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Billet de blog 17 avril 2023

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Henri Allorge, le syncrétisme poétique

Henri Allorge. Encore un nom qui ne risque pas de faire la une de la presse généraliste, ni d’être inséré dans les algorithmes de nos réseaux sociaux ! Ce visionnaire des lettres doté d'une grande imagination est complètement tombé aux oubliettes. Et l’injustice demeure… Pourtant, plus on l’étudie, plus cet anonymat paraît incompréhensible.

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Illustration 1
Portrait de Henri Allorge © Auteur anonyme

Force est de constater qu’à l'heure où l'on recherche la pépite contemporaine avec tout son lot de succès et de merchandising, son nom a bien du mal à résonner dans les oreilles des acteurs phares du milieu littéraire. Cette sanction — involontaire, soit dit en passant — fait mal… Mais, ce mal n’est pas totalement incurable. Pour soigner notre ignorance, il suffit de se replonger dans le passé et d’examiner d’un peu plus près cette figure anticipatrice.

On le remarque une fois de plus, la postérité littéraire, même pour les esprits supérieurs, n’est pas un fait systématique. La renommée est une amie que tous les auteurs chérissent mais elle est capricieuse, arrogante, pour ne pas dire schizophrène. En gros, on ne peut pas vraiment compter sur elle… L'adhésion à une œuvre, même après sa redécouverte tardive, est un long chemin de croix. De nombreux pièges tendus parsèment la route de la reconnaissance d’un créateur et son apport dans le domaine identifié. Au reste, il faudrait autant de chercheurs compétents que d'auteurs intéressants pour pouvoir rétablir une histoire valable et acceptée par tous. Ce qui, il faut bien l’avouer, n’est pas forcément le cas aujourd’hui. Chercher la lueur dans l'ombre, tel est le credo qu'il faudrait appliquer pour tenter de sauvegarder notre immense patrimoine culturel, dans un monde où on aime disperser son énergie dans de vulgaires futilités. Mais ceci est un autre débat… Revenons à notre homme… Qui est donc Henri Allorge et pourquoi l'évoquer ici ? Sans entrer dans une controverse stérile qui consisterait à savoir si Henri Allorge est un grand homme, un habile écrivain ou un second couteau, notre article va davantage se pencher sur le coup de maître de cet auteur qui le rend pour le moins fascinant : sa poésie aux tonalités scientifiques.

Tout d'abord, et avec modestie, il convient de rendre hommage au critique littéraire, Éric Dussert, ce juste parmi les passionnés qui n'aiment rien d’autre que d’exhumer ces auteurs oubliés. Auteur d'un passionnant livre[1]Une forêt cachée. 159 portraits d’écrivains oubliés — notre archéologue a fouillé dans des archives que lui seul connaît pour faire émerger ces auteurs effacés, ces condamnés ô combien captivants. Tous les portraits recensés dans cet ouvrage ne valent pas forcément le détour, mais certains arrivent tout de même à sortir leur épingle du jeu et à nous surprendre. Et parmi ceux-là, un en particulier : Henri Allorge. L’auteur de L'Ame géométrique est peut-être l’un des écrivains français les plus sous-évalués du XXe siècle.

Son parcours

Illustration 2
Portrait de Henri Allorge © Auteur anonyme

Henri Allorge est né le 20 mars 1878 à Magny-en-Vexin dans le Val d'Oise. Destiné à une brillante carrière scientifique — il préparait son entrée à l’École polytechnique—, Allorge se détourne de cette voie toute tracée pour embrasser une carrière littéraire faite de hauts et de bas. Cet esprit éclairé fait ses armes dans le journalisme, en tant que rédacteur au Rappel, au Figaro illustré et à la Revue des poètes puis rédige ses premières nouvelles dans certains périodiques de l’époque. Il fonde également une revue (La Vie) dont on ne sait peu de choses. C’est en 1901 qu’il publie son premier recueil, Poèmes de la solitude (Revue Idéaliste). Mais la vie d'auteur n'est pas simple et ses écrits, aussi bons soient-ils, ne nourrissent pas notre homme. C'est ainsi qu'en attendant la gloire, celui-ci passe le concours de la fonction publique au ministère de la guerre et obtient un poste en tant que sous-chef du bureau, tout en continuant à écrire ses plus belles pages.

Allorge est en réalité un homme de lettres polyvalent. Bien que connu pour les romans d'anticipation, il est et reste un grand poète — l'Académie française reconnaîtra d’ailleurs son talent en le couronnant en 1910 pour son recueil de poèmes intitulé L'Essor éternel. La poésie comme le dit Éric Dussert est bien sa « meilleure béquille posthume », je dirais même plus qu’elle est une prothèse qui va accroître son prestige. 

Ses œuvres

Illustration 3
L'Âme géométrique, poésies. Lettre-préface de M. Camille Flammarion (1906), Henri Allorge (1878-1938), Paris, Plon-Nourrit et Cie, (1906).

