« Sois sûr d’avoir épuisé tout ce qui se communique par l’immobilité et le silence » Robert Bresson, notes sur le cinématographe.
C’est un film de Manuel von Stürler, qui nous invite à entrer dans l’univers des animaux et des hommes qui se déplacent ensemble, lors d' une transhumance d’hiver, dans une nature à la fois « terre-mère » et dure à vivre.
Hiver. La transhumance que nous suivons est rude pour les animaux et les hommes qui doivent vivre, avancer dans la neige, la pluie et le froid, et dormir sous les arbres ou près d’une haie, recouverts de peaux de bête. On se dit que Pascal, le berger, et Carole, la bergère, ne peuvent tenir que parce qu’ils ont choisi de quitter le confort des maisons, de se mettre en route, de s’engager dans une aventure, sans doute pas vitale (ils ne risquent pas leur vie) mais vivante, humaine où ils devront se confronter aux aléas topographiques, météorologiques et logistiques, chaque jour. « Il faut de la passion, pour çà » dira Pascal à un paysan.
Transhumance. Au début avec 800 moutons, 3 ânes et 4 chiens. Le troupeau rétrécira au fil des allers-retours de la bétaillère qui les emmène pour être tués. Dans quelques mois, Noël. Les moutons avancent, en troupeau, guidés par celui qui porte la cloche et qui suit au plus près Carole, en tête de la longue procession, telle une fourmilière, qui peut s’échelonner sur des centaines de mètres… Et puis, derrière, libres, les ânes qui portent le matériel (vêtements, bâches et peaux de bêtes pour dormir, nourriture)… On pense souvent dans le film à Balthasar, l’âne du film de Robert Bresson. Ils encaissent, ils subissent, ils avancent… Ils n’iront pas à l’abattoir comme les moutons. Ils mourront seuls, à la fin de leur vie, silencieux et libres. Quant aux chiens ils sont entre l’homme et les moutons : ils appliquent les ordres de leurs maîtres et ont quelques privilèges : ils viennent près du feu, vont sous la tente montée pour la nuit. Et il y a aussi le jeune chiot, Léon, protégé qui va bientôt apprendre à diriger le troupeau.
Et puis, il y a les bergers : Pascal et Carole vivent au rythme de leurs animaux. Elle vient de Bretagne, avec peu d’expérience. Lui fait les transhumances depuis trente trois ans. On ne saura presque rien de leur histoire. Souvent il lui crie des ordres, l’engueule parfois. Sinon, le plus souvent, c’est le silence. Les mots d’amour pour ses bêtes, pour la nature, pour Carole, il les garde pour lui. Pas pour la caméra.
Qu’il neige, qu’il pleuve ou qu’il vente, le troupeau doit avancer. Il croisera des voitures qui n’ont pas envie de ralentir, deux paysans sédentaires qui ne veulent pas que les moutons passent sur leurs terres, un vieux couple qui leur offrent la douche et le repas… Ils croiseront aussi des gens de la ville qui sortent leur appareil photo et les clichés attendus : quel calme, quelle beauté… On attend : « Quel beau métier vous faites ! » Alors que ce film nous dit que le travail c’est de la souffrance, de la répétition, des coups de gueule, du courage, de la volonté. Avec cette passion et cet étonnant désir qui pousse à aller au bout du chemin et sans doute au bout de soi-même.
Au fur et à mesure qu’avance la transhumance et le film, on se dit que s’ils guident et protègent leurs bêtes, en retour ils gagnent beaucoup en humanité, silencieusement et spirituellement, à vivre à leur contact, à leur rythme. Car ce film évite les pièges de la psychologie, des explications, de l’apitoiement, de la nostalgie ou du sentimentalisme. Car les problèmes sont d’abord topographiques et logistiques, avec acceptation des conditions météorologiques. Les corps sont liés aux décors.
C’est à la fin du parcours mais alors seulement, qu’ils goûteront leur repas de Noël comme un don du ciel : du foie gras, quelques huîtres partagées, une bûche de noël de supermarché et le hennissement de l’âne qui pourrait bien annoncer la naissance de l’enfant. Ils goûteront aussi le bonheur d’avoir livré à leur patron des bêtes bien engraissées… Et à la toute fin du parcours, lorsque tous les moutons auront été vendus, Pascal et Carole, seuls, autour du feu quotidien, resteront, comme à leur habitude le plus souvent silencieux. Mais pour la seule et unique fois, Pascal vaincra sa pudeur et nous livrera ces quelques mots cités de mémoire : « on n’est pas seul, il y a quelqu’un qui veille sur nous »…
Tout cela, nous pouvons le recevoir, parce que la caméra se tient toujours à la bonne distance, nous faisant à la fois complices et contemplateurs de cette aventure. Nous pouvons nous approcher de très près sans gêner, sans perturber. Et parfois, la caméra prend de la hauteur pour dire la beauté des paysages traversés, la longueur du parcours, les nouvelles maisons qui peu à peu empiètent sur les pâturages… Les plans courts qui nous font participer à l’action relaient des plans longs qui laissent libre cours à la pensée. Le montage se fait haletant parfois, contemplatif le plus souvent. Le spectateur est comme en apesanteur : à la fois au cœur de l’action et dans la rêverie. Belle et juste place.
La confrontation au réel, qui définit le cinéma documentaire, est une contrainte dont pourraient s’inspirer nombre de fictions. Loin d’être synonyme d’ennui (le docu) ou de complément d’informations (le reportage), il nous fait vivre un vrai récit, avec sa dramaturgie, et en cela, nous transforme, nous rend plus ouverts, plus motivés pour agir et nous engager, face à ce monde saturé d’images futiles et épuisantes. Hiver Nomade est créateur d’images qui donnent à penser et à rêver.