Le destin de Juliette
Un film d’Aline Issermann
Ce film de 1983 a obtenu le prix Georges Sadoul

Agrandissement : Illustration 1

Fille d’un maréchal-ferrant, Juliette (Laure Duthilleul) se voit contrainte d’épouser Marcel, un cheminot (Richard Bohringer) alors que son désir la portait vers un jeune (Hippolyte Girardot), ami de son frère. Le film raconte l’histoire d’une relation violente et cauchemardesque entre Juliette et Marcel.
Ce film qui date de 1983 va enfin ressortir en salles le 23 janvier 2023, suite à un long imbroglio juridique.Traitant de l’enfance et des agressions familiales qui s’y rattachent, il est évidemment d’actualité. Le constat est là, exposé, contribution précieuse au dossier des violences conjugales.
L’importance de ce film serait-il lié au fait qu’il date de 38 ans, posant déjà ce constat ? Sans doute. Mais on ne saurait le cantonner à cette lecture d’ordre sociologique, historique ou psychologique si justifiée soit-elle. Outre les causes, dûment mentionnées, d’ordre culturel, affectif, social, économique qui ont pour conséquences des scènes de violence et de souffrance extrême, à la limite du supportable, Le destin de Juliette -bergmanien - nous invite et nous incite à explorer l’âme humaine : de quoi sont capables les êtres humains ? Comment peut-on en arriver à de tels cauchemars ? Voici. (1)
Le film démarre sur fond noir. On entend le bruit d’un train lancé à grande vitesse. On voit les lumières au bas de l’écran qui défilent : ce sont celles des fenêtres du train. De quoi ce train est-il porteur? Truffaut disait dans La nuit américaine : « les films avancent comme des trains, tu comprends, comme des trains dans la nuit ». La nuit, le noir. Truffaut n’a pas tort. Sur ce fond noir, s’inscrit en lettres rouges le titre du film Le destin de Juliette avec démarrage de la musique qui accompagne le générique également en lettres rouge-sang. Qu’est-ce qui se cache dans la nuit noire ? Un destin plutôt tragique : Le destin d’une femme, Juliette.
Apparaît Juliette, de profil, assise dans le train, sur fond noir. Très belle, le visage légèrement éclairé, le regard fixe, avec un pull rouge. Mis à part le clignotement des ses yeux, son corps ne bouge pas ; on dirait une peinture.(2) Cette fixité du corps et du visage, la durée du plan nous sortent du cadre naturaliste et réaliste. Alors, la caméra effectue un panoramique très doucement vers la gauche. Juliette disparaît du cadre et on se retrouve sur fond noir qui dure lui aussi, accompagné du son du train. Le noir s’ouvrira sur Juliette et son père qui frappent jusqu’à épuisement des coups de masse et de marteau sur le fer… rouge.
Cette toute première séquence du film donne le ton. Le déroulement de l’histoire qui va suivre ne nous fera pas oublier ces premiers plans porteurs de sens. La part de rêve - et du cauchemar -, de la beauté aussi, va travailler le film, va travailler les corps, les attitudes, les gestes des personnages.
Ce plan de Juliette dans le train, on le retrouve cadré de la même manière à la toute fin du film, dans un train (le même ?) avec le même pull rouge. C’est très exactement le même plan qu’au début, pareillement cadré, mais pas du tout dans la même lumière. Cette fois ci, on ne sera plus sur fond noir. On est en plein jour. De la fenêtre du train on voit défiler le paysage de la banlieue où habite Juliette. On entend off la voix d'Antoine (Hippolyte Girardot) avec lequel aurait pu naître une belle histoire d'amour « J’aimerais bien venir te voir, çà me ferait plaisir ». C’est le cas : dans le plan suivant, il revient. Séparés en champ-contre champ, leurs regards se croisent-ils ou est-ce purement imaginaire. La caméra ne les montre pas ensemble. Pas de happy end. Mi-sourire de Juliette sur son passé, son présent et peut-être son avenir qui n'entrave pas son avenir. J’entends cette phrase du film de Bresson Pickpocket : « Quel drôle de chemin il m’a fallu prendre pour - peut-être - aller jusqu’à toi ». Juliette a traversé les épreuves auxquelles elle a été confrontée. Un avenir est possible.
