Guillaume Lejeune

Sociologue, chercheur associé à Université Paris Cité

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Billet de blog 23 mai 2025

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La situation des taxis nous concerne aussi

Les manifestations actuelles des chauffeurs de taxis visent une réforme de l’assurance maladie restreignant sévèrement les conditions de remboursement des transports. Celle-ci menace l’activité dont dépendent de plus en plus les taxis pour subsister mais n’est qu'un des effets du long démantèlement du service de santé public, notamment lié à l'éloignement croissant des centres de soins.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Les taxis battent à nouveaux le pavé depuis quelques jours à travers toutes les grandes villes de France. Ce raz-le-bol n'a pas de quoi étonner, car du côté des chauffeurs de taxis, il s'agit de la concrétisation d'une menace qui pèse depuis longtemps sur eux et elles. Du côté du public quant à lui, ce mouvement apparaîtra peut être comme une énième protestation publique, de la part d'un groupe qui s'est fréquemment mobilisé ces dernières années. Pourtant, le public, lui aussi, a tout à y perdre. De fait, les manifestation de taxis, généralement sous forme de cortège ou d'opérations escargot, ne peuvent être que le produit du raz-le-bol, du fait de l'endettement qui pèse sur les chauffeurs sous forme de crédit ou de location du véhicule. Sortir battre le pavé c'est s'exposer quand on est chauffeur de taxi à des pertes financières conséquentes. Et donc le faire n'est ni le fruit du hasard ni celui d'une quelconque habitude ou besoin de se rendre visible. En outre, la fréquence des mobilisations au cours de ces dix dernières années en disent long  sur le niveau de tension et les crises successives traversées par la profession.

On aurait pourtant tort de croire qu'il ne s'agit là que du problème des taxis. Même si la récurrence des attaques dont les chauffeur-e-s ont fait l'objet au cours de ces dix dernières années a braqué sur ces hommes et ces femmes un projecteur médiatique tantôt accusateur tantôt compatissant, les réformes qu'ils et elles dénoncent nous concerne bien tous, et pas seulement la lutte pour leur existence professionnelle, car il s'agit là de l'aboutissement d'une logique comptable qui doit être analysée autrement qu'à travers le discours des institutions, c'est-à-dire au-delà de la rhétorique des "coûts de la sécu". 

Reprenons sur la situation des taxis. Les chauffeur-e-s peuvent, s'ils ou elles en font la demande, exercer en transportant des patient-e-s à la sortie des hôpitaux sous certaines conditions (possibilité de rester assis-e). Les taxis font donc partis des professionnels du privés, à côté des VSL (véhicule sanitaire léger) et des ambulances qui constituent une option pour aller et repartir des centres de soins. Ce type de transport est depuis de nombreuses années le cœur d'activité des taxis en milieu rural et semi-urbain. Les chauffeur-e-s, exerçant fréquemment en couple voire au sein d'une petite entreprise familiale, permettent ainsi à des particuliers d'être soigné et de revenir chez eux, dans des lieux mals ou très peu desservis par les transports en commun, comme on en voit fréquemment dans la campagne française. Ainsi, suite à une dialyse ou une chimiothérapie (cas très fréquents de ces courses conventionnées avec la sécurité sociale), ces personnes peuvent donc arriver chez elles dans un état d'affaiblissement ou de vieillesse qui nécessite un certain accompagnement. En outre, les proches ne sont pas toujours disponibles pour aller et venir à la place des taxis. Il n'y a donc généralement pas d'autres solutions. Ces milieux ruraux et des petites villes utilisent donc le taxi comme la continuité d'un service au public qui s'inscrit dans un parcours de soin, et dont les relations avec les chauffeurs de taxi sont régulières et personnalisées. Or, c'est beaucoup moins le cas dans les zones urbaines ou les grandes agglomérations comme Paris, où les chauffeur-e-s de taxis ne réalisent pas l'essentiel de leur chiffre d'affaire avec ce type de transport. A Paris par exemple, les courses conventionnées n'étaient pas au centre de leur attention. Et puis, il y a une dizaine d'années, il a bien fallu commencer à faire avec. Non pas que jusque-là les taxis conventionnés manquaient dans les grandes villes, mais c'était un type de course vu comme non-essentiel dans l'activité, et parfois dur émotionnellement. Or l'arrivée d'Uber et des VTC va rebattre les cartes. En exposant les chauffeurs à l'expansion rapide et peu encadrée des VTC via les plateformes telles qu'Uber, la peur du lendemain, qui dépasse une simple peur du déclassement mais engage celle d'une possible disparition du métier, les gagna. Et pour beaucoup, afin de subsister dans cette activité, il fallait sécuriser une partie des revenus tirés du travail, soit en adhérant à des centres de réservation de courses qui garantissent un niveau minimum d'activité dans la journée, soit en allant chercher les courses conventionnées avec la sécurité sociale. Et si ce report d'une partie des transports est loin de déterminer leur santé économique dans les villes, il n'en reste pas moins qu'elle constitue désormais une partie non-négligeable du gagne-pain, perçue comme plus stable que les aléas de la demande habituelle. Cela explique sans doute en partie ce qui a favorisé la visibilité de ces revendications : parce qu'elles concerne plus de monde dans la profession, mais aussi parce que les mesures annoncées viennent de franchir une ligne importante, en laissant de côté le bon sens qui serait de savoir si les tarifs imposés permettent seulement d'en vivre, en avançant des "coûts" trop important.

