Contexte :
Dans Odyssée 2.0, j'ai montré que la démocratie ne pouvait pas être dite exister dans nos grands États, avant l'avènement du numérique, qui néanmoins ne la réalisait pas ; le numérique rendait simplement sa réalisation enfin pensable. Sur le web, nous pouvions en effet accéder enfin à la liberté d'expression, jusque-là confisquée par les politiques et les journalistes, nous pouvions délibérer ensemble, entre citoyens, mais aussi commencer à contrôler les pouvoirs, à les dénoncer de manière virale en cas d'abus ; nous pouvions encore nous essayer à penser par nous-mêmes, avec tous les savoirs à portée de main, sans plus nous en remettre à quelque directeur de conscience que ce soit.
J'ai montré comment, en particulier sur le site AgoraVox, des citoyens pouvaient entreprendre de sortir de leur état de minorité.
Mais j'ai aussi dû admettre, études à l'appui, que les citoyens actifs sur la Toile, fréquentant blogs et médias alternatifs, étaient une infime minorité, au milieu d'une masse usant du web pour consommer, se divertir et entretenir son réseau social. J'ai dû constater que les médias traditionnels demeuraient sans conteste la source d'information majeure de l'écrasante majorité de nos contemporains.
J'ai cru comprendre la raison de ce phénomène, en émettant l'idée, empruntée à Régis Debray, que nulle société ne pouvait maintenir sa cohésion sans croyances partagées, et sans un clergé qui assure la sauvegarde d'un « monde commun », d'une représentation unifiée de la réalité ; les médias traditionnels apparaissaient précisément comme le principal clergé de notre temps (du moins dans nos contrées), dont la fonction latente, inconsciente à ses propres acteurs, consistait à conformer et contrôler le débat public, et se voyait – au moins en certaines circonstances – entrer en conflit avec sa fonction manifeste et proclamée, à savoir informer honnêtement le public, combattre pour la liberté d'expression, faire vivre la démocratie :
« Le contre-pouvoir devait servir la multitude, mais la multitude doit rester unie pour se conserver et prospérer, or elle ne l'est que par le pouvoir oligarchique, et les croyances qui le soutiennent, que le contre-pouvoir doit par conséquent ménager[1]. »
Si les hommes s'informent – y compris à l'ère de la personnalisation de l'information – là où ils savent que le plus de monde se réunit, c'est parce que c'est autour de ce « foyer irradiant »[2] que la communauté se constitue et se maintient. Lieu hautement sacré en ce sens, dont la vie est redevable, et qu'un impératif d'unité inscrit au plus profond de notre être nous pousse à honorer de notre attention.
Ainsi, les données quantitatives suffisaient à l'établir : l'Internet n'avait pas bouleversé l'exercice de la citoyenneté, si ce n'est dans les marges, chez des individus souvent prédisposés, socialement et intellectuellement, à s'engager dans des activités de veille, de délibération et de production de contenus d'information. Chez ces derniers, et seulement chez eux, l'Internet avait bouleversé leur pratique de la citoyenneté et leur vision de la démocratie. Ce n'est que chez eux que l'aspiration à une « vraie démocratie » se manifestait.
Voici ci-dessous un extrait du livre, qui traite d'une opposition (ou dialectique) constante, à notre époque numérique comme aux précédentes, entre certains hommes prêts à prendre le risque de l'émancipation populaire (l'entreprise n'est certes pas sans danger pour l'ordre social et la paix) et d'autres qui, par prudence, préfèrent maintenir le peuple sous une certaine tutelle. Cette opposition se retrouve en ligne, entre différents acteurs du monde de l'information, entre médias citoyens et médias traditionnels.
