H JAN (avatar)

H JAN

Abonné·e de Mediapart

207 Billets

0 Édition

Billet de blog 15 octobre 2023

H JAN (avatar)

H JAN

Abonné·e de Mediapart

« 
Je crains notre victoire autant que notre perte.
..

...lorsqu’entre toi et nous, je vois la guerre ouverte » écrivait Corneille en 1640 - Texte écrit en 2015 comme un échange imaginaire avec Louis Barthas, combattant de la Grande Guerre.

H JAN (avatar)

H JAN

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Bonsoir, Louis. C’était il y a un peu moins d’un an. Je vous écrivais pour la première fois alors que rien n’était venu ébranlé le cours du temps. Le tocsin n’avait signalé aucun danger, les places publiques étaient tout juste peuplées de quelques passants, les informations se succédaient à un rythme effréné.

Premiers jours de janvier 2015. Des éditions spéciales, entièrement consacrées à un évènement tragique, ont suspendu le temps. Un ennemi a fait irruption sur le territoire français. Personne ne sait s’il s’agit d’un tournant de l’Histoire ou si nous sommes aux portes de l’Enfer. Mais en tout état de cause, concernant le cours de nos entretiens, je ne vous parlerai pas des embusqués, comme j’en avais l’intention.

Notre-Dame de Paris a sonné le glas. Les cloches ont annoncé la mort. Le danger s’est annoncé lui-même. Il était là, en plein Paris : trois hommes ont abattu douze journalistes parmi lesquels les meilleurs caricaturistes de notre époque. Puis une policière. Puis quatre victimes juives lors d’une prise d’otages. Puis Cerbère, le monstre à trois têtes, a finalement été abattu par les forces de l’ordre.

Abattu non sans avoir pu auparavant livrer le motif de ce déchaînement de violence. A la télévision, tout le monde a pu entendre les auteurs de ces actes hurler, en sortant du journal, qu’ils avaient vengé le prophète. Ils se réclamaient de Mahomet. C’étaient des français, c’étaient des fous de Dieu. Tout à la fois fous d’avoir perdu la raison pour quelques dessins, criminels pour avoir violé le droit commun d’une société qui était la leur, soldats pour s’être conformés à une logique de guerre. Cerbère a remplacé « l’hydre de la guerre à laquelle votre régiment devait verser sa part de sang et payer son tribut de souffrance ».

C’est une guerre que ces trois hommes ont été enjoints de « mener chez eux, dans leur pays ». Une guerre menée au nom de l’état islamique auquel ils s’étaient assujettis. Une guerre contre la France parce qu'ils ne se sentaient pas français. Si tel avait été le cas, peut-être se seraient-ils raccrochés à ce vers de Corneille : « arrête, et considère que tu portes le fer dans le sein de ta mère » ? 

Horace… Oui, c’est bien de cette pièce de théâtre que ce vers est tiré. Quand vous écriviez qu’il « eût été rigolo de voir le président Poincaré faire quelques rounds de boxe avec le Kaiser », vous inspiriez-vous aussi de cette confrontation, relatée par Corneille, au cours de laquelle Albe et Rome choisirent respectivement leurs fils Curiace et Horace pour sceller leur sort et épargner le reste des deux populations d’une guerre fratricide ?

Dans la pièce de Corneille, le personnage de Camille, sœur d’Horace et fiancée de Curiace, se désole de « ce choix inspiré par les dieux ». Je ne sais pas si c’est Allah qui a « inspiré le choix » des terroristes, mais avant d’être abattus par les forces armées françaises, les bourreaux s’attaquaient aux populations et ne se prosternaient pas comme des croyants de Mahomet dans cette posture pleine d’humilité que vous disiez prendre quand vous étiez « couchés le nez à terre, terrifiés et déconcertés par des engins diaboliques ». A nos yeux, malfaisants, au propre comme au figuré, ceux-là ont tué, une arme levée vers le ciel, en hurlant « Allah akbar ». Sacré hommage à Dieu…

Les victimes, elles, ont été abattues pour leur fonction d’agent de police, pour leur origine juive ou pour la diffusion de caricatures. Dans l’esprit des terroristes, c’était là, la représentativité de l’occident arrogant. Leurs donneurs d’ordre parlent du « sang licite », comme le père d’Horace inculquait à ses fils que soldats et victimes sont « de tout leur sang comptables à leur patrie. » Dans leur cas, ils appartenaient à leur patrie islamique comme ce que vous appeliez des « âmes damnées à Satan ». Normal me feriez-vous remarquer pour ceux que j’ai baptisés Cerbère.

Dieu ou Diable ! En tout cas, ils nous ont plongés en pleine guerre sainte. En quelques jours, nous avons fait un retour de mille ans dans le passé. En plein XXIème siècle, des chevaliers musulmans nous ont joué le match retour des croisades. Fidèles contre Infidèles. Il y a mille ans, les premiers Fidèles voulaient libérer Jérusalem de la domination musulmane. Les nouveaux veulent libérer l’orient du joug occidental. En fait, nous n’avons fait que changer de camp. Comme on ne peut pas être fidèle à ses descendants, seul le peuple juif est resté du côté des Infidèles, au christianisme puis à l’islam. Trucidé il y a mille ans par des chrétiens. Occis de nos jours par des musulmans.

Ces gars-là étaient donc moins barrés que croisés ou plus exactement lunés. Certes, ils ne portaient aucun insigne, aucun croissant sur leurs habits revendiquant une quelconque appartenance. Ils étaient vêtus de noir. Noirs de colère sans doute. Leur causa justa à eux s’était de venger Mahomet de l’insolence occidentale même s’il fallait pour cela user d’une violence démesurée, même s’il fallait se perdre en allant à l’encontre de cet autre islam engageant ses croyants sur le chemin de la mesure et de la tempérance. La pauvre performance émotionnelle et linguistique de mon époque m’oblige à user des mots de Corneille pour dire que « leur désir d’honneur leur fermait les yeux » sur le djihad spirituel que tout croyant doit mener sur lui-même dans une perpétuelle recherche d’amendement.

