Voilà un nouveau film qui prend à bras le corps la réalité économique, violente, institutionnelle, anonyme et ses conséquences sur la vie personnelle, amoureuse et familiale des principaux personnages. Ce constat peut donner au cinéma le pire ou le meilleur. Ici c’est le meilleur. Pourquoi ?
Parce que Cédric Kahn n’est jamais dans le manichéisme ou la caricature : les banques d’un côté et les victimes du système de l’autre. Certes les 3 personnages principaux sont pris dans un engrenage, mais ils ne sont pas victimisés. Le cinéaste évite ce piège, tellement tentant : victimes certes, mais sans regard compassionnel.
Le film démarre par une histoire d’amour : un coup de foudre entre un cuisinier, Yann (Guillaume Canet) qui veut quitter la cantine scolaire où il travaille et Nadia serveuse dans un restaurant (Leïla Bekhti) ; elle a un enfant, Slimane (Slimane Khettabi) dont le père a disparu… Cette nouvelle relation à trois, heureuse, les entraine près d’un lac où ils découvrent une maison abandonnée qui, aux yeux de Yann pourrait devenir un formidable restaurant : au bord du lac, dans la forêt, à quelques kilomètres de petites villes environnantes. Ils n’ont pas beaucoup d’argent, mais leur désir commun est là, leur rêve aussi. Ils vont voir la banque, les travaux commencent avec réduction des frais au maximum. Arrive la visite des services de sécurité et c’est le début des problèmes.
Je n’en dirai pas plus sur le scénario pour celles et ceux qui n’ont pas vu le film, mais ce qui est au cœur du film, c’est le rêve des personnages et en particulier celui de Yann, le « beau père » qui va le mettre dans des situations impossibles ! Il s’enferme dans son rêve, il s’obstine, alors que le spectateur, qui a peur pour lui, voit très vite que cet aveuglement sur sa situation va l’entraîner vers la catastrophe. Il lui suffirait de prendre acte des conséquences financières de la visite des services de sécurité et des conséquences sur ses relations avec Leïla qui elle-même sera pris dans un autre engrenage, pour que tout soit réglé. Mais non. Le réalisateur pousse son personnage dans ses retranchements, ses contradictions, sa transgression des règles, sa propre violence. Le suspens est évidemment à son maximum, car on se demande où cela va l’entraîner.
Et c’est d’autant plus fort que le personnage est ambivalent. A la fois fort et faible, et attachant : son sourire, l’espace de liberté qu’il se donne (le jeu avec l’hélicoptère au bord du lac, la séquence de la pêche aux Sables d’Olonne et celle du ronflement, le comptage de la monnaie dans la tirelire…) sont de grands moments de bonheur . On finit par vivre avec lui cette contradiction entre son rêve et la réalité économique.
Et Cédric Kahn évite le piège dualiste de l’individu confronté à la société, comme s’il y avait d’un côté la Vie et de l’autre la Société, n’hésitant pas à mélanger les genres : romanesque et romantisme, thriller, réalisme social, institutionnel et financier, comédie. Les personnages représentant les institutions (banquier, copain entrepreneur, la femme représentante des personnes ayant des problèmes financiers) sont à la fois des professionnels liés à leur institution (ils ne peuvent pas faire n’importe quoi) et des êtres humains malheureusement bien impuissants… (« Je veux bien vous voir pour vous aider, dit la conseillère financière, mais j’ai dans mon bureau une famille avec quatre enfants que je dois loger ce soir »). On pense au magnifique film de Claudine Bories et Patrice Chagnard « Les Arrivants » qui confrontait accueillis et accueillants, montrant que rien n’est simple pour personne ! Même le marchand de sommeil (Abraham Belaga) n’a pas une tête de truand : il arrive en fin de course économique comme le résultat de tout ce qui s’est passé avant.
J’aime les films qui nous montrent des personnages qui avancent, qui changent, qui se cherchent, qui sont en mouvement. Au début Yann et Nadia sont naïfs, avec un côté un peu adolescents ; le travail du film va les confronter au réel et les faire grandir ; lui, par exemple va apprendre à devenir père. Confrontés au rapport de classes, aux intransigeances institutionnelles et à la plus grande violence, Yann et Nadia, mais aussi Slimane, se retrouveront à la fin du film plus graves, plus aimant, plus stables et, on l’espère, combattants et « rêveurs » à la fois pour affronter la nouvelle vie qui s’ouvre devant eux.
Le film de Cédric Kahn a la dimension cathartique des grandes oeuvres : il fait sortir ses personnages de la catastrophe pour les délivrer du malheur qui leur est tombé dessus, faisant d’eux et du spectateur de nouveaux citoyens du monde.
Guy Baudon
Janvier 2012