Le film se conclura donc par un lent panoramique sur le verger riche de nombreuses plantations. De nombreuses fois dans le film on aura vu de longs plans sur les champs vides, à perte de vue (la fuite de la mère, la maison isolée au milieu des champs…). Ici, brusquement, la nature, féconde, dit la traversée réussie de Juliette. Malgré tout ce qu’elle a vécu, elle a gardé en elle une lumière qui ne s’est jamais éteinte. Juliette est forte. Juliette a conservé sa tendresse et sa beauté. Juliette peut sortir du cauchemar où la vie l’a enfermée. Beauté de son visage accompagné de ce léger sourire que j'évoquais plus haut.
Ces séquences de début et de fin du film sont volontairement composés de plans qui durent plus longtemps qu’ils ne devraient durer : on ne peut pas ne pas le remarquer. Ce sera le cas de nombreux autres plans du film : la longue recherche de la mère disparue, la petite maison isolée - et carcérale - où vit Juliette au milieu d’un espace vide qui ouvre sur aucun horizon ; la terre qui n’est pas nourricière. Tout n’est qu’étouffement et agressivité. Ces plans nous donnent à voir et nous font ressentir la réalité hyper violente, vécue par les personnages tout autant que les éclats colériques de Marcel. Dans notre fauteuil de spectateur, nous subissons cette violence. Comme Juliette, nous sommes démunis face à un tel déferlement, nous ne pouvons prendre la parole, intervenir. Tel est le statut du spectateur. Tel est aussi celui de Juliette. Elle est le plus souvent silencieuse, et lorsqu’elle prend la parole elle est seule à l’entendre.
La première séquence où l’on découvre Marcel est exemplaire et impressionnante : quasiment mutique, le regard de travers, comme absent, Marcel entend Juliette qui lui explique qu’elle a besoin d’une maison pour sa famille. Entre eux, rien ne se passe. Ce mutisme de Marcel et l’impossibilité pour Juliette d’être entendue vont se répéter tout au long du film. Ne pas pouvoir parler, se parler, être écouté, ne pas trouver d’espace pour se confier c’est laisser la violence vous envahir et envahir le film (3). On découvre alors que cette violence est le résultat d’une extrême souffrance qui ne peut être dite, parlée, échangée. Les emportements de Marcel peuvent faire peur, mais ils sont le signe d’une souffrance sourde dont il est le sujet. Il n’y a pas les bons d’un côté et les salauds de l’autre. Pour lui comme pour les autres personnages la solution sera l’alcool (Marcel et le père de Juliette), la fuite dans la maladie mentale (la mère), le suicide (le jeune frère de Juliette). Seule Juliette porte un espoir, malgré tout ce qui lui est arrivé. Elle n'est pas détruite. Un renouveau est possible.
Tous les acteurs de ce film sont justes et magnifiques. En particulier Véronique Silver qui interprète une mère défaite, victime ; Richard Borhinger qui incarne sobrement et agressivement une violence à la fois sourde et explosive. Mais surtout Laure Duthilleul qui fait vivre un personnage complexe auquel le spectateur peut s'identifier.
Guy Baudon
(1) L’interprétation que je fais du film impose qu’on l’ait vu et même revu. Si l’histoire -facile à suivre- ne nécessite pas une seconde vision, la part symbolique qu’il porte l’impose. On peut alors mettre des mots sur ce que l’on a ressenti à une première vision.
(2) Yannick Haenel dans son livre "La solitude CARAVAGE", , à propos du tableau La Flagellation du Christ, écrit ceci : " Quand je pense à l'indemne... - quand ma vie échappe à l'enfer auquel nos vies sont assignées-, une expérience s'ouvre qui m'accorde à ce qui est non damné. Une telle faveur, c'est le morceau de draperie rouge".
(3) Seul, Etienne, le grand frère de Juliette, sait lui parler, comprendre ce qui lui arrive. C'est aussi par lui que Juliette rencontrera Antoine.