Et pourtant le monde est là, avec ses effets immédiatement visibles de la mise en oeuvre de la grande utopie néolibérale : non seulement la misère d'une fraction de plus en plus grande des sociétés les plus avancées économiquement, l'accroissement extraordinaire des différences entre les revenus, la disparition progressive des univers autonomes de production culturelle, cinéma, édition, etc., par l'imposition intrusive des valeurs commerciales, mais aussi et surtout la destruction de toutes les instances collectives capables de contrecarrer les effets de la machine infernale, au rag desquelles l'Etat, dépositaire de toutes les valeurs universelles associées à l'idée du public, et l'imposition partout, dans les hautes sphères de l'économie et de l'Etat, ou au sein des entreprises, de cette sorte de darwinisme moral qui, avec le culte du winner, formé aux mathématiques supérieures et [...] (1) instaure comme norme de toutes les pratiques la lutte de tous contre tous et le cynisme.
Peut-on attendre que la masse extraordinaire des souffrances que produit un tel régime politico-économique soit un jour à l'origine d'un mouvement capable d'arrêter la course à l'abime ? En fait, on est ici devant un extraordinaire paradoxe : alors que les obstacles rencontrés sur la voie de la réalisation de l'ordre nouveau -celui de l'individu seul, mais libre- sont aujourd'hui tenus pour imputables à des rigidités et desarchaïsmes, et que toute intervention directe et consciente, du moins lorsqu'elle vient de l'Etat, par quelque biais que ce soit, est d'avance discrétité, donc sommé de s'effacer au profit d'un mécanisme pur et anonyme, le marché (dont on oublie qu'il est aussi le lieu d'exercice d'intérêts), c'est en réalité la permanence ou la survivance des institutions et des agents de l'ordre ancien en voie de démentèlement, et de tout le travail de toutes les catégories de travailleurs sociaux, et aussi de toutes les solidarités sociales, familiales ou autres, qui font que l'ordre social ne s'effondre pas dans le chaos, malgré le volume croissant de la population précarisée. Mais ces mêmes forces de "conservation" qu'il est trop facile de traiter comme des forces conservatrices, sont aussi, sous un autre rapport, des forces de résistance à l'instauration de l'ordre nouveau, qui peuvent devenir des forces subversives.
(1)Trois mots ont été supprimés qui auraient pu renseigner sur la date.