Nous avons donc été propulsés au Moyen-Age, quand l'armée des Croisés déferla sur vos terres minervoises, les terres de vos ancêtres cathares, celles des « vrais chrétiens », pour défendre un clergé catholique romain tout-puissant et décadent. De nos jours, la terreur islamiste s’abat un peu partout dans le monde. De « vrais musulmans » se demandent comment « arrêter le bras » de ces guerriers qui ont prêté allégeance à l’état islamique, une organisation pas franchement « musulmane » puisqu’elle vit de commerces illicites (drogues, clandestins, armes…), normalement réprouvés et blâmés par la charia, cette loi divine que ses « imans » veulent imposer pour des délits bien plus mineurs. Cherchez ce qui cloche…Ils ne sont que les nouveaux « parangons de consternante vertu inspirés d’un esprit de vengeance et misanthropie, plus que d’une naturelle aménité ».

Tuer était devenu pour ces trois terroristes soumis à l’islamisme comme pour Horace au service de Rome « un devoir, une chose sainte ». Pensez-vous qu’ils aient eu cette réflexion: « quoique ce combat me promette un cercueil, la gloire de ce choix m’enfle d’un juste orgueil. » ? Quand la servitude se mue en fanatisme, en patriotisme, tous les hommes en arrivent à penser : « contre qui que ce soit que mon pays m’emploie, j’accepte aveuglément cette gloire avec joie ; Celle de recevoir de tels commandements doit étouffer en moi tous autres sentiments…». Et tous de penser : « Ce droit saint et sacré rompt tout autre lien. » Cerbère ne voyaient plus dans les français des concitoyens. Il occulta même que parmi les victimes, il y avait aussi des musulmans. Je ne sais pas ce qu’il y a de plus poignant : des hommes emportés par leur patriotisme qui en viennent à renier tous liens ou des hommes, vous et vos camarades en l’occurrence, qui avant une offensive « étaient absorbés à écrire leurs suprêmes recommandations et adieux à leurs mère, épouse, fils ou frères. »

Se cacher derrière son petit doigt serait une erreur. Cerbère, lui, se vivait en justicier, pas en patriote. Il était persuadé d’être engagé dans une guerre juste contre l’occident. A-t-il adressé à l’état islamique la même prière que Curiace à Albe: « Notre sang est son bien, il en peut disposer ; Et c’est à nous de croire, alors qu’il en dispose, qu’il ne s’en prive point sans une juste cause » ? Selon moi, le nœud de cette guerre, ce n’est pas la foi en Allah mais la croyance d’une guerre profondément juste. Ils étaient comme n’importe quels soldats patriotes enrôlés par une propagande bien fichue alimentée par un certain nombre de faits et réalités qui éveillent en eux des aspirations à se sacrifier. Il faut dire que l’occident n’a pas été avare en bonnes raisons. De père en fils, les républicains américains, appâtés par le pétrole de la zone, ont lancé avec la bénédiction de l’ONU des guerres injustes dans tout le Moyen-Orient aux motifs aussi fallacieux que généreux, que sont la démocratie et la lutte contre les tyrans. Les tyrans ont été remplacés par le chaos sous l’impulsion infernale des démocraties. Et dire que l’Amérique pourrait réélire un homme, à la fois fils et frère des deux premiers responsables de ce chaos au Moyen-Orient. Si tel était le cas, l’Amérique ne serait pas un pays sans passé, ce serait une nation sans mémoire. Et voilà comment, en votant pour une dynastie démocratique, on irait remettre trois sous dans le bastringue de l’histoire.

En 1948, vous l’aviez vue portée sur les fonds baptismaux, cette déclaration. Aux premiers jours de 2015, on a vu la déclaration des droits de l’Homme totalement battue en brèche. Les trois guerriers ont mortifié l’article 3 : « Tout individu a droit à la vie, à la liberté et à la sûreté de sa personne » et meurtri l’article 18 : « Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion. » Les trois justiciers accusaient la police de bafouer l’article 9 : « Nul ne peut être arbitrairement arrêté, détenu ou exilé. » Ils incriminaient le peuple juif de berner l’article 17 : « Toute personne, aussi bien seule qu'en collectivité, a droit à la propriété.Nul ne peut être arbitrairement privé de sa propriété. » Ils inculpaient les caricaturistes pour avoir brocardé l’article 29 :« Dans la jouissance de ses libertés, chacun n'est soumis qu'aux limitations établies par la loi exclusivement en vue d'assurer la reconnaissance et le respect des droits et libertés d'autrui et afin de satisfaire aux justes exigences de la morale, de l'ordre public et du bien-être général dans une société démocratique. » Mais, au fond, Cerbère incarne surtout l’échec d’une société qui s’est gaussée de l’article 23 : « Toute personne a droit au travail, au libre choix de son travail, à des conditions équitables et satisfaisantes de travail et à la protection contre le chômage. » et de l’article 26 : « L'éducation doit viser au plein épanouissement de la personnalité humaine et au renforcement du respect des droits de l'homme et des libertés fondamentales. Elle doit favoriser la compréhension, la tolérance et l'amitié entre toutes les nations et tous les groupes raciaux ou religieux, ainsi que le développement des activités des Nations Unies pour le maintien de la paix. »

Vous voyez, les actes terroristes ne répondent pas tout à fait à votre vision qui opposait Humanisme et Patriotisme. Cette fois, il n’y a pas « les uns qui jugent la fraternité sublime et les autres criminelle suivant qu’ils placent l’idéal d’Humanité au-dessus ou au-dessous de l’idéal de Patrie ». Le parcours des terroristes a commencé par un idéal humaniste pour aboutir aux vertus patriotiques. Ils voulaient défendre leurs coreligionnaires, ils ont fini par tuer leurs concitoyens. Nos politiques se mettent bien le doigt dans l’œil quand ils proposent tout un tas de mesures techniques contre l’endoctrinement de ces jeunes (suspension de site internet, désactivation des passeports…). Ils omettent qu’au début, il y a la conviction profonde de se battre pour une cause juste. Les états occidentaux peuvent bien dénigrer l’état islamique. A aucun moment, ne vient en tête aux terroristes cette idée qui s’imposait à vous en observant votre état-major: « Quelles ruses grossières et misérables de la part de nos chefs ! On nous mentait indignement. » Par contre, tout le monde le pense de notre propre état-major politique. On se souvient du général et secrétaire d’état des Etats-Unis brandissant devant le conseil de sécurité de l’ONU une fiole soi-disant pleine d’anthrax pour justifier le déclenchement de la troisième guerre en Irak.

