Entre générique et titre, le film commence la nuit, sur des images floues d’ampoules électriques formant une couronne. Nous découvrons qu’il s’agit d’un manège qui commence à tourner. Le plan fixe qui suit nous montre un à un les chevaux de bois sans aucune présence humaine. Une voix off commence, celle de Frédéric, auteur et réalisateur : « Je me souviens du manège du Luxembourg, la musique commence et une secousse m’arrache à ma mère… »
Voir un film, c’est être attentif au poids symbolique des images et pas seulement à l’histoire. Elles sont des réalités signifiantes qui nourrissent l’imaginaire du spectateur et alimentent sa rêverie. Elles sont porteuses de sens qui à la fois se cachent et se montrent. Que nous suggère l’ambivalence de ces premières images ? Le passage de la nuit à la lumière, du flou au net, de la fixité au mouvement, du présent au passé, de l’adulte à l’enfant, de l’enfant à la mère... Secousse ! La voix continue : « Le manège ralentit, devient terrain incertain… ». Ce « terrain incertain » est celui de l’enfance mais aussi celui du film à entreprendre.
Frédéric va à la recherche de sa mère, Madeleine, morte il y a plus de trente ans. Il va s’adresser à elle au présent, sous la forme du « Tu » tentant de se mettre à sa place pour comprendre, pour la comprendre. Il lui dit son amour et ses peurs d’enfant, questionne ses absences, son manque de réponses à ses questions, ses non-dits et l’on pressent très vite qu’elle a emporté avec elle de lourds secrets de famille dans le cimetière juif où elle est enterrée. « L’absente » dit justement le titre. Sur la pierre tombale apparaît son nom, Madeleine Goldbronn. Frédéric porte le nom de sa mère, lui qui, nous dit-il, a dû s’inventer un père imaginaire pour être comme les autres enfants. Ce trouble de l’identité restera en suspend, formulé à deux reprises dans la suite du film : par l’ami médecin et la visite de Frédéric dans un autre cimetière juif à la recherche du nom de ses ancêtres… « En vain » dit-il. Il lui faut vivre avec ce trouble et autres manques laissés par Madeleine.
Frédéric a trois sœurs et un frère, plus âgés que lui. Ils n’ont pas grandi ensemble, ont des pères différents, ne portent pas le même nom. On apprendra que Madeleine n’a pu les élever : Catherine fut retirée à sa mère par la justice, Serge enlevé par son père, Anne et Patricia confiées à leur père par la justice alors que Madeleine demandait le droit de garde. Pourquoi ? Que s’est-il passé ? Quelles souffrances furent les siennes ? On découvrira sa condition d’orpheline (sa mère qui l’abandonne, son père malade « qui n’en finit pas de mourir ») combien elle a été maltraitée par l’Histoire (guerre mondiale, guerre d’Algérie, dénonciations, institutions…) et les histoires (les hommes, la précarité des logements, les jugements, la maladie…). La nature fut son seul refuge : la mer, la montagne qui, dit-elle dans une lettre, la protège « contre l’actualité, immonde dégueulasserie où je n’ai pas de prise ».
Alors Frédéric va à leur rencontre. L’enquête qu’il va mener devient la quête de chacun, partageant sous nos yeux une histoire qui leur est commune et qu’ils n’ont peut-être jamais dite. A partir de photos issues de « la boite à secrets » (boite de Pandore) Anne, Patricia, Catherine, les unes après les autres, dans de longues séquences, vont faire parler ces photos, avec au fond d’elles-mêmes, le bonheur de pouvoir renouer, par la parole, avec celle qui fut leur mère. Une parole étonnamment douce, bienveillante, poétique parfois, vraie. Evoquant leurs souvenirs d’enfants, elles tentent de donner à leur mère la parole qu’elle n’a pas prise, à travers les mots qu’elles choisissent pour parler d’elle. Le film leur donne espace et temps. La caméra se fait attentive aux paroles et aux visages, filmés le plus souvent en gros plan. Ils deviennent sous nos yeux les « visages de l’absente » : ils prennent sa place en même temps qu’ils lui redonnent la sienne.
