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Billet de blog 16 décembre 2014

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DES LANTERNES MAGIQUES, DES LUCIOLES : LES PROJECTIONS-LUMIÈRE DE 2014

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(Trama, film 16 mm de Christian Lebrat, 1980 © Christian Lebrat)

  C’est la fin de l’année 2014, selon une tradition critique bien établie, il est temps de tirer le bilan cinématographique de l’an écoulé : quels sont les dix « meilleurs » films de 2014 ? N’ayant pour ma part vu que très peu de films-comme-films (en projection-Lumière donc), je ne vais pas participer à ce concours idiot, mais seulement relever ici les quelques dernières traces du Dieu-Cinéma qui s’enfuit, qui disparaît, dans l’indifférence presque générale, il faut bien le dire.

        Ô terre aimée !

Février 

  J’ai déjà décrit ailleurs (in artpress+ d’avril 2014[1]) la première projection-Lumière publique à Paris pour 2014 : le film JG de Tacita Dean, montré en boucle à la galerie Marian Goodman pendant environ six semaines.

Septembre

(Paolo Gioli, D.R.)

  Le deuxième film par moi vu, Rouge de land, fut une expérience étrange menée par un cinéaste expérimental italien encore peu connu (bien qu’il existe un Cahier de Paris Expérimental qui lui soit consacré (Selon mon œil de verre – Écrits sur le cinéma[2]), et qu’une monographie sur lui soit en fabrication aux Presses du réel pour une sortie en 2015) : Paolo Gioli. Cette projection-conférence-performance-avec-projection-16mm s’est déroulée à l’espace « voûtes » du lieu de création alternatif dit « le Frigo » à Paris dans le 13e arrondissement, le 13 septembre 2014, dans le cadre d’un programme « Scratch Expanded[3] » organisé par le collectif de distribution de films expérimentaux Light Cone : il s’agissait pour le cinéaste italien de mener à bien une expérience sur la couleur en/au cinéma : en superposant deux projections 16 mm du même film noir & blanc (un plan de fruits – a film about a still (life)) et en ajoutant un simple filtre rouge devant l’un des projecteurs, eh bien il obtenait un film en couleurs ! Des couleurs pales, certes, proches de celles des premiers autochromes, mais des couleurs tout de mêmes ! De quoi donner raison, encore une fois, au cinéaste Jean-Luc Godard : « On inventa donc la photographie / mais comme la morale / était encore forte / et qu’on se préparait / à retirer à la vie / jusqu’à son identité / on porta le deuil de cette mise à mort / et c’est avec les couleurs du deuil / le noir et le blanc / que la photo / se mit à exister[4]. » Paolo Gioli promit d’attribuer le prix Nobel à celui qui expliquerait sa découverte optique : je ne gagnerai pas cette médaille… Durant cette même séance, Gioli nous montra un film plus qu’étrange et nouveau (du jamais vu !), filmé avec une caméra à « sténopé[5] », c’est-à-dire sans mouvement mécanique, par simple révélation optique d’une bande de film 16 mm placée dans une espèce de boîte rectangulaire très allongée et fine (largeur = profondeur = environ 20 mm, à peine plus que la taille du film), percée de simples petits trous à intervalles réguliers. C’est la projection du film obtenu par collage bout à bout des morceaux de films impressionnés par la lumière qui recrée l’impression de mouvement. Où l’on voit et comprend avec certitude que le film n’est pas mouvement, mais suite de photogrammes fixes, Peter Kubelka l’a suffisamment répété… Avec cette expérience de film « sténopé », Gioli s’est rapproché des célèbres expériences sur le rayogramme menées par le photographe et cinéaste Man Ray dans les années 20 et 30 : il s’agissait alors d’exposer directement à la lumière une bande de film 35 mm recouvert d’objets comme des clous ou des morceaux de verre : il n’y avait même plus alors ni de boîte ni de trou, seule l’émulsion photosensible ! Gioli nous a appris que les cinémathèques avait toutes refusé d'acheter son film à « sténopé » sous prétexte que « ce n’est pas du cinéma » ; quand on sait ce qu’elles considèrent comme cinéma (toute la rétrospective, ou presque, François Truffaut à la Cinémathèque française est constituée de fichiers numériques 2K des films de l’un des maîtres de la Nouvelle Vague française, le nom du pirate-diffuseur qui a effectué ce « hold-up » d’une collection publique est même écrit sur le programme de l’institution héritière d’Henri Langlois (pauvre de lui…) : Marin Karmitz… J’ai bien sûr totalement boycotté ce genre de pratique… À bon entendeur…), on a de quoi être inquiet quant à l’avenir de la théorie esthétique du cinéma…

Octobre

(Bruce McClure, 2007, D.R.)

