guillaume basquin

Ecrivain

Abonné·e de Mediapart

20 Billets

0 Édition

Billet de blog 21 janvier 2015

guillaume basquin

Ecrivain

Abonné·e de Mediapart

LE LIVRE AVANT SA CIRCULATION NUMÉRISÉE : LE ROULEAU DE SADE

guillaume basquin

Ecrivain

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

(Manuscrit original des 120 journées de Sodome de D.A.F. de Sade)

  Il reste encore trois semaines aux vraiment curieux (qualité en voie d’extinction, dirait-on) pour se déplacer (un peu) dans l’espace et aller voir, à moitié déroulé – et c’est inouï ! –, le fameux rouleau de 12 mètres de long qui a servi de manuscrit de sauvegarde (c’est le « Cloud » de l’époque…) au Marquis de Sade pour son chef-d’œuvre, Les 120 journées de Sodome. Voici le contexte : le Pouvoir de l’époque trouve tous les écrits du divin (et non pas soi-disant divin comme ose l’écrire et publier le sergent-chef de la philosophie du ressentiment de notre temps, dite populaire – honte à lui, je ne peux même plus me salir à tracer son nom) marquis absolument scandaleux et a décidé d’extirper le Mal à sa racine : il faut confisquer tous ses écrits dès leur production dans sa cellule de la Bastille. Pour échapper à cette Inquisition et éviter la saisie de ce qu’il considère comme son principal ouvrage, le marquis, dès le 22 octobre 1785, invente de cacher son manuscrit dans un étui (en réalité un godemiché, chose bien utile lorsqu’on est embastillé) ; pour ce faire il met au net et recopie, d’une écriture minuscule et serrée, son manuscrit original sur les deux faces d’un rouleau de papier mince de 12,10 mètres de long, composé de petites feuilles de 12 centimètres de largeur collées bout à bout. Le travail est réalisé en trente-sept jours, de sept à dix heures du soir.

  Dans la nuit du 3 au 4 juillet 1789, parce qu’on craignait la présence de ce prisonnier qui, s'aidant d'un porte-voix improvisé, essayait d'ameuter la foule massée au pied des murailles (Sade a alors 10 jours d’avance sur l’Histoire…), il fut enlevé, « nu comme un ver » selon ses dires, et transféré à l’hospice de Charenton. Force lui fut alors d’abandonner dans sa prison toutes ses affaires personnelles et ce manuscrit, avec d’autres. La forteresse ayant été prise, pillée et démolie, Sade ne retrouva ni le manuscrit, ni les brouillons. La perte d’un tel ouvrage lui fit, ainsi qu'il l'écrit, verser des « larmes de sang ». Si on ajoute que Les Journées de Florbelle, son inesti­mable dernier manuscrit, fut brûlé par la po­lice sur demande de Donatien-Claude-Armand, son irrévéren­cieux fils qui assista à cet acte de vandalisme, on mesure mieux la malédiction du seul écrivain français emprisonné sous tous les régimes... Passant, agenouille-toi !

  Eh bien, mes amis, voici l’occasion unique de voir, ce qui s’appelle voir, ce précieux manuscrit si unique dans toute l’Histoire de la littérature mondiale ; encore trois semaines d’exposition, il y faut courir et laisser toute autre affaire séance tenante ! À l’heure de la fin programmée du livre imprimé (le grand capitalisme mondial n’attend que ça – et puis les « lecteurs » aussi : ils ne veulent plus payer ni pour la musique, ni pour ce qu’ils appellent des « films », regardés en streaming sur leur ordinateur, ni pour les livres, qu’ils préfèrent aussi lire sur leur tablette si c’est gratuit – on trouve déjà Soumission en PDF, craqué sur Internet, idem pour Merci pour ce moment), voilà ce que j’appelle une exposition de livres et manuscrits avec aura – souffle selon l’étymologie latine – « apparition unique d’un lointain » selon le grand Walter Benjamin. On n’est pas prêt de revoir une telle exposition de livres rares : de toute mon existence passée (45 années), je n’en avais pas vus autant ! Tous les plus extrêmes et mythiques de la littérature française (mais pas seulement) sont là ! Sous nos yeux… Ils ont traversé le temps, la poudre et le foutre… Presque uniquement des éditions originales… Des centaines de milliers d’euros sous vitrines !… La première édition des Essais de Montaigne ; celle du Discours du songe de Poliphile, imprimé par Alde l’Ancien à Venise en 1499, inventeur de l’italique ; celle d'Une saison en enfer ; celle des Fleurs du Mal avant sa censure par Ernest Pinard ; celle des Chants de Maldoror  ;

