La polémique actuelle sur le Printemps Républicain et sur le dernier roman d'Aurélien Bellanger me rappelle la chronique régulière que tenait Caroline Fourest à l’émission Les Matins de France Culture il y a une dizaine d’années. Je ne connaissais pas Mme Fourest. Au début, j’approuvais sa défense de la laïcité, sa critique de l’extrême-droite et son combat pour les droits des homosexuels.
Peu à peu cependant, j’ai été agacé par ses fréquentes contre-vérités, son usage manipulateur de termes comme « universalisme » et ses propos stigmatisant les minorités ethniques et religieuses dont toute forme d’organisation relevait à ses yeux du « communautarisme ». J’étais troublé de constater que ses propos reprenaient les thèmes xénophobes du Front national, même si elle prétendait condamner l’extrême-droite. Comme si cette condamnation était une façade pour préserver une certaine image de pureté. Un reste de sur-moi de gauche, un reste de diabolisation du lepénisme…
A quelques reprises, elle parla du Canada. Sur ce sujet, elle ne pouvait pas me tromper… Ses propos consistaient à condamner le multiculturalisme, le pluralisme et la tolérance canadiens à partir d’une lecture superficielle, tendancieuse et souvent mensongère de la réalité canadienne. Ce discours me rappelait les condamnations du « cosmopolitisme » chers aux antisémites du début du 20ème siècle. Mme Fourest donna des conférences au Québec et fut accueillie comme une star par la frange xénophobe des nationalistes québécois, heureux de trouver chez une « intellectuelle de gauche » une justification de leur islamophobie.
En décembre 2013, Mme Fourest consacra une chronique à une affaire impliquant la secte juive ultraorthodoxe Lev Tahor accusée au Québec de mauvais traitements à l’égard des enfant. Connaissant assez bien l’affaire, je constatai que Mme Fourest présentait comme des faits des rumeurs sordides qui couraient sur internet et n’avaient reçu aucune validation par des autorités ou des journalistes compétents. Elle en tirait des conclusions péremptoires sur les ravages du multiculturalisme et des « accommodements raisonnables » à la Québécoise et sur la supériorité du « modèle universaliste et laïc » français.
J’ai écrit une lettre aux Matins de France Culture afin de rétablir les faits. Il me semblait que l’exposé des contre-vérités de Mme Fourest, qui, sur la radio publique française, jetaient le discrédit sur les efforts canadiens et québécois de promotion du pluralisme et de la tolérance, méritait un correctif ou au moins une réponse. J’ai attendu. Rien. Pas même un accusé-réception. Silence « radio »…
Il ne s'agit pas pour moi de rejeter toute critique du multiculturalisme canadien ni d'inverser les charges en prétendant que ce dernier est supérieur à l'approche assimilationniste française. Il s'agit plutôt de prôner l'honnêteté du débat et la véracité des faits présentés dans les médias publics.
Voici l’intégralité de mon message de décembre 2013 aux Matins de France Culture :
Bonjour à l’équipe des Matins,
Je suis Québécois, j’ai vécu huit ans en France et France Culture représente pour moi le meilleur de votre admirable pays. L’émission « Les Matins » est une source quotidienne d’information et de réflexion dont je tiens à vous remercier.
Je dois dire cependant que j’ai éprouvé un grand inconfort à l’écoute de la chronique du 10 décembre de Mme Caroline Fourest. A partir d’un fait divers sordide impliquant la secte juive ultraorthodoxe Lev Tahor, Mme Fourest proclame des généralités sur le multiculturalisme canadien et suggère la supériorité du « modèle laïc » français.
Passons sur le fait que Mme Fourest présente comme vérité la version la plus sensationnaliste rapportée par les médias, sans informer ses auditeurs que cette version est contestée. Admettons que cette version soit avérée. Il faut une bonne dose de mauvaise foi pour présenter ce cas extrême de délinquance comme représentatif du multiculturalisme canadien. Que diriez-vous si on tirait des conclusion générales sur la laïcité française à partir des cas de Mohammed Merah et de Sohane Benziane ? La secte Lev Tahor, loin d’être encouragée en vertu de la politique de multiculturalisme, est au contraire aux prises avec les autorités judiciaires et civiles québécoises et ontariennes.
