«La prise en compte des exigences écologiques conserve beaucoup d’adversaires dans le patronat. Mais elle a déjà assez de partisans capitalistes pour que son acceptation par les puissances d’argent devienne une probabilité sérieuse. Alors mieux vaut, dès à présent, ne pas jouer à cache-cache : la lutte écologique n’est pas une fin en soi, c’est une étape. Elle peut créer des difficultés au capitalisme et l’obliger à changer ; mais quand, après avoir longtemps résisté par la force et la ruse, il cédera finalement parce que l’impasse écologique sera devenue inéluctable, il intégrera cette contrainte comme il a intégré toutes les autres.»
André Gorz, Leur écologie et la nôtre, 1974
A Rang-du-Fliers, près de Berck-Sur-Mer dans le Pas-de-Calais (62), deux promoteurs, Cédric Guérin et Nicolas Fourcroy, rêvent de construire la plus grande serre du monde : une infrastructure de 20.000m2, sur 10 hectares de terrain, avec un dôme transparent dont le sommet culminerait à 60 mètres de hauteur, et qui permettrait de reconstituer avec animaux d'élevage et plantes élevées en pépinière un environnement tropical où la température avoisinerait les 28 degrés toute l'année. Tropicalia, nom de ce projet pharaonique, serait « une porte ouverte vers la compréhension et le respect d'un écosystème fragile » où les visiteurs entreraient « dans un monde animal et végétal en parfait équilibre pour le plaisir des sens». L'infrastructure serait en autonomie énergétique, « l'intégralité de la chaleur produit par l'effet de serre sera recyclée et stockée1 », et l'énergie excédentaire permettrait d'alimenter un réseau de chaleur urbain proche, dont un hôpital.
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Un projet phare de la Troisième révolution industrielle
Malgré ses atours verts, Tropicalia est bien un grand projet imposé et inutile, avec un joli logo représentant un colibri. Ce petit clin d’œil aux tenants de l'écologie inoffensive que sont Pierre Rahbi et Cyril Dion, n'est pas anodin. Que l'on ne s'y trompe pas : comme pour la construction d'une autoroute, d'un stade, d'un aéroport, d'une ligne LGV ou d'un barrage, ce projet aura des impacts désastreux pour l'environnement. Premièrement, la construction de cette serre, en plus d'artificialiser des terres agricoles, fragilisera la zone Natura 2000 et la zone d'intérêt faunistique et floristique (ZNIEFF) qui se trouvent à proximité du site. Ensuite, oubliant tout sens de la mesure et jouant aux apprentis créateurs, les promoteurs prennent le risque d'introduire des espèces animales et végétales étrangères, qui pourraient envahir la faune et la flore locale. Enfin, les infrastructures routières nécessaires pour acheminer les 500.000 visiteur·euses attendu·es chaque année vont accroître la bétonisation du territoire et créer de multiples pollutions.
Ce n'est pas totalement un hasard si ce projet est imaginé dans les Hauts-de-France, région qui veut « devenir championne de la Troisième révolution industrielle (TRI), comme elle l'a été de la première, celle du charbon et de la machine à vapeur 2». Le concept de la TRI vient de l'essai du prospectiviste américain Jérémy Rifkin, La Troisième révolution industrielle, qui explique qu'il faut changer le modèle économique face à l'urgence climatique. En 2013, l'ancien Conseil Régional du Nord-Pas-de-Calais, présidé par Daniel Percheron (PS), et la Chambre de Commerce et d'Industrie (CCI) de la région ont déroulé le tapis rouge pour J.Rifkin en lui commandant un travail de prospective sur cette thématique pour la modique somme de 350.000 euros3. L'objectif est clair : il faut convaincre le patronat aux thèses pseudo-écologiques, et stimuler l'innovation technologique pour nous sauver de la crise écologique. Le capitalisme mais repeint en vert. Après la défiguration du territoire et de ses habitant·es par l'industrie du charbon, place aux technologies vertes ! Le tout avec l'approbation des élu·es d'Europe Écologie Les Verts (EELV), dont Jean-François Caron, maire de Loos-en-Gohelle et élu régional chargé de la TRI.
Un soutien important de la région Hauts-de-France
Dix ans plus tard, le bilan du programme est contestable4, mais l'actuel président des Hauts-de-France, Xavier Bertrand, voit dans la TRI le moyen de créer des emplois en période de crise, et charge la CCI d'amplifier la Troisième révolution industrielle dans la région, en la renommant au passage « Mission Rev3 ». Tout est bon pour obtenir la croissance (verte) du PIB, du projet de décarbonation d'Arcelor Mittal, plus gros pollueur de la région, au projet Tropicalia, qui a obtenu la labellisation Rev3.