Cette notion de cause juste est vraiment capitale. Une fois convaincu de la justesse de sa cause, tout soldat est amené à penser : « Ne disons rien. Ne nous indignons pas. Tuons. Si tu n’as pas tué un Ennemi par jour, ta journée est perdue… Si tu ne tues pas l’Ennemi, c’est lui qui te tuera… Si tu ne peux pas tuer un Ennemi avec une balle, tue-le à la baïonnette… Si tu as tué un Ennemi, tues-en un autre— à l’heure actuelle il n’est rien de plus réconfortant pour nous autres que de voir des cadavres ennemis. Ne compte pas les jours, ne compte pas les kilomètres. Compte une seule chose : les ennemis que tu auras tués. Tue l’Ennemi ! C’est ce que te demande ta vieille mère. L’enfant t’implore : tue l’Ennemi ! Tue l’Ennemi ! C’est ce que réclame ta terre natale. Frappe juste. » Vous voyez : remplacer Allemand par Ennemi donne à cet article de la propagande russe, écrit en pleine seconde guerre mondiale un caractère universel. J’ai pris conscience que j’avais commis un manquement grave lors de notre dernier échange. J’avais oublié que la guerre est synonyme de violence. Une guerre d’autant plus violente que la guerre est pensée juste.

Et puis : Auctoritas principis ! Aux yeux des terroristes, leur violence n’était pas un crime puisqu’elle est légitimée par une puissance publique. Sévissant de par le monde, l’autoproclamé état islamique a pour objectif de libérer le monde islamique du joug occidental. En fait, ce clergé, plus désert qu’urbain, diffuse son idéologie super-nationaliste. Ils ont fait descendre l’islam de son piédestal religieux, ils ont pour ambition de construire un empire. Vous aviez tâté de l’impérialisme allemand, nous goûtons à l’impérialisme islamiste. Et comme Horace père aspire à ce « qu’un jour, un jour vienne que par toute la terre Rome se fasse craindre à l’égal du tonnerre », le clergé islamiste aspire effectivement à ce que le monde entier vive sous le joug de la charia.

Porte-voix de cette ambition, Internet est à l’islamisme ce qu’Action Française était aux nationalistes. Chevaliers adoubés au nom d’Allah, les islamistes sont incités par leur clergé à réaliser quelque exploit qui sera relayé et relaté sur base de vidéos enregistrées avec le talent de leur époque. Recette assez ordinaire d’une propagande militariste dont Maurras en son temps abusa. Par exemple, sur base de l’oeuvre du poète-soldat Joachim Gasquet : « Ses lettres de guerre, son livre Les Bienfaits de la guerre, son ardent traité de l’Art vainqueur commençaient à donner la mesure de ses émotions héroïques. Engagé volontaire, passé de simple soldat à lieutenant décoré, et cité maintes fois…il fit la guerre tant qu’il put. » Cerbère aussi a fait la guerre tant qu’il a pu. Sur la toile, l’état islamique a rendu hommage à Cerbère sans montrer plus de peine que Maurras dans Action Française quand il y faisait l’éloge de ses camarades morts au front. Avec son talent qui avait l’incandescence du désert des islamistes, Maurras voulait « donner sens à cette fin de combattant mort pour l’indépendance de leur patrie, la vérité de la doctrine et l’honneur d’une humanité ». Une humanité qui ne devait pas être boche pour Maurras, une humanité qui ne doit pas être occidentale pour les islamistes.

Une humanité sans humanité. Qu’ils soient français en pleine première guerre mondiale ou islamistes en pleine croisade moderne, quand les patriotes perdent leurs fils ou leurs frères, ils n’expriment aucune peine et pensent comme le vieil Horace qu’: « on pleure injustement des pertes domestiques, quand on en voit sortir des victoires publiques. » Tenez, même à une centaine de kilomètres de chez vous, le mouvement islamiste a progressé. C’est la petite ville de Lunelle qui a la plus forte concentration de jeunes gens partis faire le djihad. Ils ont tous été recrutés par deux hommes dont les jeunes frères sont eux-mêmes morts en Syrie. Pescalune…le nom des habitants natifs de Lunelle signifie bien « pêcheurs de Lune » en occitan ? Alors ceux-là portent bien leur nom tant leur manque cette once de compassion que vous manifestiez quand deux frères, combattant dans le même régiment, disparurent lors de la même offensive : « s’image-ton un père, une mère ayant deux enfants, leur espoir, leurs secours pour l’avenir, dans leur vieillesse, sur qui nuit et jour allait leur pensée et qui tout d’un coup apprendront la brutale nouvelle, la mort horrible de leurs enfants ? Qu’on aille parler de gloire, de victoire, de patrie à ces pauvres vieux, ils se demanderont si vous n’insultez par leur douleur. »

L’inhumanité est impersonnelle. Sous l’uniforme, les terroristes étaient, comme vous le disiez, « des êtres anonymes ». C’est la télévision qui a écrit la biographie de ces trois jeunes hommes : déscolarisation, petite délinquance, prison, radicalisation. Ils ont suivi le même parcours que les sacripants de votre escouade. Vos galopins que vous disiez être « des gosses au vice précoce à qui on avait ouvert les portes des prisons en échange d’un engagement pour la durée de la guerre ». C’est aussi en prison que nos criminels ont été commués en engagés volontaires. Que ce soit une autre armée que l’armée française ne change rien à votre analyse : « On leur a offert ainsi une manière de réhabilitation » qu’ils se sont empressés d’accepter.