Les deux lignages
Il existe un clivage persistant entre ceux qui font confiance au peuple, estiment que son émancipation doit être favorisée, en prenant le risque de le rendre libre et responsable – ce qui concrètement signifie lui permettre de « tout dire » dans l’espace public et de « tout lire » –, et ceux qui ne lui font pas confiance, jugeant que sa libération, en dehors du contrôle de ses tuteurs, serait trop périlleuse – ce qui induit le filtrage vigilant de sa parole et des informations qu’il peut consulter. Dans Cyberdémocratie, Pierre Lévy fustige cette tendance conservatrice à condamner la libération de la parole humaine « au nom de la défense de la “vérité” contre le chaos »[3]. Selon lui, « l’argument antiliberté », qui prétend que « les scientifiques sont des gens capables de curiosité et d’esprit critique et qu’ils peuvent donc “tout lire” et “tout voir”, mais que le commun des mortels a besoin d’une information simple, prédigérée et sans contradiction »[4], renvoie à une vieille distinction, maintes fois mise en avant, y compris contre la démocratie, entre les compétents et les incompétents, qui tend à maintenir la plupart des hommes dans l’état de minorité duquel Kant exhortait ses contemporains à sortir pour de bon. Le philosophe considère, à l’inverse, que « le projet de civilisation qui […] exploiterait les meilleures potentialités du cyberespace » doit avoir pour ambition de « faire des citoyens des intelligences associées, et donc de leur reconnaître l’intelligence, le discernement et l’esprit critique ad hoc »[5]. Parmi les penseurs contemporains, Pierre Lévy – qui préfère que les hommes regardent avec courage leur esprit sur le web, y compris ses aspects les plus sombres, et ce dans une perspective de progrès – peut être mis en opposition avec Alain Finkielkraut, dont nous avons déjà mentionné la nostalgie de la censure et des hiérarchies, qui permettaient, selon lui, de faire barrage aux rumeurs dans l’espace public.
Un tel clivage entre les tenants – optimistes – de l’émancipation du peuple et ceux – plus pessimistes – de sa bienveillante protection contre lui-même se retrouve parmi les journalistes et les internautes amateurs eux-mêmes. […]
Si, parmi les internautes amateurs, la position libérale paraît dominante, aucun consensus ne règne cependant. Un échange paru dans les commentaires du site Enquête & Débat le 7 juillet 2012, entre deux internautes, « Kevin » et « Clouz0 », exprime parfaitement ce conflit récurrent entre les « utopistes » et les « réalistes », les uns prônant la plus grande liberté d’expression possible, convaincus que la vérité ne peut triompher que dans la confrontation sans entrave de tous les points de vue, les autres militant pour son strict encadrement par des hommes « responsables », dont c’est le métier, car, selon eux, la libre expression des idées, loin de garantir la claire reconnaissance par tous de la vérité, serait le gage de la pérennité du mensonge. L’objet de la discussion portait sur AgoraVox , qui venait d’être attaqué par un article du site d’information StreetPress[6], relayé par Rue89, qui accusait le média citoyen d’accorder une trop grande liberté d’expression à ses rédacteurs ; Enquête & Débat, par l’entremise de son fondateur Jean Robin , avait pris la défense d’AgoraVox[7], et c’est dans ce cadre que « Clouz0 » avait marqué sa réserve vis-à-vis d’une trop grande liberté d’expression en ligne : « Ceux qui se vantent le plus de la liberté d’expression nouvellement acquise par la technologie sont souvent ceux qui contribuent le plus à diffuser les rumeurs, les erreurs, les mensonges […]. Pour un auditeur capable de faire la distinction, de relativiser, combien qui n’ont pas les outils intellectuels pour le faire et qui relaieront en toute bonne foi (ou pas) l’info croustillante qu’ils viennent de découvrir ? » « Kevin » lui répond alors, en apportant une dimension historique essentielle au problème qui les oppose, les deux internautes ne faisant que relancer, à vingt-cinq siècles de distance, le débat qui existait déjà entre Socrate et Protagoras : « Vous ne supportez pas de faire confiance à la raison et au libre-arbitre de vos congénères, et vous vous considérez en quelque sorte au-dessus d’eux […]. Cette attitude est […] proprement anti-démocratique […]. J’estime que la capacité de raisonnement est identique […] chez tous les hommes normalement constitués, et que le débat libre est un dispositif qui permet de l’éveiller sans doute mieux qu’aucun autre. […] Le conflit qui nous oppose est le même que celui qui opposait Socrate à Protagoras ». Contrairement à Platon (qui fait parler Socrate), Protagoras estime, comme le relève Léon Robin dans son Platon, que « les dons moraux nécessaires à l’existence de sociétés politiques » ont été distribués « également entre tous les hommes »[8].