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Le soutien de la région des Hauts-de-France est aussi financier. La réalisation de Tropicalia est estimée à 73 millions d'euros, c'est un projet privé financé aux deux tiers par l'emprunt. Il bénéficie d'un prêt de 2 millions d'euros de la région des Hauts-de-France, et une subvention de 400.000 euros de la Communauté d'agglomération des Deux Baies en Montreuillois. Plus inquiétant, les promoteurs ont postulé à une aide de 10 millions d'euros de l'ADEME (Agence de l'environnement et de la maîtrise de l'énergie) et du fonds européen Feder. Le tout pour la création de... 50 emplois directs.
La résistance s'organise contre ce grand projet imposé
Après une consultation publique dématérialisée en 2018, le projet a reçu un avis favorable par le commissaire-enquêteur, qui a souligné l'absence d'opposition à la construction de Tropicalia. Dans la foulée, les promoteurs obtiennent le permis de construire. Tout semble se dérouler comme prévu pour Cédric Guérin et Nicolas Fourcroy... Mais un petit groupe de militant·es veille au grain, et en décembre 2019, le Groupement de défense de l'environnement de l'arrondissement de Montreuil et du Pas-de-Calais (GDEAM62) dépose un recours gracieux auprès des maires des communes de Rang-du-Fliers et de Verton pour obtenir le retrait du permis de construire. Tropicalia ayant le soutien de nombreux·euses élu·es prêt·es à tout pour quelques emplois, le recours est rejeté par ces derniers, ce qui n’entache pas la motivation du GDEAM62 qui dépose en mars 2020 un recours non suspensif au tribunal administratif de Lille. De plus, l'association réclame une vraie enquête publique ainsi qu'un débat public, car le projet estimé à 9,3 hectares, en fait en réalité plus de dix, et la consultation dématérialisée est jugée insuffisante.
Par ailleurs, le front de la contestation s'élargit et le recours administratif entrepris par GDEAM62 est soutenu par plus de 40 associations locales et nationales, comme Notre affaire à tous, Greenpeace, Attac, la Confédération Paysanne, les Amis de la Terre, et France Nature Environnement, réunis dans le collectif « Non à Tropicalia » qui demande l'abandon du projet.
D'autre part, certain·es militant·es appellent de leur vœux un durcissement de la lutte, comme le collectif Extinction Rébellion qui a occupé les lieux de construction du projet Tropicalia en juin 2020 et déployé une banderole demandant la création d'une ZAD. Si entre-temps le COVID19 a mis un coup d'arrêt au projet, les promoteurs espèrent commencer les travaux en janvier 2021. Mais la contestation a pris une autre dimension lors du premier rassemblement du collectif « Non à Tropicalia » le 20 décembre dernier, qui a réuni plus de 150 personnes et qui a été un vrai succès, médiatisant au niveau national la lutte engagée contre ce projet écocide.
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On a pu compter la présence dans ce premier rassemblement de partis politiques, comme la France Insoumise, le Nouveau Parti Anticapitaliste, Générations ou … EELV, qui a soutenu activement la promotion de la Troisième révolution industrielle dans les Hauts-de-France, et s'oppose aujourd'hui à un de ses projets phares. Les élections régionales approchent à grands pas, et la tête de liste des Verts Karima Delli, a bien compris que sa participation à la lutte contre Tropicalia pouvait lui servir de tremplin pour la présidence des Hauts-de-France.
Fort de ce premier succès, le collectif réfléchit d'ores et déjà à appeler à une nouvelle manifestation en ce début d'année. La bataille contre ce projet ne fait que commencer, et il est certain que les luttes victorieuses passées contre les GPI à Notre-Dame-des-Landes, Roybon ou Gonesse, vont inspirer et encourager les militant·es engagé·es contre Tropicalia.
1Citations extraites du site internet du projet : https://www.tropicalia.org/
2Site internet Rev3 Hauts-de-France https://rev3.fr/
3 Transition énergétique : De quoi Jeremy Rifkin est-il le nom ?, La Brique, 28 décembre 2014
4 Erwan Seznec, Hauts-de-France : mais où est donc passée la Troisième révolution industrielle ?, Médiacités Lille, 4 décembre 2020.