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Ce mardi 2 avril fut une nouvelle journée d’action contre le « choc des savoirs », cette réforme voulue par l’ancien ministre de l’éducation nationale, Gabriel Attal, brièvement défendue par son éphémère successeur, Amélie Oudéa-Castéra, puis, sans grande conviction, par l’actuelle ministre, Nicole Belloubet, et rejetée en bloc par l’ensemble des acteurs de l’éducation nationale, c’est-à-dire aussi bien par les principales fédérations de parents d’élèves que par les enseignants, aussi bien par les chefs d’établissement que par plusieurs corps d’inspection.
Face à ce refus massif et consensuel, qui pourrait suffire à indiquer qu’il s’agit là d’une mauvaise réforme, seul le désormais premier ministre, Gabriel Attal, s’entête à penser que les annonces faites il y a un an lorsqu’il était rue de Grenelle et que, malgré sa jeunesse il est allé chercher dans le système éducatif de nos grands-parents, sont à même de faire progresser les élèves français et de leur rendre une place honorable dans les classements internationaux.
Malheureusement, il ne suffit pas d’être convaincu soi-même pour parvenir à convaincre les autres.
Malheureusement, il ne suffit pas d’affirmer que telle mesure est une solution pour qu’elle règle quelque problème que ce soit.
Malheureusement, il ne suffit pas d’un slogan pour emporter l’adhésion.
Car comment ne pas voir que le « choc des savoirs » relève d’abord, et essentiellement, de la communication publicitaire. C’est la devise d’un hebdomadaire bien connu, mais raccourcie et réécrite : disparu le « poids des mots », ne reste plus que le « choc des photos ».
Disparu le « poids des mots », disparu aussi le « poids des savoirs ». « Choc des photos », « choc des savoirs », comme s’il n’était plus question, derrière même la violence du vocabulaire conservé, que de produire de l’image. Image de l’action, image de l’autorité, image de la volonté.
N’est-il pas symptomatique de cette obsession de l’image que la première décision de Gabriel Attal, ministre de l’éducation, fût d’interdire le port d’un vêtement, qui restait très marginal dans nos écoles, et, par cette interdiction, de l’avoir rendu médiatiquement et exagérément visible ? Comment comprendre autrement l’expérimentation de l’uniforme, voulue par le même ministre ? L’uniforme, c’est encore de l’image. Et peu importe le coût que sa généralisation engendrera pour l’État et les collectivités, si elle permet d’imposer à l’opinion l’image d’une volonté, d’une action politique, et d’une autorité retrouvée.
« Choc des savoirs », ce slogan, c’est l’arbre qui, délibérément, cache la déforestation. Car qu’y a-t-il derrière le « choc des savoirs » ? La labellisation des manuels scolaires, la mise en place de groupes de niveaux sur l’intégralité des horaires de français et de mathématiques, pour les 6e et les 5e à la rentrée prochaine, pour les 4e et les 3e, à partir de 2025, la généralisation de la méthode de Singapour dans l’enseignement des mathématiques, l’obligation d’obtenir le DNB pour pouvoir passer en 2nde, la création d’une classe de remise à niveau pour les élèves n’ayant pas obtenu le DNB et souhaitant passer en 2nde, le retour du redoublement prononcé par les conseils de classe.
On conviendra aisément que se jouent, dans cette litanie de mesures, des enjeux autrement plus conséquents que dans le port de l’uniforme. Pourtant, on expérimente ce dernier dans une centaine d’établissements. Et on impose tout le reste, qui est le plus grave, à tous les établissements, sans expérimentation.
C’est bien là le choc, où les savoirs finalement n’ont rien à faire, dans cette brutalité d’une décision tombée d’en haut qui ne se donne même pas la peine de convaincre et qui se moque bien des dégâts que son contact avec la réalité ne manquera pas de provoquer.
Les redoublements ? la preuve de leur inefficacité a été faite depuis longtemps.