Avant de finir en combattant, il a fallu en faire des combattants. Le désert saharien et le Moyen-Orient se sont parsemés de ces centres où l’on se perfectionne pour, disiez-vous, « assassiner légalement les gens de toutes les manières, les occire le plus promptement et en plus grand nombre possible, cela toujours pour sauver une civilisation en péril. » Mais, conscient de son infériorité numérique, l’état islamique nous impose surtout une guerre psychologique à laquelle notre société très aseptisée n’est pas préparée. Comme d’habitude me diriez-vous. La politique des grands sentiments que l’on a développé depuis la seconde guerre mondiale est notre ligne Maginot. Nous sommes envahis par une barbarie extrêmement agile et rapide qui nous laisse comme deux ronds de flan. Ainsi, il y a quelques mois, les combattants de l’état islamique ont perpétré un meurtre barbare sur un guide de montagne français. L’homme a été décapité. C’était de l’autre côté de la Méditerranée, en Kabylie, sur le versant aride du Djurjura.

Pour fomenter ces attaques plus stupéfiantes que décisives, les islamistes sélectionnent le même type d’hommes que ceux choisis par vos généraux. Vous écriviez : « On croit généralement que les coups de main sont exécutés par des soldats d’élite joignant les vertus guerrières à leurs vertus civiques ; première erreur à quelques exceptions près ; ces héros sont triés parmi les fortes têtes, les indociles, les punis et plusieurs n’ont pas leur casier judiciaire en état de virginité. » Parmi les islamistes, il y a donc également beaucoup de délinquants.

Les islamistes pourraient raconter leurs coups dans les lignes adverses avec les mêmes mots que ceux du capitaine Conan, ce personnage de l’auteur breton Roger Vercel : « Moi et ma poignée de types, on a fait trembler des armées, t'entends, des armées qui nous voyaient partout, qui ne pensaient plus qu'à nous, qui n'avaient peur que de nous dès que s'allumait la première fusée!... Tuer un type, tout le monde pouvait le faire, mais en le tuant, loger la peur dans le crâne de dix mille autres, ça c'était notre boulot! Pour ça, il fallait y aller au couteau, comprends-tu ? C'est le couteau qui a gagné la guerre, pas le canon! »

Le couteau… Lorsqu’à l’été 1915, dans le secteur d’Arras, l’état-major vous a appelé pour vous distribuer autant de coutelas que vous aviez d’hommes. Pour achever les blessés et ne pas faire de prisonniers. Vous leur aviez rétorqué de suite que c’étaient là « des armes d’assassins et non de soldats ». Le couteau, c’est sans doute l’arme qui faisait aussi que « de part et d’autre vous vous battiez en cannibales, avec une cruauté plus grande peut-être qu’aux temps reculés des invasions barbares. Vae Victis ! Malheur à la cote 304 à qui tombait vivant aux mains de ses ennemis ; tout sentiment était banni. ». Même l’état français s’est fait tranchant. N’était-ce pas pour marquer psychologiquement les kanaks qu’en 1878, notre si belle civilisation coupa, en guise de représailles, la tête du chef Ataï après qu’il eut pris la tête (c’est le cas de le dire) de la révolte visant à récuser la puissance coloniale française en Nouvelle-Calédonie. La barbarie est extraordinaire pour chaque génération mais la barbarie est finalement une chose très ordinaire à l’humanité.

Nos politiques peuvent maintenant jouer aux vierges effarouchées en hurlant à la barbarie islamique. Tout l’occident s’est mis à farfouiller dans le Coran pour y trouver une sourate par-ci, un hadith par-là démontrant l’existence d’une barbarie spécifiquement islamique. Tous nos politiques que j’appelle l’état-major sont bien les descendants de ces salauds qui vous avaient demandé de garder pour vous vos réflexions et de ces mêmes salauds dont Conan disait : « ils nous les avaient distribués, larges comme ça, les couteaux de nettoyeurs, pour ensuite nous crier: « Cachez ça! Ce n'est pas une arme française, la belle épée nickelée de nos pères!... Et puis cachez vos mains avec, vos sales mains qui ont barboté dans le sang, alors que nous, on avait des gants pour pointer nos télémètres!... Et pendant que vous y êtes, cachez vous aussi, avec vos gueules et vos souvenirs d'assassins! » Conan se demande où l’on va les cacher ses souvenirs d’assassins. Je pourrais lui répondre que nos politiques les ont cachés dans les oubliettes de l’histoire. On n’étudie ni Barthas, ni Vercel à l’école ou du moins pas ces passages-là. Le souvenir de vos couteaux a été remisé. Cet oubli arrange bien notre état-major. Avec des citoyens tétanisés par le couteau des islamistes, le gouvernement peut continuer à saigner la France en glissant en douce ses mesures économiques.

Au milieu de toutes ces barbaries, il y a ceux qui « craignent pour l’un et l’autre camp ». Comme Sabine, femme d’Horace et sœur de Curiace, née à Albe et vivant à Rome. Comme l’alsacien qui parle français et se bat pour le camp allemand. Comme le musulman tout autant croyant que citoyen. Au-delà, il y a des hommes qui savent résister à la barbarie organisée des états-majors. Dans les tranchées, c’était vous et vos hommes que vous aviez convaincus de jeter les coutelas qui vous avaient été distribués. En Kabylie, c’est Mohammed Arkoun né sur le versant boisé du Djurjura, un versant humaniste à l’opposé du versant barbare et aride des islamistes. Il était pourtant de « ceux d’en-bas », c’est à dire issu de la classe sociale défavorisée du village. Cela ne l’avait pas empêché de grimper très haut l’échelle universitaire jusqu’au poste de professeur à la Sorbonne. C’est chez lui que l’on trouve l’idée d’un djihad « combat spirituel du mystique pour cheminer vers l’union avec Dieu.» Chez lui aussi que l’on retrouve trace d’un islam qui sut être un « stimulant pour la vie de l’esprit et le renouvellement des connaissances » avant de devenir une succession de rituels. Cet homme vous aurait sans doute plu. Il travaillait sur l’humanisme et l’islam. Si sa lecture est ardue, il y a beaucoup plus de promesses chez Arkoun que chez notre premier ministre qui a exhorté l’islam à passer à la confesse : « l'islam de France a à se prendre en main et à faire son examen de conscience ». Le séminariste qui sommeille en lui doit vouloir ainsi absoudre les terroristes.

