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Billet de blog 24 juillet 2016

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Erdogan islamiste ?

L'islamisme n'est pas la bonne grille de lecture pour expliquer la "dérive autoritaire" du président Erdogan.

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Depuis 2002, date de l’accession au pouvoir de son parti l’AKP sur la base d'un programme mettant en avant la relance du processus d'adhésion à l'Union européenne, Tayyip Erdogan, leader d’un parti dont les statuts ne font aucune référence à l’islam, mais constamment qualifié d’« islamo-conservateur », a été systématiquement renvoyé dans l'opinion européenne à un islamisme dont il refuse de se revendiquer. Au lieu de le prendre au mot, les dirigeants de l'Union européenne ont finalement décidé vers 2006-2007, par la voix notamment de Nicolas Sarkozy et d'Angela Merkel, de claquer pratiquement la porte de l'Unions européenne au nez de la Turquie, pour des raisons qui ont largement avoir avec la démagogie anti-musulmane. Pourtant, dans les premières années de son gouvernement, l'AKP avait réussi, outre une prolongation spectaculaire du décollage économique de la Turquie (9,36 % de croissance en 2004 !), une formidable décrispation de la société politique turque, ralliant autour de lui une partie significative de la société civile libérale et laïque de Turquie, lasse de l'étatisme, du nationalisme crispé et des liens avec l'armée du parti kémaliste. De plus, avec l'AKP au pouvoir, la question kurde, jusqu'ici totalement bloquée par le nationalisme insensé de l'idéologie kémaliste et la tradition guerrière de l'armée turque sur le sujet, s'était largement détendue, avec la possibilité d'utiliser la langue kurde dans les écoles et les médias, jusqu'aux négociations, rompues seulement en juillet 2015, avec Abdullah Öcalan, le fondateur et leader du PKK. Derrière la possibilité d'une "paix kurde" et donc de la prise de conscience en Turquie que ce pays n'était pas uniquement turc, la possibilité d'une reconnaissance du génocide arménien pointait également son nez, comme l'avaient montré les déclarations de la présidence turque en 2014, présentant ses condoléances aux Arméniens pour les massacres de 1915.

Voilà pour le côté positif, non négligeable pour qui a connu la Turquie des années 1990. Le côté négatif est, évidemment, mieux connu : le classique isolement autour d'une garde rapprochée après 10 ans de pouvoir, la corruption, la répression du mouvement de Gezi, la gestion erratique des relations internationales, en particulier avec les voisins de la Turquie, les lois et les discours de plus en plus prêchi-prêcha, religieux et conservateurs, la reprise de la guerre kurde dans le Sud-Ouest, les procès contre les journalistes.

Cela fait-il de Tayyip Erdogan un "islamiste" ? Non, ce n'est pas la bonne grille de lecture. Conservateur, et même très conservateur, certainement, et il le revendique d'ailleurs, contrairement à l'islamisme. "Islamo-conservateur", peut-être, à condition qu'on qualifie George W Busch ou un Sarkozy déclarant que "l'instituteur ne pourra jamais remplacer le curé ou le pasteur" de "christiano-conservateur". Mais un islamiste aurait-il déclaré en septembre 2011 aux foules tunisiennes et égyptiennes, alors en plein printemps arabe, qu'"un musulman pieux peut gouverner un État laïque avec beaucoup de succès", à la grande colère d'ailleurs des Frères musulmans ? On notera au passage que cette phrase a systématiquement (faites un tour sur Google) été tronquée dans la presse française pour devenir "un musulman pieux peut gouverner un État laïque avec beaucoup de succès ». N'y voyons pas malice ni complot : le fait que Tayyip Erdogan ait pu prononcer cette phrase était simplement impensable en France.

La "dérive autoritaire" de Tayyip Erdogan ne s'explique probablement pas par on ne sait quel "agenda caché" islamiste, mais un évident sentiment d'avoir été lâché, par l'Union européenne d'abord, puis par ses anciens alliés des réseaux gülenistes, enfin par les Etats-Unis. On ne reviendra par sur l'Union européenne. Mais revenons sur l'année 2013. En Egypte, le mouvement Tamarod demandant le départ du président Morsi (élu avec 52 % des voix comme le sera Tayyip Erdogan en 2014…) commence en avril 2013 et organise des manifestations massives contre les Frères musulmans au pouvoir. En mai-juin 2013, en Turquie, la contestation démarrée au parc de Gezi se répand dans tout le pays, déclenchant une répression totalement disproportionnée. Le 3 juillet 2013, le général Sissi renverse Mohamed Morsi. Le président Obama ne prononce même pas l'expression "coup d'Etat" pour exprimer, certes, sa "profonde préoccupation". En décembre 2013, une vaste opération anti-corruption touchant directement l'entourage de Tayyip Erdogan est déclenchée, puis matée. A l'origine de cette opération, des juges proches des réseaux de la confrérie Gülen, dont la base est aux Etats-Unis. L'administration américaine est à l'évidence ambivalente à l'égard de cette confrérie, suspectée par exemple de financer des sénateurs et représentants (voir un article daté de juillet 2014 sur buzzfeed.com et un article moins à charge du Wall Street Journal du 4 juin 2010). Ajoutons à cela la paranoïa traditionnelle de la politique turque envers "les ennemis de l'extérieur qui veulent dépecer le pays", qui remonte au déclin de l'empire ottoman, en passant par le traité de Sèvres et la guerre de libération de Mustafa Kemal Atatürk, et on comprendra, mieux qu'en l'expliquant par son supposé islamisme, pourquoi Recep Tayyip Erdogan, lorsqu'il perd la majorité absolue au parlement en juin 2015, se lance dans la fuite en avant de la "dérive autoritaire".

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