Par ailleurs, Mme Fourest tient des propos sur les « accommodements raisonnables » qui révèlent son ignorance affligeante de cette pratique. Contrairement à ce qu’elle affirme, les cas d’accommodements problématiques sont extrêmement rares. La commission de consultation sur les pratiques d’accommodements créée en 2007 pour étudier la « crise des accommodements » au Québec, qui a fait une étude approfondie de la question, a relevé à cette époque 21 cas problématiques et a signalé que dans 15 de ces 21 cas, il existait des distorsions considérables entre la version présentée dans les médias et les faits patiemment reconstitués par la commission.
Les 21 cas problématiques font sourire : on a rebaptisé un arbre de Noel « arbre de vie »; on a givré les vitres d’un centre sportif pour qu’une communauté juive orthodoxe voisine n’ait pas à voir les corps légèrement vêtus des femmes à l’entraînement; une « cabane à sucre », restaurant typique en milieu rural, a servi de la soupe aux pois sans jambon à tous les clients lors d’un repas à cause de la présence d’un large groupe de Musulmans. Voici le genre d’incidents, par ailleurs extrêmement rares, dont Mme Fourest voudrait faire croire à vos auditeurs qu’ils représentent un danger pour notre démocratie et une faiblesse coupable devant l’intégrisme. Pour ces 21 cas regrettables, combien d’accommodements ont permis de répondre aux besoins légitimes de membres de minorités religieuses sans nuire à la majorité et de favoriser ainsi leur sentiment d’appartenance à la société canadienne ! Signalons que, depuis 2007, les autorités publiques se montrent plus rigoureuses encore et le nombre d’accommodements litigieux a beaucoup diminué.
Si on voulait vraiment comparer les modèles français et canadien, il faudrait le faire sérieusement en observant les tendances de fond de nos sociétés et non les anecdotes et des faits divers amplifiés par le sensationnalisme des médias.
Au Canada, nous ne connaissons pas les tensions interethniques dont souffre la France et dont la crise des banlieues de 2005 a été un épisode qui, lui, n’a rien d’anecdotique. L’extrême droite qui fleurit en France est chez nous groupusculaire. L’islamisme radical existe au Canada, mais il est extrêmement minoritaire. Nous n’avons pas connu comme en France d’attentats terroristes ou d’épisodes de violence comme l’affaire Merah. Les cas de violences contre les jeunes femmes musulmanes sont beaucoup plus rares qu’en France. Au Canada, pas de ghettos isolés, coupés du reste de la société, comme certaines banlieues parisiennes. Nos quartiers « ethniques » se comparent plutôt au quartier chinois du 13ème arrondissement.
Une comparaison sur la présence des minorités dans les parlements et les conseils municipaux et dans les sphères dirigeantes des entreprises et des universités ne serait pas à l’avantage de la France. Au Canada, nous avons eu une gouverneure générale (chef d’État) d’origine asiatique et une d’origine haïtienne. Cette dernière n’a jamais été traitée de guenon et n’a jamais été invitée à manger des bananes.
Enfin, puisque Mme Fourest s’intéresse beaucoup aux accommodements abusifs et aux faits divers, si je me fie à ce que j’entends sur France Culture, ils sont beaucoup plus nombreux en France qu’au Canada : patients qui refusent de se faire traiter par une personne du sexe opposé dans les hôpitaux, policiers qui n’interviennent pas dans des quartiers sous la coupe de groupes fondamentalistes, refus de parler de la Shoah dans certaines écoles, et j’en passe.
Loin de moi l’idée de proclamer que le multiculturalisme canadien est un modèle idéal et qu’il serait supérieur à la laïcité française. Bien des facteurs sont en jeu pour expliquer le relatif succès du Canada dans l’intégration des diverses communautés : notre peuplement récent et pluraliste (autochtone, anglophone, francophone puis multiethnique), notre immigration choisie, notre histoire dont le colonialisme est absent, notre système d’éducation plus égalitaire, et j’en passe.
Mme Fourest a le droit de critiquer le Canada mais qu’elle le fasse sans parti-pris, avec sérieux et bonne foi.
Je vous salue cordialement,
Guy Archambault
Montréal