A l'attention de ceux qui s'obstinent à ne voir dans les événements en Turquie qu'une prise de pouvoir absolu par Tayyip Erdogan, j'ai pris aujourd'hui sur moi de traduire en français, assez vite et alors que je ne suis pas un très bon traducteur de l'anglais, une prise de position de la journaliste Nuray Mert parue dans l'édition en langue anglaise de Hürriyet. Comme elle l'explique elle-même et comme on pourra le constater en lisant sa fiche sur Wikipedia, elle est tout sauf complaisante envers Tayyip Erdogan. Et pourtant...
« Je déteste les théories du complot ; elles ne sont pas seulement l'expression d'une étroitesse d'esprit, elles bloquent également le sens commun et ouvrent le chemin aux eaux dangereuses de la xénophobie, de l'antisémitisme et de la paranoïa.
Malheureusement, elles sont très populaires de nos jours, en particulier dans les pays musulmans, et attisent les flammes de l'anti-occidentalisme, tout en favorisant une politique autoritaire nationaliste. Voilà pourquoi je suis une critique de longue date de l'esprit conspirationniste en Turquie et ai beaucoup écrit sur cette fermeture d'esprit.
Néanmoins, je dois admettre que je commence à voir même les derniers soupçons sur "le soutien des Etats-Unis ou de l'Occident à la tentative de coup d'Etat" comme pas tout à fait sans fondement. Cela ne veut pas dire que je suis parmi ceux qui accusent directement les États-Unis de comploter contre la Turquie, mais je trouve la réaction des Etats-Unis et de l'Ouest envers la tentative de coup d'Etat en Turquie comme tout à fait problématique.
Tout d'abord, les gouvernements occidentaux et les médias, dès le début, n'ont pas dénoncé de manière décisive la tentative de coup d'Etat. Au contraire, les chaînes internationales ont couvert l'information d'une manière presque apologétique pour les comploteurs. En outre, certains ont presque légitimé le mouvement lorsqu'ils ont affirmé que l'armée aurait pu réagir contre "l'inefficacité du gouvernement dans la lutte contre Daesh." Ensuite, certains ont commencé à laisser entendre que le président Recep Tayyip Erdogan aurait organisé tout cela dans le but d'utiliser ce prétexte pour étendre son pouvoir. Enfin, certains ont commencé à exprimer leur scepticisme concernant le rôle des gülenistes dans le putsch. Même s'il y a encore des aspects sombres dans toute cette affaire qui autorisent à être sceptique et à envisager la possibilité que le coup sera utilisé pour tenter une purge sévère, il n'est pas judicieux de se concentrer davantage sur l'histoire peu convaincante que Erdogan lui-même aurait mis en scène le tout, plutôt que sur l'histoire plus convaincante qu'il y a eu une tentative contre lui et que les comploteurs étaient très probablement gülenistes, car la lutte entre eux et Erdogan était devenue très violente.
Après tout, les États-Unis peuvent ne pas approuver la demande du gouvernement concernant l'extradition de Gülen en Turquie sans aucune procédure légale pour prouver son rôle dans le coup d'Etat, mais c'est autre chose de dépeindre Gülen comme une personne pieuse qui vit paisiblement aux États-Unis, ou comme un soufi qui n'a rien à voir avec la politique turque.
Enfin, nous connaissons l'obsession américaine/occidentale à agir contre les dirigeants nationalistes autoritaires dans d'autres pays, soit par intervention directe soit par ingérence informelle et trouble. J'espère qu'aucun cercle, dans un gouvernement occidental, et en particulier dans les agences de renseignement, n'a trouvé l'occasion d'essayer de faire quelque chose de similaire pour Erdogan en se mêlant à la querelle Erdogan-Gülen. Je suis fondamentalement une critique d'Erdogan, son parti et leur politique, et je suis la première et alors seule parmi les démocrates à avoir exprimé son inquiétude au sujet du tournant autoritaire en Turquie dès la fin de 2009. Je suis quelqu'un qui a payé le prix pour avoir été une adversaire de la politique autoritaire et de la politique kurde, et il ne m'est jamais venu à l'idée de changer mes habitudes quand j'ai rencontré toutes sortes d'intimidation. C'est parce que je n'ai aucune crainte de pouvoir être étiquetée comme une apologiste d'Erdogan, que non seulement je soutiens son gouvernement civil contre tout coup d'Etat ou complot, mais aussi que je me sens révoltée par les médias occidentaux, qui se sont uniquement concentrés sur le fait de le décrire comme un simple monstre à l'affut de toute sorte de mal et sur rien d'autre. En outre, la couverture récente des événements turcs est injuste envers la société civile et l'opposition en Turquie et tend à sous-estimer le dynamisme démocratique dans le pays. Je pense que le fait que la majorité du peuple et toute l'opposition unie aient réagi contre la tentative antidémocratique malgré la polarisation politique du pays est digne de louange.
Si nos alliés et nos amis occidentaux avaient voulu soutenir la démocratie en Turquie, ils auraient dû soutenir l'état d'esprit anti-coup d'Etat en général et la récente attitude de réconciliation d'Erdogan et son parti plutôt que de gâcher l'occasion en poussant la Turquie vers un état d'esprit anti-occidental, nationaliste et autoritaire.
Bien sûr, je suis très préoccupée par la possibilité d'un tournant plus autoritaire. Bien sûr, je sais que l'avenir est encore incertain et sombre. Bien sûr, je suis convaincue qu'Erdogan et son parti n'ont pas répondu et ne vont pas répondre de la manière la plus démocratique [note du traducteur : je n'ai pas bien compris cette phrase en anglais]. Et bien sûr, je suis très perturbée par la chasse aux sorcières, ayant des amis et connaissances parmi les journalistes arrêtés ; en bref, je ne suis pas très optimiste du tout. Pourtant, je suis plus effrayée par la possibilité d'une politique occidentale façonnée par l'obsession d'Erdogan que par toute autre chose.
Nous savons ce qui se passe si la politique occidentale est marquée par la volonté de se débarrasser des dirigeants nationalistes/autoritaires dans d'autres pays. Ce sont des peuples piétinés par la guerre qui se prennent les uns les autres à la gorge - ce qu'à Dieu ne plaise ! »
Billet de blog 1 août 2016
Turquie : "La réponse occidentale à la tentative de coup d'Etat est effrayante"
Cette déclaration est signée d'une journaliste turque qui ne cache pourtant pas son opposition résolue à Tayyip Erdogan.
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