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Billet de blog 2 novembre 2016

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Tintin au pays des crevettes

À l'occasion de la sortie de « La guerre du Cameroun » de Thomas Deltombe, Manuel Domergue et Jacob Tatsitsa, je reproduis ci-après un article que j'avais écrit pour la revue du PRCF « ÉtincelleS », en 2013.

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Si certains pays d'Afrique connurent, à la sortie de la colonisation, des expériences inspirées du socialisme[1], le Cameroun n'eut pas l'heur de pouvoir s'en réclamer. Dès 1944, pourtant, un cercle d'études marxistes fut mis en place sous l'impulsion de communistes français, Gaston Donnat[2] et Maurice Méric, pour former de jeunes Camerounais à la revendication sociale, parmi lesquels se trouvaient Ruben Um Nyobè, Charles Assalé et Jacques Ngom. En 1948, réunis dans un bar de Douala, ces deux derniers créèrent, avec quelques autres Camerounais[3], un parti visant à l'indépendance nationale, l'Union des populations du Cameroun (UPC) ; quelques mois plus tard, Ruben Um Nyobè en devenait le secrétaire.

La France colonialiste mit alors tout en œuvre pour détruire le mouvement indépendantiste. Ainsi, en février 1955, Louis-Paul Aujoulat[4], ministre du Travail et de la Sécurité sociale du gouvernement Pierre Mendès France jusqu'au 23 février 1955, se fendit d'une lettre aux Camerounais : « (…) une autre chose m'inquiète ; c'est que nous assistons en ce moment à un certain noyautage de notre territoire et je pense que tous les amis doivent en être avertis. Noyautage communiste de l'intérieur grâce à des Camerounais qui se sont vu offrir des études particulières, dans les séminaires communistes de France ou des pays de l'Union soviétique, en vue de préparer aux méthodes d'agitation et de révolution qui ont pu réussir ailleurs... Je me permets de souligner ce fait qui est significatif. Ce qui nous intéresse, ce n'est pas seulement de connaître, en effet, les objectifs vers lesquels on oriente le destin du Cameroun. Ce qui nous intéresse aussi, c'est de connaître les conditions qu'on veut bien y mettre ; et j'ajoute pour ma part que je me sentirais très inquiet si cette indépendance du Cameroun, il s'agissait de la réaliser sous l'égide de l'URSS ou dans le cadre de l'idéologie soviétique avec tout ce qu'elle représente comme totalitarisme et comme suppression des libertés élémentaires de l'homme, de la famille et du citoyen »[5].  En mai de la même année, des émeutes éclatèrent à travers tout le Cameroun ; elles furent sévèrement réprimées. Dans son édition du 8 juin, L'Humanité fit paraître une lettre d'upécistes, datée du 31 mai et adressée au secrétaire général des Nations unies : « À l'heure où nous écrivons, les principales localités du Cameroun sont à feu et à sang. Les cadavres, par centaines, tirés au grand jour ou dans le plus grand secret en pleine nuit, sont incinérés pour qu'aucune trace n'en reste, les blessés regorgent dans les hôpitaux et les arrestations ont eu lieu sans trêve. »[6] Le 13 juillet, l'UPC fut interdite par le pouvoir colonial ; elle rentra alors dans la clandestinité et la lutte armée, avec la création de l'Armée de libération nationale du Kamerun. À la veille de l'indépendance du Cameroun, fixée au 1er janvier 1960, l'UPC édita un manifeste, signé par Félix-Roland Moumié – qui remplaçait Um Nyobé, tombé sous les balles françaises en 1958, à la tête de l'organisation – Ernest Ouandié et Abel Kingué. 

« Avant-garde consciente du nationalisme kamerunais, l'UPC faillirait à sa mission si elle devait renoncer à la lutte en ce moment, sous prétexte que, comme le disent d'aucuns, les colonialistes français étant partis, le reste ira de soi. Tout d'abord, les colonialistes français ne « partiront » par la porte qu'après avoir pris toutes les dispositions pour rentrer par la fenêtre. (…) Nous devons tous nous inspirer des exemples d'unité qui en Irak, au Cuba ou ailleurs ont assuré le plein succès de la révolution.(...) La question n'est plus de savoir si nous vaincrons ; elle est plutôt de savoir quand nous vaincrons. Pourquoi douterions-nous un seul instant de notre victoire, quand nous avons sous les yeux des exemples récents de peuples qui ont fini toujours, après une lutte de longue haleine,[réussi] à balayer toutes les créatures impérialistes installées dans leurs pays en guise de dirigeants [?] (…) Tout dépend de notre détermination. (…) En remerciant les États et les organisations épris de justice, de paix et de liberté qui ne nous ont jamais marchandé leur soutien, nous voulons espérer que dans cette seconde phase de notre révolution, ils continueront à se placer toujours à nos côtés. »[7]

