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Rien ne peut réduire le génie à un stéréotype figé, il n’y a aucune règle en la matière ou éléments de réponse concrète. Et pourtant, si l’on désire se soustraire au relativisme ambiant, il s’avère nécessaire de se jeter à l’eau, d’imposer sa vision et de pouvoir proposer ne serait-ce qu’une ébauche de définition. À ce propos, remettons-nous en mémoire les dires de l’historien d’art, Ernst Gombrich, connu pour ses ouvrages à succès. Ce dernier s’opposait à l’hyper objectivité de l’éminent théoricien allemand, Erwin Panofsky qui lui, définissait le génie comme la manifestation logique de l’esprit d’une époque. Au détriment de cette pensée catégorique, merveilleusement étayée par le dialecticien allemand, Gombrich y opposait son sens de l’instinct. Selon lui, en ôtant la nature même de la subjectivité, qui englobe l’insaisissable émotion, on supprimait, par ricochet, les facteurs porteurs d’un idéal. A l’instar de Gombrich, l’illustre historien Bernard Berenson, spécialiste de la Renaissance italienne, corroborait ces propos en accréditant l’idée que l’indifférence et l’insensibilité ne pouvaient siéger au cœur de la plupart des domaines de la connaissance. De fait, il est vrai que l’homme, par principe, réagit. Il s’émeut, se passionne en face d’une création ; il exprime ses réserves ou s’enthousiasme pour une idée, une pensée. En conséquence de quoi, on peut dire que l’objectivité est un concept « mort-né » auquel il faut, pour exister, lui trouver une légitimité.
A ce mystère de l’être éclairé, de nombreuses questions surgissent dans notre esprit. De quoi parle-t-on lorsque l’on attribue à quelqu’un les traits d’un génie ? Est-il un grand homme, un modèle, un chef, un héros, un saint ? En réalité, la notion même du génie s’est construite de manière progressive et a traversé les siècles en ayant connu des significations différentes. Sa définition a tellement varié qu’il n’est pas aisé d’en donner une explication exacte, exempt de maladresse. Il est néanmoins envisageable de retracer les étapes qui ont forgées à chaud le culte de cette singularité.
La première étape émerge sous l’Antiquité. On qualifie de génie antique celui dont la ferveur céleste s’est abattue sur son être au point de lui avoir accordé des dons particuliers. Le prototype du génie apparaît ici comme celui de l’élan vital, comme une force intérieure dotée d’un caractère surnaturel. L’âme s’associe au daimon, modèle de sagesse régit par un esprit étranger, héroïque, miraculeux, jonction entre l’homme et les figures mythologiques.
La seconde étape, fondamentale, semble répondre à celle de l’apparition de l’ingenium durant la Renaissance. L’ingenium hérite de la redécouverte des vertus antiques mais celle-ci s’additionne à l’idée d’une faculté naturelle de l’homme pour l’inventivité et l’imagination. En somme, tout ce qui est inné. On passe en quelque sorte d’un talent ouvert à tous à des prédispositions personnelles d’où émerge les premiers relents de la gloire, du renom et de l’immortalité. En cela, le profane entre en collision avec le sacré. Le créateur, prophète en son domaine, serait suffisamment virtuose pour dépasser les dogmes de son temps et affirmer sa suprématie sur son monde environnant. Il est également intéressant de relever qu’à cette époque, dans les arts, on assiste à la genèse de l’historiographie comme en témoigne l’immense fresque des Vies des meilleurs peintres, sculpteurs et architectes de Giorgio Vasari ; un ouvrage qui divinise certains hommes au firmament de leur art comme Michel-Ange, Brunelleschi ou Raphaël.
Il s’en suit, au XIXe siècle, à l’époque du Romantisme, un renforcement du mythe. Cette troisième étape active une nouvelle image du génie à travers laquelle les émotions nouvelles s’unissent à l’ancienne ère de gloire désormais révolue. Nostalgique du passé, Goethe insistera sur la figure du penseur solitaire, au génie incompris. C’est durant ce siècle que l’on vise, par l’iconographie, à figurer le concept, comme on peut d’ailleurs l’observer dans l’œuvre de Jean Auguste Dominique Ingres La Mort de Léonard de Vinci, illustration du Roi François Ier assis sur le lit de mort de l’illustre prodige de la Renaissance.
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Quatrième étape : le début du XXe siècle, ère de l’invention qui, à travers la critique, les légendes et les récits littéraires et artistiques, a littéralement consolidé les assises du mythe romantique. Picasso, Marx, Einstein, Freud, Chanel, Pierre et Marie Curie, Pasteur, Churchill auront été célébrés de leur vivant. Ce processus d’élection collectif s’apparente à une volonté d’attiser les passions occidentales à l’âge de la frénésie industrielle et culturelle. Mais le second conflit mondial va mettre un terme à ce renforcement des sacres. Les idoles, en ces temps traumatiques, meurent comme les idéaux... Le génie deviendra désormais un terme galvaudé, appartenant au passé. Il paraît ainsi difficile d’évoquer de façon appuyé dans l’après-guerre, un savant, un artiste ou un scientifique d’exception quand bien même on peut citer dans le désordre quelques noms tels Andy Warhol, Jean-Paul Sartre ou encore Stephen Hawking (la liste n’étant pas figé).