Comme dans son récit, Le Secret de Maître Christophorus, dans lequel un professeur de musique réussi à recomposer les œuvres inachevées de Mozart, Allorge parvient, lui, à composer et à relier l'inconciliable : les lettres aux mathématiques et aux sciences. Même si un certain nombre d’auteurs ont expérimenté non sans mal cette union à travers le genre du « merveilleux scientifique » promu par Maurice Renard, Henri Allorge est certainement l’un des premiers à réussir cette délicate alliance métaphysique. Son curieux recueil de poésie L'Âme géométrique (1906), préserve la grâce et la musicalité poétique dans ces descriptions de figures géométriques comme la ligne, l'ellipse, la parabole ou encore la tangente etc. Cet opuscule, préfacé par Camille Flammarion, est salué par la presse mais n’en reste pas moins un ovni difficilement intelligible autant pour le simple amateur que pour les lettrés aguerris, pourtant habitués à ce genre de démonstrations intellectuelles. Allorge rédige ensuite Les Ailes de l'âme en 1910, un riche dialogue entre Molière, Cyrano et Chapelle sur l'avenir de l'art et des sciences. En 1922, il écrit son premier grand roman notable : Le Grand cataclysme, publié chez Crès et Cie, un roman d'anticipation évoquant la disparition de l'électricité et avec elle, la chute d’une civilisation. Sa version futuriste et pessimiste de l’histoire reste, sous certains aspects, assez lucide, et certains passages du récit annoncent la déliquescence denotre monde actuel. Deux ans plus tard, en 1924, il reproduit son premier exploit avec les Petits poèmes électriques et scientifiques (Perrin) au travers desquels cette fois-ci, Allorge arrive à conjuguer la poésie aux innovations scientifiques de l'ère moderne. Il s’applique à poétiser l'électricité, l’atome, les cristaux, le radium, les microbes, les étoiles et les forces invisibles etc. Cette connexion entre ces deux domaines que tout oppose est une entreprise risquée. Mais Allorge aime les défis. Il réussit parfaitement à métamorphoser la science et la rendre sensible, la difficulté étant de ne pas « assécher » le caractère poétique de la science par une rhétorique trop technique, et donc inaccessible. La science n’est plus synthèse mais imagination. Les grandes lois, les formules et l’analyse se soumettent devant la prose mystérieuse ; l’antagonisme, ici, n’a plus de raison d’être.

Encensé une fois de plus par les critiques et notamment par la célèbre Revue scientifique, il reviendra, vidé de ses obsédants desseins, à des romans populaires, plus consensuels — Le Baiser volé, Le Bagne sans sommeil, Les Rayons ensorcelés — et se tournera même vers l’histoire ou la critique musicale — Lettre de Camille Saint-Saëns.

LE POINT 

 Œil du monde, fleur de l’espace,
toile au tableau noir des nuits,
C’est par toi que naît et s’efface
Toute chose aux champs infinis.
Essence de l’être suprême,
Signe de la Divinité,
C’est toi le sublime poème
De toute la réalité !

Poème issu de L’Ame géométrique (1909)

Henri Allorge est une sorte de chercheur, d’explorateur de l’impossible. Sa bibliographie en est la preuve : Le Clavier des harmonies, transpositions poétiques traduit, par exemple, sa volonté de transposer ses impressions musicales en vers, Les Secrets de Nicolas Flamel s’associe à sa propre quête, celle de trouver la formule permettant de transformer la poésie en science. Dans un autre registre, certains textes préfigurent notre monde contemporain dans sa funeste ignorance des lois de la nature. Dans La Solidarité devant la nature, il avance que : « l'humanité doit se considérer comme comptable des trésors de la nature » et qu’elle doit se comporter comme « un administrateur économe et prévoyant et non comme un prodigue insensé qui dilapide son patrimoine sans songer à l'avenir »[2].

Henri Allorge meurt à l’âge de 59 ans, le 6 janvier 1938 à Paris, emportant avec lui ses secrets alchimiques littéraires. Une de ses dernières prophéties claironnent dans cette éternité désirée :

« Mais se peut-il même que je meure ? J’en suis venu à douter de la mort, tant mon existence a revêtu le caractère de l’immuable.

C’est le temps qui fait mourir.

Le temps n’est plus. A-t-il jamais été ?

Je suis hors du temps. »[3]

Souvent associé au Parnasse ou au symbolisme dans lesquels son œuvre parfois s'immisce sinon souvent comparé à Jules Verne, il ne faut surtout pas le limiter à ces seules considérations… Henri Allorge a en fait plusieurs visages. Il a effectivement quelques préfigurations fulgurantes et s’imprègne du style de son époque mais son incroyable invention dans le domaine poétique, ce fantastique syncrétisme efface tous les jugements à l’emporte-pièce. Entendez bien là : il ne s’agit pas là de vouloir l’apprécier ou de le dédaigner mais simplement de ne pas l’ignorer. Éditeurs, chercheurs, essayistes, écrivains, à bon entendeur !

[1] Eric Dussert, Une forêt cachée. 159 portraits d’écrivains oubliés, Paris, La Table ronde, 2013.
[2] Henri Allorge, La Solidarité devant la nature. Texte repris du blog L’Alamblog.
[3] Journal d’un inconnu intitulé, L’Abolition du temps, une rêverie du poète Henri Allorge (1878-1938).

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