Les héritiers de Protagoras forment donc comme un lignage, caractérisé par la conviction que, contrairement à ce que l’on constate pour les autres arts, tous les hommes sont également dotés des vertus nécessaires à l’exercice de la politique (et peuvent être éduqués pour les développer), tandis que les héritiers de Platon en forment un autre, convaincus que l’inégalité entre les hommes, évidente dans la pratique de toutes les techniques, ne fait pas exception avec l’art du politique (et que, par conséquent, les hommes doivent être guidés par ceux d’entre eux qui sont les plus capables). Au cours de notre étude, nous avons rencontré (ou entrevu) divers « couples » qui incarnent cette sempiternelle opposition, entre ceux qui envisagent, au moins à terme, l’autonomie de tous les hommes, et ceux qui se résolvent à leur irrémédiable hétéronomie : Protagoras-Platon, Périclès-Huntington, Kant-Voltaire, Bryce-Lippmann, Pisani-Keen, Quaglia-Sunstein, Lévy-Finkielkraut, Taddeï-Cohen, « Kevin »-« Clouz0 ». Sur le Web 2.0, l’opposition se poursuit entre AgoraVox, qui offre un espace de liberté d’expression à tous et mise largement sur l’auto-organisation des participants, et les sites semi-participatifs, prolongements des médias traditionnels (par exemple Rue89, propriété du Nouvel Observateur), qui offrent un espace assez restreint d’expression aux amateurs, sous le contrôle des journalistes. Et si les héritiers de Platon sont très certainement effrayés par le « schisme » dont nous parlons, entre « confiants » et « désenchantés », car il signifie qu’une partie de l’humanité est en train de se perdre dans l’erreur, ceux de Protagoras peuvent, au contraire, y voir une source d’intelligence plus fine, car, comme le dit Pierre Lévy, qui récuse l’argument d’autorité, « la vérité n’est pas déjà donnée (par qui ?), mais elle est constamment l’enjeu de processus ouverts et collectifs de recherche, de construction et de critique. Or le pluralisme et l’interconnexion intrinsèques au cyberespace […] favorisent justement de tels processus »[9]. La multiplication des visions du monde peut sans doute constituer un ferment d’intelligence collective ; encore faut-il qu’elles se rencontrent et puissent se fertiliser l’une l’autre.
Cette inquiétude a été clairement formulée par Emmanuel-Juste Duits, dans un commentaire posté le 3 mars 2012 sur AgoraVox, en réaction à un article de la journaliste suisse Myret Zaki[10], qui pointait justement la différence de lecture de la crise syrienne entre la presse traditionnelle et les lecteurs de la presse alternative sur le web, et dénonçait le mépris souvent exprimé par la première à l’endroit des seconds :
« Mais que faudrait-il faire pour sortir de cette situation, où l’on voit des univers parallèles se former, les uns croyant en un ensemble de faits et les autres en un ensemble totalement différent ? J’ai l’impression que le monde commun est en train de disparaître, chaque groupe ayant sa propre information, ses propres canaux, et se dessinant sa réalité – ou son image du monde. Comment alors mettre en dialogue ces différents atomes sociaux ? »
Un média citoyen est précisément ce lieu où peuvent rentrer en dialogue ces atomes sociaux qui se mettent, du fait de leur usage du web, à vivre dans des univers parallèles.
Média citoyen : une utopie concrète
Un média citoyen est une bizarrerie, presque une contradiction dans les termes, car un média ordinaire se mue inévitablement, on l’a dit, en clergé ; or, un média citoyen fait le pari contraire, et attire à lui d’irréductibles défroqués, qui refusent le devenir clérical de tout média, et veulent croire qu’un média peut être autre chose, une arène démocratique, où les citoyens pourraient renaître de leur engourdissement séculaire – renouer peut-être avec l’esprit d’Athènes. C’est pourquoi nous définissons un média citoyen, non pas simplement comme un site où se pratique le journalisme citoyen, mais plus précisément comme un média ouvert à tous les citoyens, dont la production, la sélection et la hiérarchisation des informations sont assurées par le public lui-même, et dont les contenus ont pour fonction de susciter le débat, à travers lequel chaque participant peut prendre conscience de ce qu’il sait, de ce qu’il ignore, de ce dont il a besoin. Un média citoyen est un média qui, autant qu’il se peut, favorise son autorégulation, et permet aux citoyens de s’approprier collectivement l’information, dans le but d’en rester maîtres. AgoraVox est un média de ce genre. Il fait le pari, risqué et incertain, que les cyber-citoyens peuvent – et sont sans doute contraints de – penser par eux-mêmes et de manière beaucoup plus active qu’à l’ère pré-numérique, et que le web, si l’on sait l’apprivoiser, peut justement aider à former des citoyens et une démocratie plus adultes. Il vise à permettre, d’une part, une délibération authentiquement démocratique et, d’autre part, un contrôle citoyen sur l’information.
