Abstention. Acte ou attitude d'une personne s'interdisant volontairement de faire quelque chose.
23.407.608. Vingt-trois millions quatre cent sept mille six cent huit abstentionnistes. Enorme. Un mouvement silencieux, invisible, qui ne peut qu'interroger toutes celles et ceux qui participent à la vie citoyenne. Toutes celles et ceux qui font (encore ?) confiance à leur suffrage pour changer leur vie. A la lecture de ce nombre sonne le tocsin du sursaut civique indispensable si notre démocratie représentative veut conserver un sens. Nulle place pour la satisfaction dans les états-majors des formations politiques, à gauche comme à droite. Plus d'un votant sur deux ne s'est pas déplacé ce dimanche. Le camp majoritaire est celui des volontés refusant de s'exprimer pour la représentation telle qu'elle leur est proposée.
Quelles leçons tirer de ce choc démocratique, de ce constat d'échec pour toutes les listes qui se sont soumises au suffrage des électeurs ? On peut se résigner à voir s'éloigner une portion aujourd'hui prépondérante du corps citoyen, à acter le fait que seule une fraction de la population, désignée la plus valeureuse, décide pour tous de l'avenir de notre société. On signerait alors l'acte de naissance d'une aristocratie moderne, d'un gouvernement par un clan sur la plèbe, et on signifierait notre refus de s'interroger sur la légitimité persistante d'un mode de fonctionnement qui se veut démocratique, et où le devenir commun n'est façonné que par un gros quart du corps électoral. Ce chemin n'est pas acceptable pour tout républicain attaché au façonnage de la chose publique. Si l'on souhaite que celle-ci soit réellement l'affaire de tous, que chacun se sente investi de cette tâche, il faut questionner ce qui est aujourd'hui un syndrome d'une démocratie anémiée. L'abstention, par nature protéiforme, peut se scinder grossièrement en deux catégories.
L' abstention active, ou militante : j'entends par là une abstention murie, réfléchie. Elle peut être le fait de personnes qui rejettent en bloc le principe de la démocratie représentative, des partis politiques et de leurs logiques propres. Ou encore de citoyens voulant exprimer leur rejet de la politique actuelle, de ses acteurs et de leurs pratiques. Les commentateurs politiques diront alors qu'ils ont voulu "envoyé un message" par leur refus de se déplacer dans leur bureau de vote. On proposera alors la prise en compte des bulletins blancs dans les résultats pour amener ces citoyens à faire acte manifeste de leur volonté politique du moment, quitte à n'adouber aucune des propositions qui leur sont faites. Ce vote n'est pas un non-choix, c'est l'expression d'une désespérance dans l'offre contemporaine. A ceux-là, la seule réponse est dans l'appel à une nouvelle éthique de responsabilité, à l'abolition de ce qui est aujourd'hui la caste des représentants, à l'abandon de la professionnalisation de la politique. Notre représentation doit être une émanation de la société, refléter ses aspirations profondes, partager ses rêves et ses hantises, écouter et construire avec l'ensemble des citoyens. Descendue de son piédestal, elle saisira d'autant mieux les colères et les attentes de ses concitoyens dont elle tire la raison d'exister. Elle renouera ce lien brisé ̶ s'il n'a jamais été noué avec sincérité et force ̶ et garantira la pérennité de son action.
L'abstention passive, ou culturelle : cette abstention est celle des apolitiques, des dépolitisés, de celles et ceux qui ne savent peut-être pas qu'un scrutin a eu lieu ce dimanche, en ont vaguement entendu un mot dans une conversation capté dans les transports ou au détour d'un poste de télévision allumé pour le fond sonore. Ce socle de citoyens loin, très loin des batailles picrocholines qui font les unes des journaux télévisés et des rares débats politiques, forme aujourd'hui le cœur dur de l'abstention, la moins fluctuante d'un scrutin à l'autre. Une ligne plus dure, plus durable que celle séparant la gauche de la droite, se retrouvant tout de même sur la nécessité de l'engagement citoyen, partage le collège citoyen en deux. Un mur coupe ceux qui peuvent se projeter dans l'avenir, dans la relation à autrui, de ceux qui sont piégés dans les fanges du quotidien, bien loin de pouvoir se payer le luxe de se préoccuper du lendemain quand le présent est si rude. Pour ceux-là, la politique n'est que théâtre et illusion, une farce qui ne trouve aucun écho dans la réalité crue qui s'épand devant eux. Pour arrimer ces personnes qui se tiennent en dehors du jeu démocratique non par choix mais par fatalité, il faut lutter pour casser les barrières clôturant deux mondes antagonistes. Faire des médias de véritables forums populaires expliquant les codes obscurs de la politique, laissant le temps au débat et au questionnement personnel, sans s'appesantir sur l'écume des controverses. Contraindre les politiques à répondre concrètement aux problèmes de vie quotidienne, alors qu'ils semblent aujourd'hui exclusivement préoccupés par les grands équilibres macroéconomiques, maniant des milliards d'euros avec une facilité déconcertante là où, pour "15 millions le nombre de personnes, les fins de mois se jouent à 50 ou 150 euros près" d'après le dernier rapport du Médiateur de la République. Bref, résoudre la question sociale pour enfin faire éclore une société apaisée, insouciante, où les esprits pourront s'épanouir et s'interroger sur l'avenir qu'ils désirent pour eux et leurs concitoyens. Une démocratie citoyenne dont nous devons prendre le chemin très rapidement, sous peine de voir d'autres horizons obscurcis se profiler.
Le pouvoir ne peut se passer longtemps du peuple souverain.