Je viens de lire « Tous immortels » de Paul Pavlowitch. On se souvient de lui en tant que Emile Ajar, prix Goncourt, dont l’auteur véritable était Romain Gary. Sur le plateau de La Grande Librairie, JMG Le Clézio avait déclaré : « Vous êtes le seul à être à la fois un personnage de roman et un être de chair et de sang ».
Qui donc a écrit « Tous immortels » ? Certes, l’être de chair et de sang qui, entré dans son quatrième âge et avant qu’il ne soit trop tard, décide de rassembler les souvenirs de ceux qu’il a aimés et qui ont disparu. Mais aussi « le personnage de roman » qui se révèle être un vrai conteur, et à mes yeux un grand écrivain.
Ce livre n’est pas autobiographique : l'auteur ne profite pas de son histoire, connue, pour se raconter (1). Il n’est pas le sujet ni le héros du livre. Il écrit pour faire exister ses proches, les membres de sa « tribu familiale », et en particulier sa mère Dinah, sa grand mère Beïla, son cousin Romain (Gary) et l'actrice Jean (Seberg), l’héroïne d’A bout de souffle. Leurs prénoms, mais aussi la manière de raconter, très progressive, à partir d’une situation, d’un dialogue, d’un point de vue de l’auteur les rendent vivants et proches de nous. On découvre peu à peu leur histoire, leur visage, leur fragilité mais aussi leur destin, leurs engagements, pour le meilleur ou pour le pire. Leur singularité nous touche. On aime chacun et chacune de ces personnes qui ne sont pas que des personnages.
Ils et elles sont traités à égalité, quelle que soit leur notoriété. Le point de vue du narrateur n’est jamais surplombant : il est lui même l’un des personnages. Du coup, le lecteur, au fur et à mesure de sa lecture, est conduit dans une aventure humaine où chacun est à la fois libre de ses choix et dépendant des autres. A la fois solidaires et solitaires, comme tout lecteur peut le vivre au sein de sa propre tribu familiale.
Le livre est divisé en petits chapitres de 2 ou 3 pages. J’en ai compté 139. Une succession de scènes prises sur le vif, grâce aux notes quotidiennes prises par l’auteur et auxquelles il se réfère (2). C’est une très belle idée que ce découpage. Poétique. Chaque chapitre est introduit par les premiers mots imprimés en majuscules. Voici quelques exemples : PARIS AU PRINTEMPS. JE ME SOUVIENS. AU VOLANT DE LA CAMARO VERTE. ET POURTANT. EN FÉVRIER 1954, ROMAIN ÉTAIT INQUIET, J’ÉTAIS DANS LE BAIN ETC…On passe ainsi d’un chapitre à un autre comme on sauterait de pierre en pierre pour traverser une rivière (3). Entre elles il y a du vide, des lacunes, du manque, du « hors champ » qui activent l’imagination du lecteur. En les enjambant, l’esprit et l’imagination du lecteur établit des rapports. Le lecteur devient co-auteur du livre, jouissant d’une liberté créatrice qui lui est offerte par l’auteur. Il peut rêver sa vie sans en nier la complexité. Ce livre nous montre le pouvoir de l’écriture, du récit à la limite de la fiction pour dire le réel.
Ainsi, on avance et on explore avec l’auteur, au fur et à mesure que nous avançons dans le livre. Il a su trouver les éléments activants qui suscitent notre attention et notre imagination. Leur dosage est parfait. S’il y a, au fond, un respect de la chronologie de la vie des personnages, le choix de la place de chacun des petits chapitres est dûment pensé. L’avancée n’est pas linéaire. Il y a plein de chemins, plein d’entrées qui nous permettent d’appréhender la vie et le destin des personnages. Il y a une vraie dramaturgie qui n’est pas dans la recherche de je ne sais quel climax, mais dans l’exploration sans fin de l’âme humaine.