Le 3 novembre 1960, dans un restaurant de Genève, William Bechtel, un agent des services secrets français se faisant passer pour un journaliste, empoisonna Félix-Roland Moumié.[8] Abel Kingué, gravement malade, mourut quatre ans plus tard. Le 15 mars 1966, l'une des autres grandes figures de l'UPC, l'économiste marxiste Osendé Afana, fut assassinée par les forces armées camerounaises. Avec l'exécution d'Ernest Ouandié, le 15 janvier 1971, le président du Cameroun Ahmadou Ahidjo, anticommuniste convaincu[9], s'assurait que l'UPC, décapitée, fût dans l'impossibilité de mener la lutte.

Dès lors, en effet, l'UPC perdit de son aura et, comme le remarqua l'auteur Mongo Beti en 1982, « seules des émeutes de populations désespérées par l'arbitraire et la surexploitation ont été signalées ici et là au Cameroun. C'est dire qu'aucun groupe d'opposition, à l'intérieur ou à l'extérieur, ne peut honnêtement se vanter d'exercer une quelconque emprise sur les masses »[10].

En 1982, Paul Biya remplaça Ahidjo à la présidence du pays. L'UPC en exil publia, une semaine après l'investiture du nouveau président, « un communiqué dans lequel ils estimaient que Biya n'était qu'un pion choisi par l'ancienne puissance colonisatrice pour remplacer le précédent »[11]. Mais dès 1983, après que Paul Biya les eut invités à revenir au pays, certains upécistes exilés, leurrés, saluèrent « sa volonté d'ouverture » et lui proposèrent leur aide pour mettre en place « une politique de changement dans la stabilité »[12]. En 1991, l'UPC devenait de nouveau un parti autorisé, mais ses dissensions internes ne le destinaient plus qu'à tenir un rôle subalterne dans la tragi-comédie de la vie démocratique camerounaise.

Le 10 avril 2008, le Parlement révisa la Constitution qui limitait le nombre de mandats présidentiels consécutifs, permettant ainsi à Biya de se faire réélire en octobre 2011, sur un programme des plus vagues : « Construire un Cameroun fort » parce qu' « il n'y a pas de place dans le monde pour les faibles d'aujourd'hui »[13], avec l'objectif d'en faire un pays émergent à l'horizon 2035. Même si Alain Juppé s'autorisa à affirmer, le 11 octobre 2011, que « selon l’Organisation internationale de la francophonie et le Commonwealth qui ont suivi le déroulement de ces élections [présidentielles], on peut considérer aujourd’hui qu’elles ont eu lieu dans des conditions acceptables », la vérité est qu'elles furent largement truquées.[14]

Pendant les vingt années de règne de « Son Excellence » et de son parti, le RDPC, créé en mars 1984, l'incurie généralisée a maintenu le pays dans la misère, laissant aux  capitalistes étrangers, notamment français, la mainmise sur le destin économique du pays.

Le groupe Bolloré illustre à merveille la persistance de la Françafrique au Cameroun, une « aire » – concept que le haut patronat préfère à celui de pays –  particulièrement prisée de son PDG, Vincent Bolloré, pour « sa stabilité politique et la qualité exceptionnelles de ses ressources humaines ».[15] Le groupe contrôle, depuis 1999, Camrail, la compagnie ferroviaire du pays (suite à sa  privatisation) ; il détient en partie, depuis 2000, Socapalm, la plus grande industrie de production d'huile de palme camerounaise (suite à sa privatisation), ainsi que Safacam (palmiers et hévéas) ; il dispose d'un parc forestier géré par sa Société d’exploitation des parcs à bois du Cameroun, alors que l'Office national du bois, prévu par une loi du 20 janvier 1994 et qui aurait permis « de connaître les chiffres d'affaires exacts des grands groupes d'exploitants étrangers »[16], n'a pu voir le jour suite à des pressions exercées par la Mission de Coopération et la Caisse française de développement ; il a créé une entreprise de manutention, Douala international terminal, qui a obtenu en 2005 la gestion exclusive du terminal à conteneurs du port autonome de Douala ; etc.