Parfois, le temps reste suspendu et la barbarie laisse place à l’humanité. Au cours de leur cavale, deux des terroristes sont rentrés par effraction dans une imprimerie. L’imprimeur a raconté avoir gardé son calme, leur avoir offert un café et leur avoir proposé de soigner la blessure de l’un d’eux. Ils ont relâché cet homme, libéré pour avoir su être un hôte au contact duquel la barbarie s’est d’elle-même policée. J’ai pensé à vous et aux jeunes « gars dessalés » de votre escouade. Vous écriviez : « Je m’intéressais à leur sort. ». En contrepartie, eux se montraient respectueux envers vous. Comme vos gars, deux des djihadistes étaient aussi des orphelins. La culture de l’aide sociale à l’enfance est aussi prégnante chez les terroristes que l’islam. C’est même leur culture primaire, l’islam ne venant se greffer que sur la première. C’est à se demander s’il ne faut pas, avant d’aller en Afrique et au Moyen-Orient, initier une profonde remise en compte de cette administration, un djihad en quelque sorte de cet état qui traite de façon aussi calamiteuse sa jeunesse.

Comme vos gars, de jeunes gens s’engagent auprès des islamistes sans doute pareillement pris « au piège, au miroitement de la vie au front dépeinte sur les média et avaient cru vivre des aventures fantastiques et cueillir des galons et des décorations avec facilité. » L’état islamique a également parfaitement saisi, comme vous, leur besoin d’affection et de reconnaissance. A ceux qui n’ont pas de source d’affection, ils s’arrangent même pour les marier quitte à forcer certaines des jeunes filles. C’est ce qui vous différencie d’eux puisque vous vous arrêtiez à leur « dénicher des marraines » pour quelques échanges épistolaires.

Mais il était écrit que l’aventure de ces trois islamistes devait se terminer devant cette imprimerie où ils s’étaient retranchés. Tel Horace, ils auraient pu se dire au moment fatal où ils sortaient de l’imprimerie : « La mort seule ce jour-là pouvait conserver notre gloire. » Ils l’auraient pu si seulement la France avait réussi à leur transmettre un tant soit peu de cette culture du XVIIe siècle qui savait opposer la Raison au Pouvoir Absolu. Triste symbole que ces gars qui moururent devant une imprimerie dans un pays qui doit sa Renaissance à l’imprimerie.

Si l’école avait été ambitieuse et exigeante, un peu, un tant soit peu, ils auraient peut-être même pu s’arrêter à la porte de chez eux en se disant tel Curiace avant le combat : « Il est vrai que nos noms ne sauraient plus périr. L’occasion est belle, il nous la faut chérir. Mais, la fermeté tient un peu du barbare: peu, même des grands cœurs, tireraient vanité d’aller par ce chemin à l’immortalité. » Mais, on voit bien que les états-majors de tous bords ne veulent pas vraiment tirer de leçons de ces évènements. Ils continuent à crier au loup sur l’air de la « République est en danger » ou « prenez garde aux binationaux. » Les états-majors sont des Mr Seguin qui veulent enchaîner les citoyens à leur statut de moutons de panurge au lieu de leur inculquer un peu cet esprit critique auquel vous nous engagez.

Plutôt qu’imposer le garde-à-vous silencieux à tous les écoliers, sanction à l’appui en cas de non-respect, l’éducation nationale ferait mieux de leur faire découvrir cette pièce de Corneille pour la commenter jusqu’à plus faim. Cet exercice conviendrait certainement mieux à l’appétit de la jeunesse et éviterait peut-être plus efficacement le ralliement de nouveaux jeunes gens à l’état islamique. Que le texte de Corneille soit écrit en vieux français devrait-il nous empêcher d’y voir un texte moderne et une histoire éternellement jeune ? Elle vous parlait en 1914. Elle est actuelle en 2015. Tout jeune homme, un jour ou l’autre, risque de jouer Horace ou Curiace dans une guerre cornélienne au cours de laquelle deux camps intimement liés par les liens que nouent l’amitié, le mariage ou l’amour, doivent s’entretuer ? Rome contre Albe. La France contre l’Allemagne. Les islamistes contre l’occident. Avec ses mots vrais et immortels, qui expriment des réflexions que l’on ne saurait même plus concevoir mentalement, Corneille pourrait bien être notre bouée de secours dans cette actualité chaotique.

La logique de guerre veut que l’état-major des deux camps honore plutôt en héros ses soldats morts pour leur patrie, des hommes pour qui…ah, voilà, c’est ici, scène 2 acte III, « la gloire de ce choix (celui de mourir pour sa patrie) leur est si précieuse et charme tellement leur âme ambitieuse, qu’alors qu’on les déplore, ils s’estiment heureux, et prennent pour affront la pitié qu’on a d’eux. Pas un d’eux renonce aux honneurs d’un tel choix. » On aurait pu penser que la société narcissique et laxiste du XXIe siècle ne saurait pas développer cette solide vertu « dont Horace faisait vanitéet qui n’admettait point de faiblesse avec sa fermeté. » Mais, au temps du selfie et de facebook, traduisez autoportrait pour automédiatisation, je crains qu’il n’y ait plus d’Horace et de Maurras que de Curiace et de Louis Barthas, cette catégorie d’hommes pour qui « l’obscurité vaut mieux que tant de renommée. »