A la toute fin du livre, Emile Ajar/Paul Pavlowitch nous livre ce qu’il a vécu au moment de « l’Affaire » et comment il a disparu des radars littéraires et médiatiques. Ce passage, attendu, nous l’abordons comme nous sommes entrés dans chacun des chapitres, avec la même attention. On découvre combien notre auteur a été embarqué dans une histoire qu’il a acceptée mais qui n’est pas la sienne et dont il est « le héros » malgré lui. Il nous fait part de l’ambivalence qui le lie à Romain Gary, l’homme revêche et l’écrivain admiré. Il assume les conséquences de son engagement qui auraient bien pu le détruire et qui d’une certaine manière l’ont détruit. (4)
Mais il y a ce livre qui vient de paraître en ce mois de février 2023, 43 ans après le suicide de Romain Gary. Lorsqu’il le compose, tous les personnages sont morts, sauf lui et Annie, sa femme, très présente à ses côtés tout au long de ce récit. L’être qu’il est devenu n’a rien perdu de sa lucidité, de son humanité, de son regard incisif et aimant. Voici ce qu’il écrit dans l’Avant-propos du livre : « Il existe un autre style tardif. Un style modelé par les épreuves, les victoires remportées et les défaites subies. Un style qui serait le résultat d’une plus large compréhension des choses, elle-même née d’une plus grande tolérance envers les autres et d’un rien de cette inévitable lassitude née des incessantes petitesses soulevées au passage de toute vie. Le style pour lequel vous opteriez, peu avant votre disparition, dans un ultime effort pour unir vos qualités. Exprimer le meilleur de vous-même. Un achèvement. Sobre. En somme une forme qui rejoindrait le fond. Un départ discret. »
Tout est dit. Le livre a trouvé son style. Le fond est remonté à la surface, il a trouvé sa forme. D’elle, se dégage non pas un sens voulu par l’auteur, mais une polysémie d’images, de visions nées de personnages réels, et pour nous, immortels. Tous immortels. On peut penser à La chambre verte de Truffaut qui voue un culte aux morts qu’il a connus et aimés, où chaque disparu serait symbolisé par la flamme d’une bougie… Mais Truffaut dans ce film est désespéré, mono maniaque et obsessionnel. Ce n’est pas le cas de notre auteur qui écrit avec élégance et gravité pour comprendre, aimer, espérer. L’image ne sera pas celle de bougies rassemblées, mais la constellation d’étoiles. Du causse, dans le département du Lot, où il demeure avec Annie, le ciel étoilé est splendide, dégagé de toute impureté. « Au dessus du causse, nos nuits sont profondes, pas loin d’Orion on peut en vérité revoir cette nouvelle constellation d’Immortels. », écrit-il à la fin du livre.
Au moment de la sortie de Pseudo où Romain Gary se joue du personnage d’Emile Ajar « considéré comme cinglé », Annie lance à son mari : « Il a fait le livre que tu aurais dû écrire » (p 436). Eh bien, ce livre, le voici, riche du temps écoulé. Paul Pavlowitch est un Ecrivain.
(1) Sur la page de couverture du livre, sous le titre et le nom de l’auteur, se cachent des lettres embossées, qui forment le nom d’Emile Ajar.
(2) On sait que l’auteur écrivait chaque jour, non pas un journal, mais un bloc notes. « J’avais tout rassemblé : désir, mémoire, lectures, quelques photographies. Une documentation rassurante sous la main » écrit-il dans l’avant propos du livre.
(3) J’emprunte cette image des pierres à André Bazin à propos de Païsa de Rossellini. Il oppose le fonctionnement du cinéma classique où les faits engrènent « l’un sur l’autre comme une chaîne sur un pignon » au cinéma moderne -rossellinien- où « l’esprit doit enjamber d’un fait à l’autre, comme on saute de pierre en pierre pour traverser une rivière ». Et plus loin, il précise : « Les faits sont les faits, notre imagination les utilise, mais ils n’ont pas pour fonction à priori de la servir ». in Qu’est-ce que le cinéma ? Le réalisme cinématographique et l’Ecole italienne de la libération » Ed du Cerf.
(4) « Après les aventures d’Emile Ajar, plus de quarante années se sont écoulées, durant lesquelles j’ai dû vivre. Avec le temps, on aurait pu penser se calmer, être tiré d’affaire. Pas du tout. C’est que depuis j’ai dérouillé. Et je pérore nettement moins. » Magnifique confession qui dit l’humilité et l’humanité de l’homme, au début de l’Avant-Propos du livre.
Guy Baudon
février 2023