(Les chants de Maldoror, Paris – Bruxelles, 1874. Imprimerie Balitout, Questroy et Cie)

celles de Justine et Juliette de Sade sur papier de fil de Hollande etc. etc. C’est une histoire en accéléré des livres les plus maudits et extrêmes de notre littérature, maudits parce qu'extrêmes… Cherchez l’erreur ! En vérité voici l’histoire cyclique des lettres : une langue se lève ? La société veut l’arracher comme un mauvais arbre… Et puis c’est tout.

  On peut dire de cette exposition au Musée des Lettres et Manuscrits[1], sis à Paris 7e, 2 rue Gallimard, qu’elle est une illustration pratique et expérimentale (le nez sent) de mon long discours enclos lui aussi dans un long rouleau non ponctué (biblique !) de 210 pages A5 (chacun compose avec les moyens de son temps…) qui ne parle que de ça : du drame de l’imprimé et de l’aura, qui disparaissent à mesure de la numérisation en 0 et en 1 de toutes les archives humaines : (L)ivre de papier. En voici, veinards, un extrait gratuit, en avant-première mondiale :

« pour les 10 volumes de la nouvelle justine suivie de l’histoire de juliette sa sœur imprimés en hollande en 1797 en réalité à paris en 1801-1802 il aura fallu dé­bourser 200 000 euros le tout avec 101 figures gravées sur cuivre ce sont de petits volumes dorés sur tranche traînant une odeur de vieux mastic ainsi donc les livres auraient eu une aura c’est-à-dire souffle selon l’étymologie latine apparition unique d’un lointain c’est certain cher lecteur qual è colui che forse di croazia viene a veder la veronica nostra che per l’antica fame non sen sazia le 1er juin 1855 la revue des deux mondes insère 18 poèmes sous le titre pour la première fois imprimé les fleurs du mal gloire à elle le 20 août 1857 c’est le procès devant la 6e chambre correctionnelle ernest pinard qui avait déjà requis la même année contre madame bovary requiert poursuivre un livre pour offense à la morale publique est toujours chose déli­cate on condamne baudelaire à 300 francs d’amende poulet-malassis à 100 francs on supprime six poèmes qui contiennent des passages ou expressions obscènes ou immorales à travers ces lèvres nouvelles t’infuser mon venin ma sœur et aussi son ventre et ses seins s’avançaient plus câlins que les anges du mal qu’en pense le jury des lecteurs voici le jugement publié dans la gazette des tribunaux le lendemain tel quel attendu que l’erreur du poëte quelque effort de style qu’il ait pu faire ne saurait détruire l’effet funeste des tableaux qu’il présente au lecteur et qui dans les pièces incriminées conduisent nécessaire­ment à l’excitation des sens par un réalisme grossier et offensant pour la pudeur les pièces incriminées sont les bijoux qui sont je le rappelle toujours indiscrets le léthé à celle qui est trop gaie on préfère plutôt la mort pour la mort lesbos femmes damnées et les métamor­phoses du vampire maudit soit à jamais le rêveur inutile réhabilitation officielle en 1949 en 1873 rimbaud publie dans l’indifférence générale une saison en enfer il a 19 ans il n’est pas en mesure de payer les frais d’impression à l’alliance typographique rue aux choux à bruxelles la petite imprimerie lui cède six exem­plaires qu’il distribue à ses amis dont verlaine quoi de plus ro­manesque »

G.B.


[1] Jusqu’au 15 février 2015.

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.