Vous qui partagiez avec Gabriel Chevalier la conviction que « peu d’êtres sont taillés pour le véritable héroïsme », qu’auriez-vous pensé de voir l’état islamique plastronner suite à la mort de ses trois djihadistes, disparus en martyrs, pour avoir donné leur vie à Allah ? Décidemment, les propagandes de toute race, de toute couleur et de tout culte utilisent toujours les mêmes grosses ficelles. En 1916, pour illustrer « le sacrifice de l’élite », Maurras évoquait un jeune militant d’Action Française, blessé mortellement lors de la bataille de Picardie en ces termes : « il était mort en héros et en saint, offrant pieusement pour Dieu, pour la France et la Royauté, le sacrifice d’une vie qui s’ouvrait si belle ». Dieu, la France et la Royauté…Allah, Mahomet et l’Islam. D’une guerre à l’autre, rien ne change vraiment. L’état islamique promet la félicité éternelle au Paradis d'Allah à ceux qui meurent en combattants pour l’islam, « religion de la vérité ». Déjà Maurras écrivait : « Ils sont tombés pour la Patrie. Mais leur vie, mais leur sang, mais ce qu’ils ont cueilli d’une gloire immortelle parle et milite maintenant pour la vérité qu’ils semaient. » Islamisme et extrême-droite, c’est pareil, voir dans les militants des ânes serait faire injure à cette espèce animalière qui brille par sa stricte application du libre-arbitre.

Les terroristes ont eu leurs galons. La radio du groupe état islamique a honoré les auteurs de ces ignobles attentats du titre de « héros » pour avoir été les bras armés de la vengeance d’honneur d’un islam bafoué par l’occident. C’étaient leurs frères, c’étaient leurs fils. Mais, comme le Vieil Horace, l’EI était heureux de voir « la gloire de leur mort le payer de leur perte ». Décidemment, le culte pour les galons est intemporel. Tout au long de vos carnets, on le voit bien ce besoin incommensurable de reconnaissance des hommes se satisfaire de titres ronflants qui ne coûtent rien à ceux qui l’attribuent. Pour lutter contre l’islamisme, on entend des appels pour le retour de la morale laïque à l’école. J’ai l’impression qu’à l’école, on ferait mieux d’apprendre les morales de La Fontaine que de réciter la morale de l’éducation nationale. En n’apprenant pas que tout flatteur, vit aux dépens de celui qui l'écoute, on en arrive toujours à ce qu’ « il n’y ait pas un décoré qui ait le courage, la pudeur de refuser avec le plus grand dédain ces croix de guerre ridicules, ces citations mensongères, ces félicitations burlesques. » Pour vous citer.

Histoire de forger des mythes qui aideront à mettre en ordre de marche tout le peuple français, les victimes elles aussi ont été décorées du titre pompeux de « héros de la liberté et de la république ». Ces violents attentats ont enclenché la logique de guerre. Sur nos média et au plus haut niveau de responsabilité politique, on entend en boucle que la République a été agressée, que la France a été attaquée en son cœur, qu’on s’est attaqué à notre grande nation, que d’autres conspirations comme cette fusillade d’une violence extrême sont fomentées, que ces criminels ne sont que le premier bataillon d’une armée bien plus importante, qu’il nous faut nous mobiliser pour protéger nos valeurs, qu’on devait s’habituer aux consignes et même que la classe d’âge de nos enfants devait s’habituer à vivre avec le terrorisme. J’ai même entendu qu’au cours de notre histoire, nous sommes toujours sortis grandis des luttes nous opposant à nos ennemis. Vous voyez, chacun son burlesque.

Parmi les victimes du journal satirique, il y avait des militants pacifistes. Appelé deux ans sous les drapeaux de l’armée française en Algérie, on raconte que l’un d’entre n’avait jamais non plus lâché son crayon. Je ne suis donc pas sûre, pas sûre du tout que lui auraient plu ces éloges, ces hommages de l’état-major politique l’évoquant comme un soldat de la liberté, un guerrier qui a défendu nos valeurs, un héros qui s’est battu pour une haute idée de la France et qui a défendu notre âme et notre culture. Ne se moquerait-il pas de toute cette grandiloquence militariste ? Soldat de la liberté ? Par contre, pour le directeur de la rédaction, toujours en treillis et rangers, ça le ferait peut-être bien marrer cet oxymore en guise d’épitaphe : « Soldat de la liberté ». Ca pourrait faire l’objet d’une belle caricature : « Ca peut arriver à n’importe qui d’être aimé par des cons. »

Il faut croire qu’il se dégageait des caricatures représentant le prophète accablé d’être « aussi aimé par des cons » d’extrémistes une vérité pas bonne à dire. Leurs dessins étaient de la même veine que les caricatures que vous aviez trouvées dans un abri allemand abandonné. Vous savez, ces journaux allemands illustrés dans lequel votre général Joffre suait de grosses gouttes de sang, le sang des poilus qu’il faisait inutilement couler au cours de vaines et stériles offensives. Ce journal, fût-il ennemi, mettait en exergue les manquements du commandement français qui au nom de la Patrie « n’avait pas le souci de conserver le matériel humain ». C’est le propre de tous les super-patriotes de dédaigner la vie de leurs militants. Déjà, chez Corneille, le vieil Horace proclame en apprenant la mort de deux de ses trois fils : « Tous deux pour leur pays sont morts en gens d’honneur ». L’état islamique en offrant à ses ouailles la mort pour seul Salut est donc le stéréotype même du super-patriote. Pourvu qu’il existe de nombreux Barthas qui comprennent que ces caricatures visent pareillement à dénoncer l’insanité du patriotisme et de l’impérialisme de cet islam-là.