Les groupes de niveaux ? la recherche scientifique, à de nombreuses reprises, leur mise en œuvre dans certains pays, comme la Suisse, ont démontré leur impuissance à réduire les inégalités scolaires : ils ne bénéficient réellement qu’aux meilleurs élèves, échouant à faire progresser les élèves en difficulté, durablement stigmatisés. Les solutions ne sont pas là.
Comment peut-on penser une seconde que le premier ministre, qui a toutes ces données à sa disposition, ne le sache pas ? Il le sait, et c’est bien pour cela qu’il n’expérimente pas. Parce que l’expérimentation prouverait une nouvelle fois que les redoublements sont inefficaces, que les groupes de niveaux sont contre-productifs.
Parce que l’expérimentation, avec sa rigueur, son temps propre qui n’est pas le temps médiatique, ses précautions nécessaires, écornerait l’image de la volonté, de l’action, de l’autorité retrouvée.
Oh oui, le premier ministre sait que son « choc des savoirs » est impropre à réduire les inégalités scolaires et que, bien au contraire, il les aggravera. Il le sait si bien qu’il en a déjà prévu l’échec. En effet, pourquoi prévoir la possibilité pour un conseil de classe de prononcer un redoublement si les groupes de niveaux parviennent à faire progresser les élèves en difficulté ?
Est-ce à dire que, à la fin de l’année scolaire, il pourrait rester des élèves de 6e qui, après avoir suivi les enseignements de mathématiques et de français dans le groupe des élèves en difficulté, n’auraient pas atteint le niveau attendu et devraient être maintenus en 6e, et probablement de nouveau dans le groupe des élèves en difficulté ? Pourquoi prévoir également une classe intermédiaire de remise à niveau entre la 3e et la 2nde ?
Est-ce à dire que, après quatre années passées dans des groupes de niveaux, des élèves pourraient ne pas obtenir le DNB et avoir encore besoin d’une année supplémentaire parmi d’autres élèves en difficulté ?
On le voit, le « choc des savoirs », en plus de désorganiser les établissements scolaires, de limiter considérablement la liberté pédagogique des enseignants, est avant tout une violence faite aux élèves, et particulièrement à nos élèves les plus fragiles.
Faut-il à ce point ignorer ce qu’est un élève de collège, c’est-à-dire un adolescent, pour ne pas voir qu’instituer des groupes de niveaux revient non seulement à gommer mixité sociale et hétérogénéité scolaire mais à favoriser la stigmatisation des uns par les autres, mais à favoriser une auto-stigmatisation entraînant, pour les élèves les plus en difficulté, une perte de confiance en soi, et les poussant vers le décrochage scolaire ?
Le « choc des savoirs », nous l’avons dit, n’a pas pour objectif de résoudre les difficultés du système scolaire français, mais d’exhiber, pour l’opinion, l’image d’une volonté, d’une action et d’une autorité politiques. Une dernière preuve, à l’appui de cette analyse, est la précipitation avec laquelle sont choisies les modalités de mise en œuvre. On sait que, dans les temps politique et médiatique, la précipitation se donne souvent comme l’expression d’une volonté qui agit et manifeste, par là-même, son autorité.
Mais dans le temps humain, la précipitation est plus souvent signe qu’on n’a pas pris le temps de réfléchir avant d’agir.
Ainsi, qui, au ministère, a pris le temps d’anticiper l’impact de la mise en œuvre des groupes de niveaux sur l’organisation interne d’un établissement-type, sur les emplois du temps des élèves et des enseignants, sur les conditions de travail de ces derniers ?
Qui, dans le même ministère, a pris le temps, avant que le texte ne paraisse au Journal officiel, d’estimer les moyens nécessaires à l’application du « choc des savoirs », moyens financiers et moyens humains ?
