guydufau

Abonné·e de Mediapart

172 Billets

0 Édition

Billet de blog 2 janvier 2011

guydufau

Abonné·e de Mediapart

ESQUISSE D'UNE APOLOGIE DE LA BANQUEROUTE (1937 ?)

guydufau

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

L'économie est chose singulière; Combien de fois, depuis un certain nombre d'années, ne parle-t-on pas, soit à propos de tel ou tel pays, soit à propos du monde capitaliste dans son ensemble, d'effondrement économique ? On a ainsi l'impression, exitante et romantique, de vivre dans une maison qui, d'un jour à l'autre, peut s'écrouler. Pourtant, qu'on s'arrête un instant pour réfléchir au sens des mots, et qu'on se demande s'il y a eu jamais effondrement économique. Comme toutes les questions extrêmement simples, si simples qu'on ne songe jamais à les poser, celle-ci est propre à jeter un abîme de réflexions.

.....L'économie n'est pas comparable à une architecture ni les malheurs de l'économie à des effondrements.

Dans tous les domaines auquels s'applique la pensée et l'activité humaine, la clé est constituée par une certaine notion de l'équilibre, sans laquelle il n'y a que misérables tâtonnements.

...Nous possédons une sorte d'équivalent à bon marché de cette notion d'équilibre économique. C'est l'idée, si on peut ici employer un tel mot, de l'équilibre financier. Elle est d'une ingénuité désarmante. Elle se définit par le signe égal placé entre les ressources et les dépenses, évaluées les unes et les autres en termes comptables. Appliqué à l'Etat, aux entreprises industrielles et commerciales, aux simples particuliers, ce critérium semblait naguère suffire à tout. Il constituait en même temps un critérium de vertu. Payer ses dettes, cet idéal de vertu bourgeoise, comme tout autre idéal, a eu ses martyrs, dont César Birotteau restera toujours le meilleur représentant. déjà au Ve siècle avant notre ère le vieillard Céphalès, pour faire comprendre à Socrate qu'il avait toujours vécu selon la justice disait : "j'ai dit la vérité et j'ai payé mes dettes". Socrate doutait que ce fut là une définition suffisante de la justice. Mais Socrate était un mauvais esprit.

Aujourd'hui ce critérium a beaucoup perdu de son prestige, aussi bien du point de vue économique que du point de vue moral; il n'a pourtant pas disparu. On a toujours tendance à appliquer à l'Etat la formule de Céphalès, ou du moins la moitié de cette formule; personne ne demande à l'Etat de dire la vérité, mais on juge abominable qu'il ne paye pas ses dettes.

On n'a pas encore compris que l'idéal du bon Céphalès est rendu inapplicable par deux phénomènes liés et presque aussi vieux que la monnaie elle-même : ce sont le crédit et la rétribution du capital. Proudhon, dans un lumineux petit livre Qu'est-ce que la propriété ? prouvait que la pro^priété était non pas injuste, non pas immorale, mais impossible; il entendait par propriété non le droit d'user exclusivement d'un bien, mais le droit de le prêter à intérêt, quelque forme que prenne cet intérêt : loyer, fermage, rente, dividende. C'est en effet le droit fondamental dans une société où on calcule d'ordinaire la fortune d'après le revenu.

Dès lors que le capital foncier ou mobilier est rétribué, dès lors que cette rétribution figure dans un grand nombre de comptabilités publiques et privées, la recherche de l'équilibre financier est un principe permanent de déséquilibre. C'est une évidence qui saute aux yeux. Un intérêt à 4% quintuple un capital en un siècle; mais si le revenu est réinvesti, on a une progression géométrique si rapide, comme toutes les progressions géométriques, qu'avec un intérêt de 3% un capital est centuplé en deux siècles.

Sans doute il n'y a jamais qu'une part assez petite des biens meubles er immeubles qui soit louée ou placée à intérêt; sans doute aussi, les revenus ne sont pas tous investis. Ces chiffres indiquent néanmoins qu'il est mathématiquement impossible que dans une société fondée sur l'argent et le prêt à intérêt la probité se maintienne pendant deux siècles. Si elle se maintenait, la fructification du capital ferait automatiquement passer toutes les ressources entre les mains de quelques-uns.

Un coup d'oeil rapide sur l'histoire montre quel rôle perpétuellement subversif y a joué, depuis que la monnaie existe, le phénomène de l'endettement. Les réformes de Solon, de Lycurgue, ont consisté avant tout dans l'abolition des dettes. Par la suite, les petites cités grecques ont été plus d'une fois déchirées par des mouvements en faveur d'une nouvelle abolition. La révolte à la suite de laquelle les plébéiens de Rome ont obtenu l'institution des tribuns avait pour cause un endettement qui réduisait à la condition d'esclaves un nombre croissant de débiteurs insolvables; même sans révolte, une abolition partielle des dettes était devenue une nécessité, car à chaque plébéien devenu esclave Rome perdait un soldat.

Le paiement des dettes est nécessaire à l'ordre social. Le non-paiement des dettes est tout aussi nécessaire à l'ordre social. Entre ces deux nécessités contradictoires, l'humanité oscille depuis des siècles avec une belle inconscience . Par malheur, la seconde lèse bien des intérêts, en apparence légitimes, et ne se fait guère respecter sans trouble et sans quelque violence.

Ecrits historiques et politiques, Simone Weil, Gallimard

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.