AgoraVox a pour objectif explicite de favoriser la liberté d’expression[11], et de permettre la rencontre et la confrontation de tous les points de vue (dans la mesure où ils s’inscrivent dans le cadre fixé par la loi). Certes, les blogs personnels permettent déjà l’expression de toutes les opinions, mais c’est de manière éparpillée et isolée sur la Toile, chaque blogueur informant et discourant dans son coin, avec son public souvent très restreint, qui se trouve, en outre, être généralement très proche idéologiquement de lui ; le blogueur est d’ailleurs parfois, via les liens des blogs amis qu’il dispose sur son site (cette liste s’appelle le « blogroll »), inséré dans une sorte de cercle de blogueurs amis, une petite tribu, où chacun vient aimablement discuter chez l’autre à l’occasion d’un nouveau billet. L’homophilie est ici très forte. On reste « entre soi » dans la blogosphère. Comme sur Facebook d’ailleurs, et tous les autres réseaux sociaux basés sur le principe, très peu démocratique, de la cooptation d’amis. AgoraVox est précisément ce grand carrefour où tout le monde peut passer pour s’exprimer. Les rédacteurs sont sans doute tentés d’y venir, car ils savent que l’audience qu’ils y trouveront est très supérieure à celle de leur seul blog. Par narcissisme, mais aussi par désir de convaincre le plus grand nombre, d’influer sur l’opinion, de peser dans le débat public, ils saisissent l’opportunité de faire porter leur voix sur un média qui leur offre une visibilité accrue. Mais, une fois dans l’arène, le blogueur se retrouve, presque malgré lui parfois, au milieu d’un groupement humain d’une hétérogénéité très inhabituelle. Qu’il le veuille ou non, la diversité la plus grande est là, intrusive, elle s’invite dans le fil de discussion de ses articles, il ne peut l’éviter. Des « amis » sont encore là, certes, qui le congratulent, mais aussi des adversaires, avec lesquels il faudra bien parler, pour défendre son travail critiqué, attaqué, vilipendé. AgoraVoxréunit en un lieu la diversité d’opinions de la blogosphère, qui resterait autrement éparpillée et recroquevillée dans ses petites chapelles partisanes. […]
Cette diversité tend à préserver le jugement d’un engourdissement fatal. Elle le met sans cesse à l’épreuve, ce qui apprend à en user avec de plus en plus de sûreté.
[1] Guillaume Cazeaux, Odyssée 2.0 : La démocratie dans la civilisation numérique, Paris, Armand Colin, 2014, p. 260.
[2] Régis Debray, L’emprise, Paris, Gallimard, 2000, p. 39
[3] Pierre Lévy, Cyberdémocratie, Paris, Odile Jacob, 2002, p. 65.
[4] Ibid., p. 68.
[5] Ibid.
[6] Robin D’Angelo, « AgoraVox : Vie et mort d’un site de journalisme citoyen à la française », StreetPress, 3 juillet, 2012.
[7] Jean Robin, « Enquête & Débat défend la liberté d’expression d’AgoraVox », Enquête & Débat, 4 juillet 2012.
[8] Léon Robin, Platon, Paris, Puf, 1997, p. 213.
[9] Pierre Lévy, op. cit., p. 68.
[10] Myret Zaki, « La propagande occidentale est la pire », AgoraVox, 2 mars 2012.
[11] Cf. Carlo Revelli, « AgoraVox devient la Fondation AgoraVox: nouveau modèle médiatique ? », AgoraVox, 21 janvier 2008 : « Quelles vont être les finalités de la fondation ? D’une part, il s’agit de garantir et de pérenniser l’engagement d’AgoraVox en faveur de la liberté d’expression. Tout citoyen doit pouvoir s’exprimer indépendamment de ses orientations politiques, économiques, religieuses, culturelles ou sociales ».