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Billet de blog 29 juillet 2016

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Le "camp laïc" en Turquie

Les commentaires français sur la Turquie sont souvent biaisés par une volonté de défendre à tout prix la laïcité dans ce pays, alors qu'elle n'est pas ce que l'on croit.

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L'article du professeur Jean Marcou, parfait connaisseur de la politique turque, paru ce jour sur le site de l'Observatoire de la vie politique turque qu'il dirige est intitulé "Turquie : les lendemains complexes du coup d’Etat manqué". Repris en partie ce 29 juillet dans Le Monde, il porte désormais le titre "Depuis le coup d’Etat manqué, un unanimisme malsain a saisi toute la société turque". Au-delà du jugement ainsi mis en valeur par Le Monde, et qui en dit long sur la difficulté de l'opinion française à penser la situation actuelle en Turquie de façon un tant soit peu "complexe", la perplexité affichée par Jean Marcou est en soi intéressante. Citons-le : "Une unanimité politique et sociétale vénère la démocratie et l’Etat de droit sauvegardés, alors même que des purges frappent des milliers de personnes, dissolvent des institutions, et restructurent des administrations. Il y a là une contradiction bien difficile à comprendre et à accepter."

Ces phrases illustrent à mon sens l'incapacité de l'opinion française à penser qu'il pourrait y avoir aussi des aspects positifs dans les réactions de la société turque après la tentative de putsch. Cette vénération de "la démocratie et l’Etat de droit" n'est tout de même pas une mauvaise nouvelle, surtout lorsque l'on connaît l'histoire politique de la Turquie ! Après avoir souligné la "convergence" actuelle entre le parti au pouvoir et le parti kémaliste, et noté bien sûr le fait que le parti de gauche pro-kurde était exclu de cette convergence, même si des signes aussi bien sur le terrain politique que sur le terrain militaire de la guerre avec le PKK pouvaient laisser envisager une détente, Jean Marcou, commentant les purges à grande échelle actuellement en cours, ne manque pas de noter qu'"on observe notamment que des journalistes de l’opposition kémalistes, qui s’étaient pourtant attirés les foudres présidentielles au cours des derniers mois, sont épargnés actuellement."
De fait, les arrestations de journalistes touchent surtout des personnes qui ont été proches du pouvoir, des conservateurs hétérodoxes. C'est un peu comme si en France on avait arrêté Jean d'Ormesson... C'est inacceptable bien sûr, mais tout cela confirme l'idée que je défends dans ce blog depuis la tentative de putsch du 15 juillet : penser les événements actuels en Turquie comme un affrontement entre "laïcs" contre "islamistes" n'est pas la bonne grille de lecture.
C'est pourtant la grille de lecture prévalant dans l'opinion française. Il me semble que cette erreur provient de deux facteurs : une méfiance absolue, pour ne pas dire plus, envers tout ce qui ressemble à quelque chose ou quelqu'un de musulman, mais aussi une volonté de défendre la laïcité, qui serait un patrimoine national que la France a légué au monde. Peu d'héritiers se sont présentés de fait, mais il se trouve que la Turquie en fait partie. La république de Turquie est "laïque". Et il faut donc défendre le camp laïc en Turquie.
Ce biais dans la compréhension de la réalité turque se double du fait que la laïcité kémaliste n’a pas grand-chose à voir avec la laïcité française. Elle ressemblerait plutôt au régime concordataire napoléonien. Si la république française, par sa loi de 1905, « ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte », la loi turque de 1924 voulue par Mustafa Kemal Atatürk instaure un organisme d’Etat chargé des Affaires religieuses (Diyanet), qui finance uniquement le culte musulman sunnite et ses mosquées, salarie les imams, et est chargé « d'éclairer la société sur la religion, le culte et la morale de l’Islam ».
Le second mythe français lié à la laïcité est celui de l’armée turque, qui serait donc son « garant » (voir encore l’Obs, La Croix, Libération après la tentative de putsch). Rappelons que, après le coup d’Etat de 1960, l’armée turque n’a absolument pas remis en cause l’arabisation des prières, le triplement du budget du Diyanet, ou le programme de construction de mosquées décidés par le gouvernement qu’il venait de renverser, et que l’idéologie officielle du coup d’Etat de 1980 était la « synthèse turco-islamique », qui rendit par exemple obligatoire les cours de culture religieuse à l’école.
De fait, la laïcité turque a eu pour principale vertu de permettre aux non-musulmans sunnites d'avoir une existence juridique garantie par les constitutions et/ou le traité de Lausanne. Elle a surtout permis à une élite d'Etat ou des entreprises publiques de s'approprier un style de vie "à l'européenne" (habillement, boissons, culture) par lequel elle se distinguait radicalement du "petit peuple", religieux, ne buvant pas d'alcool et n'allant pas l'opéra... On peut observer le mépris de cette élite pour le "petit peuple" - au-delà de la nostalgie littéraire - dans la plupart des romans d'Orhan Pamuk, lui-même issu de cette élite.
Par ailleurs, le succès électoral continu du parti de Tayyip Erdogan depuis 2002 s'explique en bonne part par un sentiment de revanche sociale face à cette élite arrogante, oligarchique et souvent mauvaise gestionnaire. La popularité de Tayyip Erdogan, élevé dans un quartier populaire et religieux d'Istanbul, tient aussi en grande partie à ce phénomène de revanche sociale.
Alors, "complexe" ou "malsaine" la situation en Turquie ?

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