Cependant, la France n'est plus la seule à apprécier la « stabilité » du pays ; les échanges commerciaux avec la Chine ont considérablement augmenté depuis le sommet sino-africain de 2006[17] : création d'infrastructures (routes, barrages, stades, etc.) par des entreprises chinoises, avec leurs propres employés ; exploitation de terres agricoles par une multinationale chinoise (Sino-Cam IKO) ; emprunts auprès de la banque chinoise Eximbank, devenue le premier créancier du Cameroun ; importation de produits manufacturés chinois – dont des motocyclettes Yamaha de contrefaçon – contre exportation de matières premières ; annonce de l'implantation d'une usine de montage d'un constructeur automobile chinois pour 2013.

Les États-Unis d'Amérique s'intéressent également de plus en plus au Cameroun,  à cause de sa place stratégique dans le Golfe de Guinée pour l'approvisionnement en pétrole, ainsi  que de son secteur minier. C'est aussi une entreprise étasunienne, AES Corporation, « qui possède depuis 2001 56 % des parts de l'ex-compagnie publique d'électricité Sonel, dont la privatisation a été décidée en 1996 »[18]. Le FBI a même apporté son aide[19], en 2008, dans l'opération « Épervier », initiée par le Premier ministre et censée lutter contre la corruption dans les hautes sphères, mais ne visant finalement que des personnalités dont Biya souhaitait l'éviction.

Pourtant, si Son excellence Biya excelle quelque part, c'est avant tout dans la corruption, active et passive, et dans l'art de dépenser les deniers publics pour son usage personnel. Ainsi, au cours de l'été 2009, soit un an et demi après les émeutes de la faim, le président s'octroyait des vacances de nabab pour prolonger son voyage en France, lequel était destiné officiellement à confirmer un prêt de 537 millions d'euros sur cinq ans au Cameroun. L'arrogance et l'insensibilité de Biya envers les souffrances de ses compatriotes devraient être intolérables pour quiconque se réclame de la morale républicaine. Si François Hollande apporta son soutien, le 21 juillet 2009, à des manifestants anti-Biya[20], cela ne fut pas le cas de tous les élus : « La délégation qui accompagnait le président Biya, forte de 25 personnes, logeait dans le même hôtel que le chef de l'État, rue de Rivoli. Pas assez coûteux visiblement pour empêcher Paul Biya de remettre ça quelques semaines seulement après, du côté de La Baule. Le maire de cette station balnéaire de Loire Atlantique, Yves Métaireau, pouvait dire à qui voulait l'entendre qu'il recevait en Chantal et Paul Biya, un couple ami. Et surtout qu'ils étaient venus avec leur suite. Là encore, l'ardoise payée fut bien salée : pas moins de 42 mille euros la nuit d'hôtel. Le couple présidentiel et leur suite ont passé quelques trois semaines de villégiature à la Baule »[21]. Il semble même que ces sommes soient en-dessous de la réalité : « thalasso, casino et séances de shopping : les dépenses seraient colossales, ce qui n'est pas pour déplaire aux commerçants de la cité balnéaire. La direction générale du Resort Lucien Barrière de La Baule ne confirme pas les chiffres [de 42 mille euros la nuit pour 43 chambres]. Au contraire, elle affirme qu'ils sont bien inférieurs à ceux qu'on a pu entendre ou lire à ce sujet »[22]. Comme il s'agissait du troisième séjour de Biya à La Baule, son maire UMP, Yves Métaireau, lui remit la médaille de la ville. C'était bien la moindre des choses.

Comme je l'indiquai, ce scandale se déroule après les émeutes de 2008 qui embrasèrent le continent africain. Au Cameroun, elles se déclenchèrent en février : la population manifesta pendant plusieurs jours avec des revendications telles que « Non contre la vie chère ! »,  « Non à la modification de la constitution ! » (celle-là même qui permit à Biya de se faire réélire), « À bas la corruption ! ». Pour répondre à ces légitimes aspirations, Biya envoya sur les manifestants la police et la gendarmerie, les unités spéciales des forces de sécurité, l'armée. Exécutions, arrestations, tortures...[23]

Il faut dire que la gestion du maintien de l'ordre au Cameroun est une spécialité. Par exemple, en 2000, une unité spéciale, baptisée Commandement Opérationnel, fut mise en place dans la région de Douala, pour mettre fin au banditisme. Elle sévit pendant un an, faisant disparaître plus d'un millier de personnes[24].