La cinquième étape, qui s’établit au XXIe siècle confirme l’effacement progressif de la notion du génie. La vision nostalgique des temps anciens se substitue à un nouveau narcissisme pernicieux, un caprice sorti de son contexte originel. La perte du spirituel et avec lui, ses héros, annonce une période où la déroute des valeurs donne naissance à des phénomènes éphémères surévalués. La provocation vole la vedette à la découverte, l’aura de la recherche s’effondre au profit d’une image médiatique passagère. Dès lors, on assiste à un carnaval de personnalités qui endossent le costume d’êtres supérieurs alors même que leur banalité se dévoile à nu, au su et au vu de tous[1]. Cette identification au génie n’est, en définitive, pas si étonnante. Signe d’une pathologie contemporaine, elle renvoie à notre propre incarnation et reflète à travers un miroir déformant, une meilleure version de nous-même. Les hommes ont souvent besoin de rêver à une destinée hors du commun et de se croire dotés de talents suprêmes, probablement dans le but de répondre à une vie quotidienne plutôt monotone. L’intensification de la vie passe donc par cette illusion, ce mirage d’une existence sublime.
Le temps, qu’on se le dise, n’est pas linéaire. Des transformations, des bouleversements viennent trahir son ordre bien défini. Au point de penser que les maîtres d’aujourd’hui deviendront peut-être les disciples de demain. La réévaluation de la postérité, le déplacement des jugements de valeur sur le caractère fulgurant de certains hommes se mesurent à l’aune des acquis sociaux et culturels qu’il faut compléter, absorber et digérer. Car l’intelligence et les facultés, aussi incroyables soient-elles ne suffisent certainement pas à conforter la promesse d’une gloire posthume. La balance du temps pèse lourdement sur cette différence flagrante qui réside entre la reconnaissance d’un « public instantané » et celle du « plus grand nombre ». Il faut donc de la durée pour que l’entendement soit significatif, une certaine distance pour qu’une pensée devienne universelle et une pléiade de chercheurs et d’évènements manifestes dans l’histoire pour que ce vœu pieu d’un génie attesté par le commun des mortels, veuille bien apparaître.
Donner aujourd’hui son opinion sur un génie est-il donc vain et prétentieux ? Assurément non, car la quête de la perle rare se révèle être une aventure extraordinaire et entend prouver que, même s’il l’on se trompe, l’homme aspire à réenchanter son monde et à croire de façon ostensible au progrès. D’ailleurs, si le beau, la découverte, le goût restent des notions d’ordre personnel, il faut donc que l’auteur de l'article puisse répondre à la question d’origine, à savoir : « où sont donc passés les génies ? ». Si je suis le raisonnement de Gombrich, un parti pris s’impose. Concernant notre période actuelle, en toute honnêteté, mon ignorance dans la plupart des branches du savoir ne m’autorise pas à divulguer de noms spécifiques. Mais, en tant que passionné de l’art, et s’agissant de la période du XXe siècle, j’aime à penser qu’Isidore Isou, fondateur du dernier mouvement d’avant-garde, le lettrisme, est un homme de premier plan qui a eu un rôle important à jouer dans le renouvellement de notre bagage intellectuel. Ce créateur, mésestimé, aussi adulé par ses pairs que détesté par ses confrères, a su anticiper les révolutions artistiques et même politiques qui se sont manifestées dans la deuxième partie du siècle dernier. D’une part, grâce à la rédaction de son traité/manifeste d’une Introduction à l’esthétique imaginaire qui annonce les propositions de l’art conceptuel d’aujourd’hui puis, avec les manifestes du Soulèvement de la Jeunesse, révélateurs des contestations étudiantes qui se sont produites à la fin des années 60. Naturellement, cette thèse nécessiterait un plus long développement qui ne peut malheureusement trouver sa place ici. Dans tous les cas, la question reste ouverte et le choix, intime. Chacun est libre de valider cette préférence tout comme il peut la critiquer, souvent d’ailleurs, il faut bien l’admettre et s’y résoudre, au profit de sa propre inclinaison pour d’autres personnes de valeurs.
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In fine, il serait diablement intéressant de faire un sondage parmi nos lecteurs afin de savoir qui pourrait être considéré comme un génie aujourd’hui ou dans la deuxième partie du XXe siècle. Et d’ailleurs, est-ce une question encore valable ? Est-on finalement passé de plusieurs siècles de génies à un siècle d’individus qualifiés dans un domaine précis ? La technologie est-elle le seul fer de lance de nos sociétés modernes, révélatrice d’intentions géniales ? La question, encore une fois, reste en suspens… Seul le temps permettra de nous apporter une réponse valable. Au final, que le génie se manifeste importe peu, l’intention est là et le jeu d’approfondir nos connaissances en vaut la chandelle. Pour ma part, je crois sincèrement que la recherche, le travail et une bonne dose d’intuition, permettront de distinguer, de faire le tri et de révéler qui mérite, plus qu’un autre, d’entrer dans ce panthéon légendaire.
[1] On en veut pour preuve les affirmations récentes d’un certain rappeur aux États-Unis.