Et c'est là que le bât blesse. En effet, cette logique comptable qui consiste à dire que le poste de dépense en transport de santé ne fait qu'augmenter en fait reporter toute la responsabilité sur les chauffeurs de taxis. Or, il n'en est rien. Déjà, en 2014, en pleine crise de "l'ubérisation" et à la suite de nombreux jours de grève des chauffeurs dans plusieurs villes françaises et européennes particulièrement intenses, un état des lieux du secteur avait été dressé par le rapporteur du gouvernement, Thomas Thévenoud, en vue de la préparation de la loi du même nom. Celui-ci soulignait que les transports de malade assis, dont les taxis partagent de moitié l'activité avec les VSL, connaissaient une "croissance maîtrisée". Et cette élévation croissante des dépenses de transports, était-elle liée à une "fraude" supposée des taxis, qui ne cesserait de croître d'année en année de manière régulière ? Non. Elle était déjà liée à la dégradation du service hospitalier, et ce de plusieurs manières. On y trouve là la conjonction de plusieurs facteurs : 1/ l'augmentation du besoin en transport, liée au vieillissement de la population ainsi qu'à une hausse des patients atteints par une affection de longue durée ; 2/le rétrécissement des durées d'hospitalisation et le recours massif aux hospitalisations de jour, visant à rentabiliser au maximum l'espace et notamment les lits des hôpitaux; 3/ les restructurations hospitalières, c'est-à-dire le regroupement en un établissement unique. Noir sur blanc, on peut dont lire que ces économies ont engendrées mécaniquement une hausse des frais de transport. C'était là, sous nos yeux depuis le début : oui, si l'on ferme un centre de soin de proximité, en effet les transports de patients vont parcourir de plus longues distances. Oui, si l'on fait sortir et rentrer des patient-e-s plusieurs fois faute de les garder sur place, il faudra plus transports. C'est là la limite de la logique comptable qu'on nous oppose : on ne peut pas comprendre la situation de hausse des dépenses de transport à partir de l'activité des taxis, car celle-ci n'est que la conséquence de l'organisation de notre système de soin. En accentuant la désertification médicale par la fermeture de centres de soin de proximité, les décideurs ont fait des économies sur le social, mais cela a engendré une hausse mécanique d'autres coûts. Et c'est bien logique. Comprendre la situation à partir d'une explosion du budget alloué au transport par la sécurité social, et chercher à rogner les "coûts" du côté de ce qui "coûte", c'est-à-dire les taxis, c'est ne pas voir que tout ça s'inscrit dans une logique globale de casse et de réduction perpétuelle du service public. 

Depuis de nombreuses années déjà, des craintes pèsent sur le transport de malades assis chez les chauffeurs de taxis. Petit à petit en effet, les caisses primaires d'assurances maladie cherchent à imposer des tarifs plus bas aux chauffeurs, les contraignant notamment à des remises importantes sur leur tarifs s'ils veulent espérer un remboursement de leurs prestations. Cela fait dire aux chauffeur-e-s que leur avenir est menacé et qu'ils et elles ne sauront pas de quoi demain sera fait. Combien de temps en effet résister à cette pression à la baisse, et jusqu'où ? Il semble aujourd'hui qu'on ait atteint le plafond des possibilités du côté des entreprises du secteur. Que va-t-il se passer ensuite ? Sans doute, de la même manière qu'on nous fait maintenant payer une partie des soins, il s'agira bien de payer pour les patients nécessitant un taxi une partie de la course, non-remboursée. Comment ne pas voir qu'il s'agit d'une logique de privatisation de la santé qui entre par la petite porte ? Car derrière cette dégradation des conditions de travail des chauffeur-e-s de taxi dans les transports conventionnés (qui se traduit, en outre, par des tarifs plus bas, mais aussi concrètement par des difficultés croissante à se faire rembourser les transports pour les chauffeurs), il y a bien là, à nouveau, la poursuite d'une casse de notre service public de santé et les affres de leurs conséquences.

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