La marque de ce journal, c’était son insolence, son attitude irrévérencieuse pour toute gente cléricale. Comme votre capitaine Hudelle, leur anticléricalisme les emportait parfois très voire trop loin et leur faisait « commettre des maladresses que leurs adversaires pouvaient prendre pour du sectarisme ». C’est le lèse-islamisme qui leur a coûté la vie. Comment expliquer à tous ceux qui accusent la France d’être responsable de ses malheurs que le respect inconditionné est aussi difficile à importer en France que la démocratie dans d’autres pays ? Que tous les géopolitiques se le tiennent pour dit : l’ingérence y trouvera là sa limite. Comment expliquer au monde entier, des anglo-saxons aux pays musulmans les plus orthodoxes que l’impertinence ou l’insolence est à la démocratie française ce que le chic français est au vêtement ? N’ont-ils jamais entendu parlé de Rabelais ? Eh oui, à la genèse de la France, il y eut Rabelais! Je pense que vous ne me contrediriez pas là-dessus vous qui décriviez votre camarade Fraïssé qui avait vu le jour au pays du bon vin en ces termes :« Il avait une figure rabelaisienne. Doué d’un solide appétit, frais, rose et gras, tout respirait en lui la joie de vivre, depuis la rotondité de son ventre, la tranquillité de sa marche, son double et presque triple menton jusqu’à son regard paisible et narquois. Philosophe sans le savoir il prenait tout évènement du bon côté, ayant toujours le mot pour rire, des expressions imagées et ne s’émouvant sérieusement que devant la perspective d’un jeûne quelconque, fût-on en plein carême. »

Plus que terre du catholicisme, plus que terre de laïcité, ce qui anime la France depuis plus d’un demi-millénaire c'est peut-être avant tout un esprit un peu potache prêt à « bouffer » curées, pasteurs, rabbins, imans et tout pouvoir à l’ego surdimensionné. Le très sérieux Corneille n’a-t-il pas lui-même vertement glissé un acrostiche acte II, scène 3 (S.A.L.E.C.U.L. sont les premières lettres des vers de cette tirade appelant à s'armer pour la patrie) en guise de pied-de-nez au pouvoir totalitaire de Richelieu auquel il ne pouvait répliquer ouvertement ?

Nous avons cinq cents ans de littérature française pour aiguiser le regard critique des enfants et en faire des citoyens capables, comme vous, d’identifier la servitude de « journaux qui sur l’ordre des déments qui gouvernaient hurlaient de joie et d’allégresse » après une offensive aussi réussie que meurtrière. Balayé ce patrimoine. Le ministère de l’éducation national veut mettre en place de nouveaux cours ayant pour but d’enseigner les médias et développer l’esprit critique des enfants. A l’éducation, ce sont de grands visionnaires. Pendant la campagne présidentielle, leur programme prévoyait d’inculquer à nos chères têtes blondes non pas quelques connaissances en religion mais l’égalité homme-femme. Autant vous dire que ma confiance dans ces cours sur les médias est incommensurable. En plus, les programmes scolaires deviennent à l’image de notre code civil hypertrophiés et incohérents à force d’y ajouter bric et broc à chaque sursaut de l’actualité.

Ces cours seront-ils, à la mode d’aujourd’hui, multidisciplinaires ? Après tout, ce serait drôle de voir l’enseignant d’histoire enseigner : « Louis XIV en personne avait une certaine indulgence envers tous ces merveilleux auteurs (Molière, La Fontaine…) dont la critique acerbe contribuait en fait à sa grandeur royale. « Si je n’étais roi, je me mettrais en colère. » Disait-il. Puis le professeur de français. « Enfants de France, Enfants de Gargantua, interprétez le texte ci-dessous. Au-delà de son apparence gentillette, cherchez-en la « substantifique moelle » :

C’est la faute à Rousseau si Gavroche sifflote:

  • Il court, il court le furet,
  • L’écureuil passe le temps,
  • O gue! Le porcin barbote,
  • Et Ma mie boite,
  • Quand la France est aussi jolie, que le Fric est engeôlant !

La réponse sera disponible aux seuls lecteurs qui accepteront d’envisager un texte sous un autre angle que celui immédiatement disponible. Allez un peu d’effort, bon dieu !

Pour revenir aux caricaturistes, ils vous auraient sans doute plu. Ce dont je suis sûre, c’est qu’ils nous mettraient en garde, comme vous, contre les chantres de l’héroïsme. Qui dit guerre, dit aussi salauds et ignobles profiteurs de l’héroïsme des autres. Ceux-là disent s’associer à l’épreuve nationale tout en étant déjà à l’œuvre pour manipuler les foules authentiquement bouleversées. Ceux-là ne boudent pas leur plaisir avec un hédonisme écoeurant de voir leurs aspirations de guerre civile enfin se réaliser. Ceux-là sont finalement aisés à reconnaître parce que ceux-là sont trop heureux d’annoncer « le jour où la guerre est revenue dans un pays pétri de guerres civiles religieuses » plagiant, déviant avec une immonde indécence, malhonnêteté et immoralité cette expression pacifiste utilisée pour évoquer l’armistice de 1918 : « le jour où les armes se sont tues ». Les nationalistes sont les premiers profanateurs de l’Histoire de France. Qui pour leur rétorquer que le pacifisme n’est pas né « dans les années 60, d’une génération de baby-boomers pacifistes et libertaires » mais bel et bien dans les tranchées ?

