L’intellectuel, comme tout homme et comme tout citoyen, a aussi ses passions : lorsqu’il lui arrive de lire une étude ou un point de vue qu’il désapprouve, il n’a pas toujours l’élégance des gens polis et distingués. Alors, plutôt que de s’engager dans les termes et les cadres d’une dispute académique, il préfère prendre l’épée d’Alexandre et trancher le nœud à résoudre. C’est le propre de la raison politique que de trancher, choisir et prendre parti, position de principe qui n’est pourtant pas incompatible avec celle du savant. Inutile de rappeler ici ce que Max Weber en disait[1], mais l’on peut s’étonner des réactions indignées des intellectuels d’aujourd’hui lorsqu’ils doivent affronter une critique impolie de leurs écrits. La réponse au pamphlet tombe bien rapidement dans le constat d’un propos déplacé, moralement condamnable, puis dans la demande d’excuses. Il arrive même – c’est de plus en plus fréquent – que des esprits échauffés poursuivent leur demande de réparation jusqu'au tribunal. Le propos politiquement incorrect (expression presque redondante à l'université) semble surgir comme un cheveu dans la soupe académique.
Les boucheries nationales, les crimes politiques du XXe siècle et l’expérience des totalitarismes ont certainement inoculé aux esprits d’aujourd’hui la prudence et l’amour de la vie sans politique, préférence que l’on peut difficilement contester tant dans les faits que dans le principe même. Il y a certainement une dimension tragique et historique dans cette réticence des jeunes intellectuels à s’engager pour une cause politique : sur ce sujet, comme sur tant d’autres, les consciences ne sont pas « libres » mais surdéterminées historiquement. Aussi l’auteur de ces lignes, dont le militantisme partisan n’a été (pour l’instant) qu’occasionnel et dont les choix politiques doivent bien composer avec les brumes de notre époque, ne prétend-il pas s’ériger en modèle de courage politique contre la mollesse de l’expertise académique ; il est lui-même le produit d’une époque où l’engagement ne va pas de soi.
Sûrement, pour être franc, faut-il évoquer d’autres raisons pour expliquer cette difficulté des universitaires à parler franchement de leurs différends : il est clair que la grave crise de débouchés dans les sciences humaines produit ces effets de marché noir, ce mélange de bruits de couloirs, de conflits et de silence qui sont le propre des milieux passés à la moulinette du rétrécissement financier et technocratique. Difficile de s’exprimer franchement dans un moment où chacun, plus ou moins, en fonction des âges et des carrières, a beaucoup à perdre… On ne s’étonnera donc pas que la grande vague de recrutement universitaire des années 1965-75 fut aussi le moment où la parole politique s’entendait le plus ouvertement à l’université. Sans doute aussi la crise multiforme de l’enseignement secondaire provoque-t-elle chez les jeunes doctorants cette course à l’eldorado universitaire, qu’il ne faudrait pas interpréter trop rapidement comme l’effet d’une pure volonté d’ascension sociale mais comme celui d’un besoin de reconnaissance que la société néolibérale ne reconnait plus aux enseignants du primaire et du secondaire.
Voici, en guise d’explications, quelques réponses aux accusations surprenantes, lues ici et là sur les commentaires à mes deux billets, de carriérisme et de « gloriole » ou encore celles, moins étonnantes, d’être un sous-marin de quelque chapelle académique.
Sur l’accusation de nationalisme, je ne peux que demander une nouvelle fois à certains esprits formatés d’aller au-delà des postures qui régulièrement font passer le protectionnisme ou la sortie de l’euro pour des idées crypto-frontistes. Dans le registre que j’ai soulevé récemment, la conception véritable et progressiste de la nation – lieu de la souveraineté du peuple, creuset historique des luttes sociales et démocratiques et objet d’un combat idéologique – la nécessité d’un « récit » et d’une mémoire militante mériteraient autre chose que cet anathème devenu langue de bois. Dire cela ne me prédit pas, quoiqu’on en dise, un destin à la Max Gallo qui, du jacobinisme socialiste est passé, non pas à la conception raciste de la nation (encore un faux procès), mais plutôt à sa conception gaulliste, conception substantivée, unifiée et bonapartiste, France des conquêtes militaires, du sabre et du goupillon, France des puissants, qui veillait à faire taire les luttes pour l’appropriation populaire de la parole politique et l’émancipation sociale. De ce point de vue, ce n'est pas une "vague brune" qui s'abat sur l'histoire de France, mais une vague gaulliste, celle qui depuis quelques décennies ne corrompt pas seulement notre mémoire mais aussi nos institutions ; corruption gaulliste dans laquelle se vautrent aujourd'hui sans complexe les socialistes.
Oui, mille fois oui, je persiste et je signe, la nation telle que je l'entends - tolérante, ouverte aux apports du monde et lieu de la délibération citoyenne - est un mot précieux de la gauche sociale et démocratique qu’une certaine gauche libérale a préféré et préfère toujours laisser aux chiens du fascisme au nom d’un internationalisme des classes d'affaires ou d’une démocratie européenne dont on n’a jamais vu la véritable couleur.
Pour finir, à l’usage des malentendants, une chanson que mon instituteur du CM2 – un sale rouge – m'avait apprise. Après une leçon d’ « histoire », les élèves l’avaient récitée puis écoutée, parce que la musique était belle et que cette chanson racontait l’histoire sans renoncer à l’espérance. L'écouter encore aujourd'hui est un meilleur remède face à Le Pen que mille pétitions « vigilantes ».
[1] Max Weber, Le savant et le politique (1919).