Le samedi 13 octobre 2012, Son Excellence sanguinaire rencontrait François Hollande, en marge du sommet de l'Organisation internationale de la francophonie, et rapportait leur discussion en ces termes : « On a eu des entretiens cordiaux, francs, et j'en ai profité non seulement pour le féliciter à nouveau pour son élection, mais aussi pour réaffirmer la force de la coopération qui existe entre la France et le Cameroun »[25].


[1]Nous pouvons notamment citer le Ghana de Nkrumah ; le Mali de Modibo Kéita ; le Congo-Brazzaville sous Massemba, Ngouabi et Nguesso ; le Bénin de Kérékou ; l'Éthiopie de Mengistu.

[2]Auteur d'une autobiographie, Afin que nul n'oublie, L'Harmattan, « Mémoires africaines », 1986.

[3]Guillaume Hondt, Joseph Raymond Etoundi, Léopold Moumé Etia, Georges Yémi, Théodore Ngosso, Guillaume Bagal, Léonard Bouli, Emmanuel Yap, Jacques-Réné Bidoum, H-R Manga Mado.

[4]Direct Matin, le journal appartenant au groupe Bolloré, a osé présenter Aujoulat comme un médecin « engagé un temps en politique, en tant que député, puis ministre », profitant « de ces leviers pour s'impliquer en faveur de l'émancipation politique des pays africains ». Cf. http://www.kamerun-lesite.com/1814/ya-bon-bollore-quand-direct-matin-celebre-%C2%AB-les-apports-de-la-colonisation-%C2%BB/

[5]Cité in Emmanuel Kengne Pokam, Les Églises chrétiennes face à la montée du nationalisme camerounais, L'Harmattan, « Points de vue concrets », 1985, p. 115-116.

[6]Cité in Thomas Deltombe, Manuel Domergue et Jacob Tatsitsa, Kamerun, une guerre cachée aux origines de la Françafrique (1948-1971), La Découverte, 2011, p. 175.

[7]Position de l'UPC vis-à-vis de l'indépendance du Cameroun, http://content.wdl.org/637/service/637.pdf , p. 7-8.

[8]Le procès de Bechtel, en 1980, se solda par un non-lieu.

[9]« (…) le parti pris anticommuniste des interviews des grands journaux de droite apportera [à Ahmadou Ahidjo] la sympathie de l'Occident, dont il sait bien qu'il va devenir de plus en plus tributaire. » Mongo Beti, Main basse sur le Cameroun, La Découverte, « Poche », 2010 (1972), p. 50.

[10]Mongo Beti, « Cameroun : le Pinochet noir première victime du national-tiers-mondisme », Peuples Noirs Peuples Africains, no 30, 1982. (http://mongobeti.arts.uwa.edu.au/issues/pnpa30/pnpa30_01.html)

[11]Fanny Pigeaud, Au Cameroun de Paul Biya, Karthala, « Les terrains du siècle », 2011, p. 31.

[12]Ibid.

[13]Cf. http://www.news.mboa.info/rdpc/fr/politique/actualite/64335,presidentielle-2011-paul-biya-devoile-son-programme.html

[14]Cf. http://survie.org/billets-d-afrique/2011/207-novembre-2011/article/cameroun-une-mascarade-electorale

[15]http://www.agenceecofin.com/investissement/1805-4883-bollore-annonce-une-pluie-de-projets-au-cameroun

[16]Agir ici (association devenue Oxfam France) et Survie, Dossier noirs de la politique africaine de la France no 7, « France Cameroun, croisements dangereux », L'Harmattan, 1996, p. 42.

[17]Entre 1997 et 2010, le volume des échanges commerciaux aurait été multiplié par 10.

[18]Fanny Pigeaud, op. cit., p.244.

[19]Cf. http://ccfd-terresolidaire.org/BMA/img/PDF/complet_BMA.pdf, p. 103.

[20]Cf. http://cnrmun.afrikblog.com/albums/manifestations_anti_biya_a_paris__juillet_2009_/photos/42198409-s1039578.html

[21]Jean-Célestin Edjangué, Cameroun, un volcan en sommeil, L'Harmattan, « Points de vue », 2010, p. 79.

[22]Article de Céline Leray, Ouest France, 29 août 2009

[23]Cf. http://ccfd-terresolidaire.org/e_upload/pdf/rapportdroitshomme2008-10cameroun.pdf

[24]Cf. le documentaire édifiant d'Osvalde Lewat, Une affaire de nègres, Les Films du Paradoxe, 2008.

[25]Cf. le bulletin mensuel Le temps des réalisations no 5, p. 24, espèce de roman-photo édité par la présidence.

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