La beauté de ces visages naît de la parole. Et cette parole n’existe que parce qu’il y a Ecoute. Celle de Frédéric dont le visage exposé dans de longs plans, incarne et intériorise le terrain incertain sur lequel il s’aventure. La quête qu’il conduit avec beaucoup de courage le fragilise. Il est à la fois acteur du film qu’il construit et passeur pour ses sœurs, son frère, mais aussi pour le spectateur. C’est dans le corps que çà se passe, et que le visage révèle. L’on sent bien qu’à certains moments, les larmes sont proches et l’émotion, à fleur de peau. Son visage est le témoin d’une histoire qui le traverse, et qu’il partage avec ses sœurs par des gestes presque imperceptibles et pudiques de la main qui soutient l’une (Anne) et caresse l’autre (Catherine) pendant qu’elles évoquent la présence de leur mère ‘absente’. Dès lors tous, spectateur compris, sont dans le même tempo, la même écoute, la même croyance, la même quête.
Une quête qui ne va pas de soi. Je voudrais m’arrêter ici sur la séquence avec Serge, « ce petit garçon qu’on t’a enlevé » dit Frédéric s’adressant à sa mère. Après plusieurs plans où il est question de la pluie et du beau temps, Serge dit n’avoir aucun souvenir de cette mère. Nous sommes au bord de la mer, dans un vieux bâtiment sans fenêtres et à la toiture éventrée, balayé par un vent violent. A l’évidence, Serge s’oblige à voir la photo que lui impose Frédéric et qui lui fait violence ; il est avec sa mère sur les marches de Montmartre. Il n’a pas envie de se laisser entraîner dans cette histoire qui est aussi son histoire. La caméra filme longuement une tôle déchiquetée, fouettée violemment par le vent. Le refus de Serge, sa peur même, le pas qu’il ne veut pas ou ne peut pas franchir font de lui un être livré aux quatre vents, alors que, dit-il, « tout a é té fait pour me protéger » !
Dans cette même séquence, une autre photo, prémonitoire, disait la violence de cette séparation. On voit Serge, enfant, sur une plage. La caméra fait un lent panoramique vertical qui nous fait découvrir un ciel très noir qui remplit presque tout l’écran alors que l’enfant, sur la plage, était en pleine lumière solaire. Ce plan est terrible, car au delà de l’histoire de Serge, il devient le signe même des forces de mort qui peuvent s’abattre à tout moment sur cette famille, sur chacun de nous, êtres humains. La vie, comme le film, compose avec la tragédie.
Mais celle-ci n’aura pas le dernier mot. Dans une très longue et étonnante séquence finale, Catherine, dont la mère a été privée du droit de garde sur elle par le tribunal, raconte. Au terme de sa vie, Madeleine, atteinte d’un cancer, est à l’hôpital. Autour d’elle, sont réunis ses enfants et d’autres personnes. Elle leur présente ses enfants, excluant Catherine nommée « membre de la famille » ! « J’ai été tétanisée ; c’est comme si elle m’avait tuée une seconde fois » dit-elle. Et le soir « j’ai hurlé, je n’arrivais pas à me calmer !... J’ai ressenti cela comme un meurtre. ». Un an se passe. « Un an de haine » dit Catherine. Et puis, avec le temps, revient le désir de reprendre contact. Mais la mère meurt. Catherine, seule dans la chambre mortuaire, se couche sur le cadavre. « Je lui ai dit que je l’aimais et je lui ai demandé pardon ». Suit un long silence… qui se dénoue par ces simples paroles : « Après je me suis retrouvée avec vous, en famille… Elle vit à travers nous, nos manques, nos failles, nos forces aussi, nos regards et nos sourires... »
Dans ce long monologue, soutenue par le regard et l’émotion de Frédéric qui accueille sa parole, Catherine trouve les mots, le ton, le rythme et la juste distance, pour dire cette incroyable traversée qui va de la plus grande violence à la paix retrouvée. Elle révèle le sens de la quête entreprise par le film dont chaque plan, chaque photo, fait voler en éclat toutes les morales, les garde-fous, les préjugés pour se situer du coté de la vie.
Alors, le film peut se clore (ou s’ouvrir) avec les photos de Madeleine et de chacun de ses enfants réunis, tandis qu’en écho, le plus naturellement du monde, un choral de Bach prend le relais de la parole.
Guy Baudon
Ce texte a été publié dans la revue "Images documentaires" N°77, juillet 2013