Un film documentaire de d’Emat Burnat et Guy Davidi
Lors du Festival de cinéma documentaire « Cinéma du Réel » au Centre Pompidou où le film était présenté, je me souviens des spectateurs sortant de la salle, impressionnés. Le film a eu le prix Louis-Marcorelles.
Quand on sort d’un tel film on se dit que l’écriture (ce que je suis en train de faire) ne sera pas à la hauteur. Ne peut être à la hauteur. Qu’on en réduira la force et que le sens ou les sens que l’on pourra donner ne rendront jamais compte de ce qu’on a ressenti et pensé au fur et à mesure du déroulement du film. J’insiste sur les liens entre le ressenti et le pensé : on est d’autant plus ému qu’on sait pourquoi. Donc écrire pour ne pas oublier, garder des traces, pour se construire, ou plus simplement, pour prolonger le choc de l’œuvre d’art.
Prolonger… Comme le cinéaste, Emad, prendre une caméra. Car ce film donne envie de filmer, de filmer ce qui se passe autour de soi, d’être un témoin. Il ne peut que susciter des vocations. L’évidence et la passion de filmer sautent aux yeux, avec le désir qui les accompagne. Ce désir est si fort chez ce paysan cinéaste que les cadres et le récit (montage et voix off) coulent de source. Il sait pourquoi il filme. Et donc il sait comment filmer et monter. Pas besoin d’avoir appris ou d’avoir fréquenté les écoles.
Une des merveilles du film c’est que le cinéaste, membre d'un petit village de Cisjordanie menacé par la nouvelle colonie juive en plein chantier, raconte sa démarche. La première caméra, il l’a achetée pour la naissance de son fils Djibril. Comme le père de « L’amateur », le film de Kieslovski. Mais voilà qu’il découvre que cette « caméra mémoire » peut l’être aussi pour ses compatriotes villageois qui commencent à manifester contre l’annexion de leur terre par Israël. Il va donc filmer, pendant 5 années, son fils et les manifestations. Les 5 premières années de Djibril, les 5 années de combats, avec, successivement 5 petites caméras brisées les unes après les autres. Le récit est simple, chronologique, proche des évènements, rythmés par les 5 changements de caméras. Le film s’écrit dans la durée (on ne dira jamais assez la nécessaire temporalité qui donne naissance au cinéma documentaire), avec ses répétitions (les manifestations du vendredi), ses surprises, bonnes, mauvaises ou tragiques. Evènements de plus en plus marquants pour l’enfant. A 3 ans, les mots "armée" et "mur" font partie des premiers mots qu'il prononce. A 5ans, suite à la mort de l’un de ses proches compagnons par les militaires israéliens, il demande à son père pourquoi celui-ci ne part pas tuer des soldats avec un couteau
Dans le pré-générique, il nous présente ses 5 petites caméras plus ou moins cabossées (deux seront détruites par des balles israéliennes en plein tournage). Il nous dit : « Je filme pour ne pas perdre la mémoire ». Il ne filme pas pour faire un film ! Chaque plan sera construit simplement et seulement pour montrer ce qui se passe, avec une sorte d’évidence étonnante. Nous voyons sur l’écran la vraie vie de tous les jours, celle de son fils, de sa femme, de ses amis et des habitants de son village de Bil’in, en Cisjordanie engagés dans la lutte contre les militaires israéliens.
Pour Emad prendre une caméra, c’est s’engager dans la résistance pour défendre son village et les terrains qui l’entourent face aux militaires israéliens. Sa caméra est une arme, non violente, pour témoigner. On voit son engagement (en filmant, il met sa vie en jeu !), les risques pris, sa fragilité (il se réfugie, face aux soldats israéliens armés derrière sa caméra qui, dit-il, le protège), sa solidarité avec les autres villageois : les cassettes enregistrées pour témoigner et la caméra comme objet relationnel, au même titre que les drapeaux brandis. On assiste à la projection de ses images à ses compatriotes combattants. Leurs regards fixés sur l’écran renvoient aux nôtres, spectateurs du film : nous revivons les évènements qui se passent dans cette région du monde, compatriotes et frères de ces villageois palestiniens.
Parti pris ? Film qui défend la cause palestinienne ? Film militant ? Film à messages ? Oui, mais pas comme on croit. Le film ne nous manipule pas.
Le montage produit un récit qui est conduit par la voix calme, posée, presque intime, du cinéaste qui dit « je ». C’est son histoire, personnelle et collective qu’il raconte simplement et qu’on écoute tout au long du film. Il y a un plan dans le film où il dit : je voudrais filmer ce que voit mon enfant et comment il le voit. Superbe point de vue qu’il tiendra de bout en bout. Même pas à hauteur d’homme, mais à hauteur d’enfant. Immense leçon d’humilité et d’éthique pour tout cinéaste documentariste. Je pense à François Truffaut qui aimait tant tourner avec des enfants : « Ne mets jamais la caméra à la place du bon dieu » !
C’est sans doute l’une des raisons pour lesquelles les militaires israéliens, les ennemis, sont montrés comme des jeunes hommes de l’âge d’Emad qui à l’évidence subissent les ordres hors-champs du Pouvoir qu’ils représentent. La vraie violence montrée dans le film ne vient pas de l’affrontement de ces militaires surarmés face à des paysans qui n’ont que des drapeaux, leur propres corps exposés et les pierres à leur disposition. Elle vient du face à face répété tous les vendredis de ces jeunes hommes dont les jeux « enfantins » en vérité ne le sont pas, pouvant conduire à des morts réelles avec des balles réelles. La vraie violence, c’est le hors champ de l’histoire Israélo-Palestinienne sans solutions, où ces paysans palestiniens sont humiliés, privés de leurs terres ! Violence des indécisions où le plus fort le restera.
J’écris ce billet, le jour de la mort de Stéphane Hessel. Je suis certain qu’il aurait beaucoup aimé ce film qui nous réveille et nous indigne face aux injustices subies par des êtres humains.
Guy Baudon
27 février 2013