À l’évidence, personne… puisque les chefs d’établissement ne sont pas plus rassurés aujourd’hui qu’hier ; puisque nous savons déjà que certains collèges ne bénéficieront pas de moyens supplémentaires et devront se débrouiller avec leur dotation propre ; puisque nous avons appris récemment que le ministère envisage, pour assurer les enseignements dans les groupes de niveaux, de nommer en collège des professeurs des écoles, d’embaucher toujours plus de contractuels à qui subitement on promet de meilleures conditions, et même de rappeler des enseignants retraités.
D’évidence, la précipitation ici a tout à voir avec la plus manifeste impréparation. Que penser, dans ces conditions, d’une ambition qui ne se donne pas même les moyens de sa réussite, sinon qu’elle n’a pour valeur que d’affichage et que ceux qui la brandissent n’ont, finalement, aucune volonté concrète de la voir atteindre les objectifs fixés.
On sait, depuis Magritte, que l’image d’une pipe n’est pas une pipe. Eh bien, nous savons désormais, depuis Gabriel Attal, que les images de la volonté, de l’action et de l’autorité ne sont pas davantage la volonté, l’action et l’autorité.
Qu’est-ce en effet qu’une volonté, qui ne s’accompagne pas des moyens de se réaliser ? Une velléité.
Qu’est-ce en effet qu’une action, qui se fait sans réflexion préalable et dans la précipitation ? Une agitation.
Qu’est-ce en effet qu’une autorité, qui n’entend pas les réserves des acteurs de terrain ? Un autoritarisme de palais.
Ceux qui veulent, qui agissent, qui cherchent à maintenir une autorité, ce sont justement les acteurs de terrain, ceux-là mêmes qu’on n’entend pas, que l’opinion néglige parce que la simplicité du slogan aura toujours plus d’effet sur elle que la complexité du réel, ceux-là mêmes qu’il sera toujours temps d’accuser, quand viendra le temps d’exprimer la velléité d’une nouvelle réforme de l’éducation nationale pour remplacer le « choc des savoirs », d’en avoir provoqué l’échec.
Le « choc des savoirs »… qui peut prétendre comprendre le sens de la formule ? « Choc des photos », on comprend : les photos sont à l’origine du choc, elles produisent l’émotion de qui les regarde. Mais « choc des savoirs » ?
Derrière la bizarrerie du syntagme, il faut bien plutôt comprendre l’inverse : ce ne sont pas les savoirs qui provoquent un bouleversement, mais bien le choc qui est censé produire des savoirs. La connaissance naîtrait donc d’une violence nécessaire… Vacuité du slogan ministériel, qui, ne véhiculant aucun sens, ne pointe aucune direction ; mais choisit de mettre en exergue l’idée du choc.
Les dictionnaires ne donnent aucune acception positive du mot : c’est, tour à tour, la « rencontre brusque d’un corps avec un autre », un « combat de deux troupes qui se chargent », un « conflit plus ou moins violent », en médecine un « état aigu et préoccupant » déclenché soudainement chez un patient, et, dans son sens figuré un « événement malheureux qui porte atteinte à l’équilibre physique et moral ».
Il n’y a, nous apprend le Centre national de ressources textuelles et lexicales, que dans le jargon publicitaire, où ce mot est valorisé, dans des locutions comme formule choc ou image choc. Autant dire qu’il n’y a que des professionnels de la communication qui peuvent retirer, mais pour eux-mêmes, du positif d’un choc quel qu’il soit.
Mais nous, qui ne sommes ni premier ministre, ni ministre de l’éducation nationale, ni professionnels de la communication, nous qui ne sommes que des acteurs de terrain, au contact quotidien des élèves, nous refusons de renier nos valeurs pour servir la fabrication d’images, nous refusons la brutalité de ce « choc des savoirs », qui, délaissant la belle idée qu’il ne faut laisser aucun élève au bord du chemin, formalisera des « bords du chemin » à l’intérieur même de nos établissements.
Nous refusons cette réforme, car il ne saurait y avoir de choc ; il n’existe que, moins tape-à-l’œil pour l’opinion, plus banale mais combien plus vraie, il n’existe qu’une transmission des savoirs.