
Il n’a échappé à personne la signification sémantique du titre du dernier best-seller de Michel Houellebecq : « soumission » : « état d’une personne qui se soumet à une puissance autoritaire » selon Le petit Robert ; contraire : « désobéissance, insoumission, résistance ». On sait qu’à la fin de ce « roman à thèse » (ainsi que le sont tous les romans de l’auteur français vivant « le plus commenté à l’étranger »), le narrateur finit par se soumettre à la Haute autorité qui gouverne la France (peu importe ce qu’elle est en vérité – elle est « l’Autorité », point), laquelle a d’ailleurs soumis toutes les femmes : retour au foyer etc. Voici un nouveau roman de science-fiction tel que nous a habitués à en produire Houellebecq depuis Les particules élémentaires : clonage en voie de généralisation, solitude sexuelle (et misère subséquente) de tous les individus, transformation de la France en terre de tourisme désindustrialisée (la France réduite à ses clichés : baguette, Camembert et béret basque), etc. Le tout dans une écriture plate et « scientifique » – l’écriture vue comme une science comme une autre… Quant au désir vu par Houellebecq, dans Les Particules élémentaires, cela donnait ça :
« À partir de l’âge de 13 ans, sous l’influence de la progestérone et de l’œstradiol secrété par les ovaires, des coussinets graisseux se déposent chez la jeune fille à la hauteur des seins et des fesses ; ces organes acquièrent dans le meilleur des cas un aspect plus harmonieux et rond, leur contemplation produit alors chez l’homme un violent désir. »
Dans un livre encore inédit, (L)ivre de papier, j’oppose à ce degré-zéro du désir et de l’écriture érotique des passages trouvés chez Stendhal ou dans Le Cantique des Cantiques ; cela donne ça (dans une écriture percurrente non-ponctuée) :
« lisez ceci béatrix alors à peine âgée de 14 ans et déjà dans tout l’éclat d’une ravissante beauté ou bien elle avait des mules de velours blanc lacées avec élégance et retenues par des cordons cramoisis et surtout ses jolis cheveux d’un blond foncé dessinaient si bien l’ovale de cette figure charmante 1837 et comparez avec ça [extrait des Particules élémentaires cité supra] 1998 soupesez voyez-vous le progrès cet écrit prouve la chute et l’expulsion du paradis originel on a bien achevé la métaphysique oyez oyez tes joues des moitiés de grenades derrière ton voile tes deux seins deux faons jumeaux d’une gazelle qui paissent parmi les lis ô sainte chair c’était un voyage au passéoscope périscope tout-sorti »
Mais c’est encore l’écrivain maudit Marc-Édouard Nabe, sur lequel règne une véritable conspiration du silence – j’y reviendrai –, qui a le mieux disséqué l’œuvre de Houellebecq, dans son Vingt-septième Livre[1] : « une véritable autopsie de Michel par un vivant », selon ses propres mots. Ce court texte est la meilleure critique (d’un point de vue littéraire) de l’œuvre de Houellebecq ; celle qui dessille nos yeux trop collés de propagande journalistique. Lisez ça :
« Roman à thèse + écriture plate + athéisme revendiqué + critique de son temps (mais pas trop) + culture rock-pop + défense du capitalisme + attaque des Arabes = succès garanti. »
Le premier exégète français de son œuvre, feu Bernard Maris, ne s’y est pas trompé, titrant son étude sur lui Houellebecq économiste – titre a-littéraire s'il en est. Écoutons l’auteur-économiste interviewé dans L’Obs du 24 décembre 2014 : « À mes yeux, cet être ultrasensible est un immense écrivain dont les fictions lucides et grinçantes nous parlent […] de notre étrange condition d’Homo economicus toujours plus désirant, et toujours plus privé d’amour. Comment ne pas s’y reconnaître ? Houellebecq joue avec nos peurs. Il y a dans chacun de ses romans une angoisse insidieuse qui enserre les personnages et les lecteurs avant de les rendre à leur condition. » En plein dans le mille, le professeur d’économie ! Il confirme très simplement et totalement les intuitions nabiennes…
Quant à la thèse de science-fiction politique qui sous-tend tout le dernier livre de Houellebecq (prise de pouvoir d’un Parti islamiste en France), je la trouve d’un goût douteux propre à exciter tous les extrémismes et les replis identitaires. À cet « avenir plausible » selon Houellebecq, j’opposerai le joyeux bordel imaginé par son concurrent direct des années 1990, Nabe, dans une fiction censée être le Cinquième voyage de Gulliver au pays du « grand bordel », « Bordelgrad[2] », en réalité Paris. Ce récit est resté malheureusement inachevé ; il n’en reste que quelques traces hilarantes d’invention et de poésie dans Tohu-Bohu, le deuxième tome du Journal intime (un chef-d'œuvre du genre – et je pèse mes mots) de l’écrivain diabolisé. On y apprend qu’aux « romans d’anticipations robotisants de Huxley, d’Orwell et autre Wells [cherchez l’auteur manquant…] », Nabe préféra imaginer une « parabole satirique anti-utopique et amorale ». Nabe du côté de chez Swift et Rabelais… Inventeur de langue autrement méritant… Pas scientifique du langage formé à Wikipédia pour un sou… D'ailleurs, dès son fameux Apostrophes 1985, il avait déclaré « rechercher le chaos intégral » (en littérature – qui confond encore le livre et son auteur ?) et aimer « foutre le bordel ». Ce que nous allons commencer de démontrer.
Lisez un extrait par-dessus mon épaule :
« Toutes les vingt-cinq secondes une détonation plus ou moins proche résonnait aux oreilles interrogatrices de Gulliver.
― Mais que sont ces explosions ?
― Les attentats ! répondit Clodot. Partout à Bordelgrad, sans arrêt, il y a des attentats à la bombe. Ça s’est accéléré depuis quelques années. Avant il n’y en avait qu’un par semaine. Le progrès politique a reconsidéré cette cadence. Les Bordelgradiens sont plus à l’aise à ce rythme. Attends… Celui-là, c’est un chiite. Je l’ai reconnu au son. C’est toute une gamme, j’ai l’attentat absolu… Les explosions scandent la vie quotidienne, la parfument de risque… »
On sait (ou on devrait savoir) que Nabe, très bon guitariste de jazz, a l’oreille absolue pour les sons.
Toute ressemblance avec une quelconque situation actuelle serait totalement fortuite… Ceci est, bien sûr, une « fiction théorique ».
Mais que font nos sémioticiens ? Où sont-ils passés ?
G.B.
[1] Éditions Le Dilettante, 2009.
[2] Tentative d'anagramme sur « GRAND BORDEL » ; en réalité soviétisation du mot « bordel ».