  Le 8 octobre, à 19 heures très exactement, a eu lieu une étrange performance cinématographique au Centre Pompidou, dans le cadre d’un programme autour de Marcel Duchamp (« Ready made – Performance et objet ») du département « Film » du MNAM : Textiles Through the Ages, a Projector Performance by Bruce McClure. En ne refermant pas le pressoir du projecteur sur le film 16 mm que le cinéaste américain avait impressionné de lumière, on a obtenu sur l’écran de projection de la petite salle du Centre Pompidou non plus l’impression cette fois mais la véritable vision quasi directe d’un film en train de tourner : très exactement le reflet par transparence d’une lumière de type vitrail (c’est par derrière que la lumière vient frapper le film) en mouvement. Non retenu par d'archaïques griffes, le film « file » devant la fenêtre du projecteur. Pure expérience de lumière et de couleur : pas de figures, mais des vibrations du spectre plein l’écran ! Le cinéaste accompagna sa performance d’un document que j’ai là sous les yeux ; je lis : « “Textiles” is already on the spool, ready to fall through the gate… » Ah ! c'est beau comme la rencontre d'un parapluie et d'une machine à coudre... Il fallait bien sûr que ça tournât pour que la preuve fût faite…

Décembre

  Pour accompagner la sortie du dernier livre des éditions Paris Expérimental, Fabriques du cinéma expérimental[6], on a pu voir à Paris deux nouvelles projections-Lumière en deux jours : le 11 décembre, dans le cadre d’un programme au titre très vertovien – Enthousiasme ! –, a eu lieu la première française de Double Trama de Christian Lebrat : performance pour 2 projecteurs 16 mm, 2 actants et obturateurs d’un film 16 mm de 12 minutes de 1980, Trama. Un incident (vivement le DCP du film…) de lampe pour lecture optique du son (ah ! voir le son… l'œil écoute...) n’a pas permis au cinéaste d’obtenir toute la puissance voulue pour sa performance : nous avons dû nous « contenter » d’une séance silencieuse de sa double projection normalement accompagnée d’un enregistrement sonore de tambours « ingoma » du Burundi. Néanmoins, ce que nous avons vu sur l’écran du Studio Galande à Paris fut totalement unique : jamais nous n’avions autant eu la sensation optique et rétinienne de quasi voir un tableau de Rothko[7] au cinéma, c’est-à-dire des formes colorées vibrantes qui se détachent d’un fond d’une autre couleur : comme des éponges lumineuses venant en avant vers le spectateur, lui sautant à la gueule. Tel a toujours été le but du cinéaste : faire exploser l’écran en contrariant le mouvement naturellement vertical du cinéma, nous causer un « tra(u)ma, celui-là même dans lequel nous plonge le cinéma[8] ». Par le biais de la projection double et des divers obturateurs (celui, naturel, des projecteurs : jour/nuit, jour/nuit etc. ; et celui, artificiel, des deux actants (dont le cinéaste lui-même)), on a pu se rendre compte que la superposition par projection double sur l’écran change le simple film Trama : les couleurs se modifient, elles débordent de la trame initiale, le film gagne alors en profondeur, il devient presque une sculpture 3D en mouvement vibratoire ; contrairement à l’axiome fondateur même de toute la technologie informatique, « what you see is what you get », ce qu’on a vu sur l’écran n’existe tout simplement pas sur la trame du film qui s’appelle Trama : double effet « phi » pour nos deux yeux non aveugles ! Écoutons une dernière fois le cinéaste : « Les photogrammes sont – bien sûr –, indispensables, mais le film n’existe que par leur projection, par cette pulsation qui les entraîne et qui les traverse[9]. » (C’est moi qui souligne, deux fois.)

