En 1863, lors de son célèbre discours de Gettysburg en pleine guerre civile (1861-1865), Abraham Lincoln promettait un « gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple ». Près de 150 ans plus tard, ce peuple semble toujours introuvable. Lors des élections de 2014 de mi-mandat, 64,1% de la population américaine éligible au vote est restée silencieuse, soit près de 2 américains sur 3. (Fair Vote, 2018). Comparé aux autres pays de l’OCDE, les Etats-Unis restent dans le bas du classement.
Taux de participation aux dernières élections législatives dans les pays de l’OCDE, pourcentage de la population en âge de voter, 2015 (ou année la plus proche)
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Pour tenter de comprendre ce décalage entre le mythe démocratique américain et sa réalité électorale, il faut regarder les détails et mettre de côté les grands principes.
D’abord, il y a ceux qui travaillent à plein temps. Comme d’habitude les élections tombent un mardi. Et pour des milliers d’américains, choisir d’aller voter ce jour-là c’est prendre le risque de perdre une matinée, voire une journée de salaire. Moins de la moitié des états américains exigent des employeurs une garantie du salaire lors des jours de vote. En 2014, 35% des électeurs inscrits lors des élections de mi-mandat n’ont pas voté, justement à cause d’un conflit d’agenda avec leur travail (Pew Research Center, 2016). Dans 27 Etats américains, voter signifie donc perdre de l’argent.
Pour d’autres électeurs potentiels, le vote ne sera pas possible car ils auront trop tardé pour s’inscrire sur les listes électorales. Aux Etats-Unis, les dates d’inscriptions varient d’Etats à Etats, allant de 30 jours avant l’élection en Arkansas au jour même du vote en Californie. Pour les primo votant comme les étudiants, le vote est de plus en plus compliqué en raison de l’absence de document d’identité valide. De moins en moins d’entre eux ont ainsi un permis de conduire, qui remplace la carte d’identité aux Etats-Unis. Enfin, pour d’autres, comme les 2,5 millions de citoyens américains de Porto Rico ou les 2,3 millions de prisonniers, ils n’ont tout simplement pas le droit de vote. (The New York Times, 2018).
Une exclusion « stratégique » des noirs ?
Bien sûr, le chiffre élevé de l’abstention aux Etats-Unis ne peut s’expliquer simplement par l’absence de droit de vote ou les difficultés à s’inscrire sur les listes électorales. De nombreux électeurs choisissent de ne pas voter pour une infinité de raison : absence de compétition électorale, manque de représentativité des candidats, manque d’intérêt etc…Néanmoins, la question du droit de vote pour tous, et notamment des noirs américains, est redevenue aujourd’hui un enjeu majeur du débat politique. C’est le cas surtout depuis que la Cour Suprême américaine a décidé, en 2013 dans le cas Shelby County v. Holder, de démanteler des portions entiers du Voting Rights Act, voté en 1965 par le président Johnson (New York Times, 2013).
Cette loi, étudiée dans les manuels d’histoire aujourd’hui, exigeait des anciens Etats sudistes et esclavagiste une autorisation fédérale pour tout amendement au code électoral local. Mais depuis l’assouplissement de la législation, près de 23 Etats ont passé des lois restreignant le droit de vote, notamment dans des Etats où les républicains et les démocrates sont au coude à coude (Brennnan Center For Justice, 2018). Rien qu’en 2017, près d’une centaine de projets de loi ont été déposés dans 31 Etats pour limiter l’accès au suffrage (Carol Anderson, 2018).
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Dans la plupart des cas, c’est surtout le vote noir qui semble visé. Depuis les années 2000, le vote des noirs américains a en effet augmenté de 51%, dépassant le taux de participation électorale des blancs, notamment en 2008 et 2012, contribuant fortement à la double victoire de Barack Obama. Mais depuis la décision de la cour suprême, la tendance semble s’inverser. A titre d’exemple, l’Etat de l’Indiana, dominé localement par le parti républicain, a voté en 2013 une loi ne prévoyant qu’un seul bureau de vote anticipé pour les comtés de plus de 325 000 habitants. Or seulement 3 comtés comptent autant d’habitants et à eux seuls ils regroupent 72% de la population noire de l’Etat. Sans surprise, lors des élections de 2016, le vote anticipé a chuté de 26%. A l’époque le gouverneur de l’Etat s’appelait Mike Pence. Aujourd’hui il siège comme vice-président des Etats-Unis, aux côtés de Donald Trump. (Carol Anderson, 2018)
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La question du droit de vote aux Etats-Unis reste donc centrale car elle continue de faire l’objet de luttes partisanes entre les démocrates et les républicains. Un accès large ou restreint au vote peut ainsi fortement déterminer l’accès au pouvoir d’un candidat plutôt qu’un autre. C’est ce qui explique en partie l’élection dans la même décennie d’un Barack Obama ou d’un Donald Trump. Malgré la promesse formulée par Lincoln en 1863, des millions de citoyens devront donc encore attendre un peu pour espérer faire un jour partie de ce peuple américain tant mythifié.
Guillaume De Chazournes, journaliste free lance basé à Irvine, au sud de Los Angeles
Sources de l'article:
- Adam Liptak, Supreme Court Invalidates Key Part of Voting Rights Act, The New York Times, 25 juin 2013. [lien]
- Brennan Center For Justice, New Voting Restrictions in America, 2018. [lien]
- Carol Anderson, Voting While Black: the Racial Injustice that Harms our Democracy, The Guardian, 7 juin 2018. [lien]
- Demetrius Jifunza, Yraida Guanipa and Joey Galasso, How to Get 1.4 Million New Voters, The New York Times, 8 octobre 2018. [lien]
- Fair Vote Website, Voter Turnout, consulté le 05 octobre 2018. [lien]
- FiveThirtyEight, 2018 Election, consulté le 10 octobre 2018 [lien]
- P.R. Lockhart, Georgia put 53,000 voter registrations on hold, fueling new charges of voter suppression, Vox Media, 12 octobre 2018. [lien]
- Sarah Jackel and Stuart A. Thompson, The Myth of the Lazy Nonvoter, New York Times, 05 octobre 2018. [lien]