progressif des services publics depuis une vingtaine d’années : il a fallu attendre le coronavirus pour que l’ensemble de la société comprenne que le « service public » répondait aux besoins vitaux de la société et était nécessaire au bien commun. Et il semble qu’il ne faudra même pas attendre la fin du coronavirus pour que la société l’oublie. Me situant au début du processus d’orientation des générations futures en tant que professeur de 3eme, je ne compte plus les fois où des parents doivent décourager des excellentes élèves de s’orienter vers le social et le service public. « Pourvu qu’elle ne fasse pas du social ! » me confie la maman d’une élève multifélicitée le jour de la remise des prix pour les élèves méritants, inquiétée par les propos alarmants de sa fille qui avait pour projet d’ « aider les gens ». « J’essaie de la décourager d’être enseignante » m’explique une autre maman lors de la réunion parent-profs, maman elle-même… professeur des écoles ! Comment jeter la pierre à ces mères de ne pas vouloir sacrifier leurs filles au bien commun ? A l’inverse, un père se désolait que sa fille brillante destine ses compétences au métier de conseiller financier ou de juriste d’entreprise. Mais comment lui en vouloir de souhaiter un salaire élevé dans un monde où la considération qu’on vous apporte en dépend ? Les métiers du care, qui souffrent de l’image de féminité dans une société patriarcale, sont déconsidérés. Cela ne dépend ni de la qualification, puisque ces métiers peuvent exiger un niveau d’études élevé, ni de l’utilité, que plus personne en ce moment de crise ne peut démentir. Dois-je relancer cette économie où l’on offre comme alternative aux jeunes le choix entre être un loser ou un connard ? Comme toute alternative binaire, j’exagère un peu : il reste aussi la possibilité du « bullshit job », donnant le sentiment à celui qui l’exerce qu’il ne sert à rien. Certains diront que je suis pessimiste mais l’émergence de ce vocable de « bullshit job » est pour moi porteur d’espoir : il signifie que cette génération ressent le besoin d’être utile.

Dois-je relancer cette économie qui, lorsqu’elle est suspendue, redonne un souffle à l’environnement ? Durant le confinement, les réseaux sociaux nous ont abreuvé de ces vidéos de dauphins dans les ports, de cerfs dans les rues, ou de ces images satellite de la Chine sans les nuages de pollution. Si l’économie est si régénérante pour l’environnement lorsqu’elle est suspendue, cela souligne en creux que notre système économique actuel est plus polluant qu’il ne l’a jamais été dans l’histoire. En effet, l’empreinte écologique de l’humanité est de plus en plus forte et chaque année le jour du dépassement (jour où l’humanité a consommé l’ensemble des ressources que la planète est capable de régénérer en un an) arrive de plus en plus tôt. Trois facteurs, outre la simple explosion démographique, rendent le système économique actuel si néfaste pour l’environnement. Premièrement, l’économie fondée sur la dissociation spatiale entre territoires de production et marché de consommation engendre un usage démesuré des transports. Les entreprises des pays développés, puisqu’elles ne réfléchissent qu’en termes économiques, et que les coûts du transport et les barrières tarifaires douanières sont désormais inférieurs aux écarts salariaux entre pays des Nords et des Suds, délocalisent la fabrication des biens manufacturés. Elles ré-importent ensuite leur production vers ces pays développés. C’est ainsi qu’un produit conçu en France par une entreprise française est « importé » en France depuis la Chine. Et c’est comme cela que les échanges internationaux ont été multipliés par 5 depuis les années 80, ou encore que 9 milliard de tonnes ont été échangées par voie maritime en 2012 contre « seulement » 1 milliard en 1960. Deuxièmement, cette économie est fondée sur l’exploitation des énergies fossiles, soit des énergies non renouvelables et polluantes, qui représentent 86 % des énergies consommées en 2010. La France n’a eu de cesse, très paradoxalement au moment même où montait la prise de conscience écologique du danger de l’effet de serre, de développer le transport routier aux dépends du transport ferroviaire qu’elle s’acharne à éliminer (un des derniers avatars de cette politique absurde est la disparition du train Rungis-Perpignan). Au-delà de l’intensification de ce modèle de consommation dans les pays développés, c’est son extension aux pays émergents qui est la plus quantitativement inquiétante. La Chine, en entrant dans cette économie-monde, a fortement augmenté les consommations en énergie et produit aujourd’hui encore plus de CO2 que les Etats-Unis : est-ce encore ce modèle que nous avons à proposer aux autres pays émergents ? Est-ce soutenable de proposer ce modèle de développement à tous les pays en voie de développement ? Ne faudrait-il pas nous-même changer de modèle ? Troisièmement, au nom de l’idéologie de la croissance, cette économie est fondée sur une consommation en augmentation permanente et sur l’obsolescence programmée, donc sur l’exploitation insensée de matières premières d’une part et le rejet de déchets polluants d’autre part. Une économie qui se légitime elle-même (créer des emplois, faire de la croissance) et qui ne répond plus à des besoins, une économie qui ne répond pas à la demande mais qui la crée à grands renforts de publicité, une économie qui vise une croissance infinie alors que les limites environnementales sont déjà dépassées, une économie qui consomme deux planètes par an... Voilà qui me laisse un peu sceptique.