(Chimigramme sur papier argentique noir & blanc, sans titre n°2, Silvi Simon, collection Madeleine Millot Durrenberger, 2014 © Silvi simon)

  Le lendemain, soit le 12 décembre, au nouvel espace de l’association de diffusion de cinéma expérimental (ou artisanal) « Braquage », l’ « Espace en cours[10] », s’est tenu une performance cinématographique de Silvi Simon, l’une des cinéastes entretenus dans le livre Fabriques du cinéma expérimental : Regards, 2014, 25’, pour 2 projecteurs 16 mm, objets optiques et aquarium rond. Il fallait être présent dans ce nouveau lieu improbable pour se rendre à l’évidence : nous n’étions pas loin des conditions de projection du premier film Lumière montré en public au Grand Café en 1895, La Sortie des usines Lumière… Il paraît qu’il existe une « rue du premier film », la rue de la Réunion à Paris semble bien être la rue du dernier film (en date)… Même émerveillement de spectateurs attentifs aux fantômes qui sortaient de l’écran : là des portraits filmés de personnes âgées (dont un parent de la cinéaste) se mêlant à des images de found footage (un bal populaire ancien) projetées par la jeune cinéaste au travers de divers instruments optiques déformants : un aquarium (rond !), une loupe, diverses plaques de verre et de plexiglass… Érik Bullot a définitivement raison : le cinéma est en grande partie « sorti » de la salle de cinéma, du côté de la performance et de l'installation... Voici un extrait du programme de cette (dernière) séance : « Avec ses œuvres, Silvi Simon réinterroge ainsi les origines de la photographie et du cinéma qui se cachent derrière le photogramme, sa surface, sa projection. Devant son travail, on pense aux spectacles de lanternes magiques des 18e et 19e siècles, aux expériences sur la décomposition du mouvement d’Étienne-Jules Marey, à celles plus largement du cinéma scientifique utilisant les grossissements, diverses matières liquides ou solides, pour explorer les lois de l’optique. » On sait que la cinéaste donne pour titre « Filmatruc » à ses différentes installations pour film (par exemple, Filmatruc à verres n°2, Oiseaux, 2009-2010): nous avons bien vu un « film-à-truc » ce soir-là : retour à Georges Méliès !

  Dans la correspondance générale de James Joyce, on trouve cette note : « Le seul stimulant qui me permet d’accomplir une œuvre, c’est l’idée de Blake : si le fou persistait dans sa folie, il de­viendrait sage » (lettre à Jacques Mercanton, 1927) ; persistant dans ma « folie » de défendre les derniers films argentiques projetés comme films, je crois devenir sage…

  Voici, pour conclure, un extrait du programme « Scratch Expanded » (cinéma élargi ou « éclaté ») cité supra : « Des œuvres qui considèrent le cinéma selon une de ses caractéristiques les plus fondamentales : celle d’être un art de la lumière. » (Je souligne.) On se souvient que « dès 1646 le père jésuite Athanase Kircher, à qui on attribue l’invention de la lanterne magique, publie son Grand art de la lumière et de l’ombre : Ars magna lucis et umbrae. C’est un véritable traité de la projection qui présente le résultat de ses recherches dans l’étude de la lumière et de sa relation avec l’obscurité[11]. » Nous voici revenus au début des lanternes magiques – le pays natal... la boucle est bouclée, QED[12].

   G.B. 


[1] Lien : http://www.artpress.com/article/24/04/2014/ijgi-de-tacita-dean--filmpenseespirale/29517

[2] Les Cahiers de Paris Expérimental, n° 10, 2003.

[3] Voici le sous-titre de cet événement : « Performances / Projections en plein air / Installation ».

[4] Jean-Luc Godard, Histoire(s) du cinéma, chapitre 2b.

[5] Voici le principe de fonctionnement d’un « sténopé » selon Wikipédia : « Un appareil photographique à sténopé se présente sous la forme d’une boîte dont l’une des faces est percée d’un trou minuscule qui laisse entrer la lumière. Sur la surface opposée à cette ouverture vient se former l'image inversée de la réalité extérieure, que l'on peut capturer sur un support photosensible, tel que du papier photographique. Comme l'œil, le sténopé capture des images inversées du visible. » Le sténopé ou les débuts de la chambre obscure…

[6] Cf mon texte publié sur Mediapart : Du côté des fabriques minoritaires d’images mouvement – http://blogs.mediapart.fr/blog/guillaume-basquin/241114/du-cote-des-fabriques-minoritaires-dimages-mouvement

[7] C’est une référence avouée du cinéaste, cf « J’ai toujours été attiré par la peinture » in Entre les images, Paris Expérimental, coll. « Sine qua non », 1997.

[8] Ibid.

[9] Ibid.

[10] Sis au 56, rue de la Réunion, Paris 20e. Information : info@braquage.org.

[11] Extrait de mon ouvrage Fondu au noir : le film à l’heure de sa reproduction numérisée, Paris Expérimental, coll. « Sine qua non », 2013.

[12] Quod erat demonstrandum

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