Dois-je relancer une économie entièrement tournée vers le bénéfice des actionnaires, ce qui a pour corollaire l’écrasement des salariés et la déliquescence du service public ? Depuis les années 80, le décrochage entre la hausse des bénéfices des actionnaires et la stagnation des salaires ne cesse de prendre de l’ampleur. La part des salaires dans le budget des entreprises devient de plus en plus faible et la part des bénéfices reversés aux actionnaires de plus en plus haute. Entre 1980 et 2016, les 1 % les plus riches ont capté 27 % de la croissance des revenus, alors que les 50 % les plus pauvres se sont contentés de 12 % de cette croissance. Quant aux dividendes versés aux actionnaires, ils ont crû de 31 % contre 3 % pour les salaires moyens des pays du G7 entre 2011 et 2017. Au point que, nous dit l’économiste Thomas Piketty, les inégalités de richesse actuelles sont supérieures aux inégalités qui structuraient la société d’Ancien-Régime. Comment s’en satisfaire dans un régime démocratique, qui prône pour valeur l’égalité ? En outre, les politiques publiques ont choisi la voie néolibérale de dérégulation financière et de réduction des impôts sur les entreprises et individus les plus riches. A cela s’ajoute la multiplication des paradis fiscaux et la pratique de l’ « optimisation fiscale ». Saviez-vous que les îles Jersey, au large du Royaume-Uni, sont le premier fournisseur de bananes pour l’Union Européenne ? Etonnant pour le climatologue, moins pour le conseiller fiscal. La combinaison de tous ces facteurs a augmenté la puissance des capitaux privés, qui disposent de ressources démesurées pour accomplir les desseins individualistes de quelques actionnaires. A l’inverse, les services publics, qui pâtissent de la fuite des capitaux, n’ont pas les moyens de faire efficacement le travail nécessaire au bien commun. Curieux choix de société.

Nous vivons une situation de crise. Une crise, étymologiquement, c’est le point d’acmé de la maladie, point où l’on se dirige soit vers la guérison soit vers la mort. En effet, devant un système en faillite, des renversements peuvent s’opérer, une situation de crise peut laisser libre cours aux audaces, aux recompositions, aux mutations depuis longtemps nécessaires : voilà un moment opportun, le kairos, pour réparer la société sinon la refonder, avec au coeur du projet la transition écologique. Ou voilà une occasion de fuite en avant en rattrapant le retard pris par la production industrielle en comprimant encore davantage les salariés. Il semblerait que notre gouvernement choisisse la réponse B. A la différence de la première guerre mondiale où le gouvernement français avait établi l’Impôt sur la Fortune, à la différence de la seconde guerre mondiale qui avait accouché du droit de vote des femmes et de la sécurité sociale préconisée par le Conseil National de la Résistance, cet état de « guerre » dont le Président nous a tant parlé (certes en un seul discours, mais ô combien de fois!) n’apporte pas avec lui de progrès sociaux. Comme en 2008-2009 avec la crise financière, un discours laisse croire à la moralisation de l’économie pour justifier que l’on en renfloue les principaux acteurs, et M. Macron fait mine de comprendre enfin que l’on ne peut pas tout abandonner « aux lois du marché ». Mais comme en 2009, l’État, au lieu de profiter de ce rapport de forces qui lui est temporairement favorable face aux grandes firmes transnationales et aux grandes institutions économiques et bancaires, renfloue sans contrepartie. Une seule initiative va dans le sens d’une politique volontariste de réorientation de l’économie : l’aide gouvernementale de 7 milliards sera en effet octroyée à Air France à la condition que la compagnie "devienne la compagnie aérienne la plus respectueuse de l'environnement de la planète". Cela signifie, plus concrètement (et plus modestement), pour Bruno Le Maire, l'abandon de certaines lignes aériennes intérieures qui n'ont pas raison d'être face aux enjeux environnementaux, là où un TGV peut permettre de réaliser le trajet en moins de 2h30. Cet exemple, qui en fait n’est pas un exemple puisqu’il est un cas unique en son genre, pourrait et devrait être généralisé. Mais combien d’exemples vont au contraire dans le sens d’une fuite en avant et d’un écrasement encore plus massif des salariés ? En effet, pas de rétablissement de l’ISF ni de taxation des transactions financières à l’horizon, pas de taxation du kérosène, mais un allongement de la durée quotidienne et hebdomadaire maximale de travail et une réduction des temps de repos pour les salariés. La mesure est dite « d’urgence » : en ce sens, elle dévoile clairement les priorités du gouvernement.

Relancer une économie en la ré-orientant vers la redistribution des profits à l’égard des salariés, vers la revalorisation des métiers à forte utilité sociale et vers une meilleure préservation de l’environnement, pourquoi pas ? Pourquoi ne pas profiter du déconfinement pour transformer un système économique qui confine à l’absurde ? Mais cette économie que l’on relance aujourd’hui, on la relance dans la gueule de l’environnement, des travailleurs et du bien commun.

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.