Ces spéculateurs sur le triste sort national sont aisément identifiables. On les reconnaît à ce qu’ils radotent à l’infini cette célèbre réplique d’Horace: « Si vous n’êtes romain, soyez digne de l’être » pour exiger des immigrés un oubli total de leur identité passée. Pour Corneille, au travers du personnage de Sabine, cet oubli est « un nœud qui la tiendrait en esclave enchaînée, s’il l’empêchait de voir en quels lieux elle est née. » Ils appellent cet oubli « assimilation », ce principe qu’Horace décrit ainsi : « le faible parti prend loi du plus fort; Mais sans indignité pour des guerriers si braves, qu’ils deviennent sujets sans devenir esclaves, sans honte, sans tribut, et sans autre rigueur que de suivre en tous lieux les drapeaux du vainqueur.» Le problème, c’est qu’assimilés, intégrés ou tout fraîchement arrivés, les nationalistes tiennent toujours rigueur aux immigrés de leur naissance hors de France et les soupçonnent incapables de servir le drapeau français en tous lieux. Ils restent toujours de potentiels ennemis de l’intérieur. Je ne nie pas que ces attentats mettent en exergue l’échec d’une société qui n’a pas réussi à ce qu’un certain nombre d’immigrés se projettent comme citoyens français et qu’un grand nombre de français ne les reconnaissent pas comme les leurs. A tous ceux qui voient en eux des traîtres en puissance, je laisse à Sabine, personnage binational de Corneille, le soin de leur clouer le bec: « Tant qu’on ne s’est choqué qu’en de légers combats, trop faibles pour jeter un des partis à bas, tant qu’un espoir de paix a pu flatter ma peine,oui, j’ai fait vanité d’être toute romaine…Mais aujourd’hui qu’il faut que l’une ou l’autre tombe, qu’Albe devienne esclave, ou que Rome succombe…Je ne suis point pour Albe, et ne suis plus pour Rome; Je crains pour l’une et l’autre en ce dernier effort, et serai du parti qu’affligera le sort…Je prendrai part aux maux sans en prendre à la gloire; Et je garde, au milieu de tant d’âpres rigueurs, mes larmes aux vaincus, et ma haine aux vainqueurs. »

Quand on clame haut et fort son amour pour la France en usant et abusant de la célèbre réplique d’Horace: « Si vous n’êtes romain, soyez digne de l’être », on n’a pas le droit d’amputer le texte de Corneille en occultant la réplique trop méconnue de Curiace qui la précède : « Ce triste et fier honneur (de tuer un frère) m’émeut sans m’ébranler : j’aime ce qu’il me donne, et je plains ce qu’il m’ôte ; Et si Rome demande une vertu plus haute, je rends grâces aux dieux de n’être pas romain, pour conserver encore quelque chose d’humain ».. Les nationalistes va-t’en guerre civile ont le patriotisme tape-à-l’œil. Quand ils en appellent de leurs vœux à la guerre civile, ils oublient aussi ces beaux vers de la culture française dont ils s’autoproclament les chantres: « Que faisons-nous, Romains, dit-il, et quel démon nous fait venir aux mains ? Souffrons que la raison éclaire enfin nos âmes: Nous sommes vos voisins, nos filles sont vos femmes, et l’hymen nous a joints par tant et tant de nœuds, qu’il est peu de nos fils qui ne soient vos neveux. Nous ne sommes qu’un sang et qu’un peuple en deux villes : Pourquoi nous déchirer par des guerres civiles. »

Outre les nationalistes, le reste de la France, pétrifiée de chagrin et d’incompréhension, s’est d’abord figée en hommage aux douze victimes. Puis, mues par la compassion envers les victimes et par la volonté d’affirmer pacifiquement ses valeurs pour la liberté d’expression, des foules immenses se sont recueillies sur les places des grandes villes de France. Personne ne pensait comme le 2 août 1914 qu’il pouvait y avoir une prompte et décisive victoire. C’étaient juste des foules pleinement conscientes que quelque chose de grand et de formidable devait se passer pour tenter de stopper la logique de guerre enclenchée. Si vous aviez suivi à la radio la panthéonisation de Jaurès à laquelle près d’un million de personnes assista, sans doute auriez-vous été ému de voir cette foule de quatre millions de personnes dire non à la guerre aux yeux du monde entier.

Dans le défilé, il y avait aussi nos dirigeants cosmopolites. Nous aussi avons nos « rois déments, généraux sanguinaires, ministres jusqu’au-boutistes ». Contempler ce sublime spectacle populaire ne leur suffisait pas; ils voulaient être le sublime spectacle ; ils voulaient en être l’essence. Ils étaient tous là : les fantoches, les fous-la-merde, les fiers-à-bras, les falstaffs. Tout ce qui nous tient lieu fallacieusement, à des degrés divers, de staff politique a défilé. Pas parmi la foule. Plutôt dans un entre soi sécuritaire. Séparé du peuple derrière leur armée de gardes du corps qui ont la ridicule mission de les garder ces personnalités aussi vaines qu’imbues d’elles-mêmes. Si seulement, leurs gardes du corps pouvaient nous garder des vilenies de leur âme, qui s’exposaient, s’étalaient ainsi à nous sur les écrans. Indécentes. On les a vus s’inviter sans y être conviés, s’incruster au premier rang sans y être autorisés, s’imposer sans y être indispensables. On les a vus papoter, sourire, saluer sans piger qu’ils n’étaient pas en campagne électorale, sans piper qu’ils étaient les pères d’une guerre civile à l’échelle de leur très chère mondialisation.

Je le regrette mais cette campagne électorale d’un dimanche après-midi a été un franc succès. Les jours suivants, les sondages ont montré un net regain de la confiance accordée aux politiques. Pourvu que nous n’ayons pas un jour envie d’écrire : « Il fallait que les soldats se retournent vers les monstres qui les poussaient les uns contre les autres et les abattent comme des bêtes fauves. » ou comme votre camarade Gabriel Chevalier : « C’est l’instant où devrait être tirée la première bande de mitrailleuse – et la seule- sur ces empereurs et conseillers, qui se croient forts et surhumains, arbitres de nos destinées, et ne sont que misérables imbéciles. » De toute façon, je n’avais à cet instant que mon crayon en main. Et puis, ce qui retient le peuple de tirer cette première bande de mitrailleuse, c’est la présomption de réussite. On aimerait en retour une présomption d’intelligence.

Et une présomption d’humanité pour les terroristes. C’est vrai qu’ils vont vers leur forfaiture « avec entrain et furie » en psalmodiant des versets du Coran. Si appréhender leur point de vue n’est pas les excuser, ne pas l’appréhender serait inexcusable : Il n’y a pas d’autres voies pour trouver une solution car parole d’Horace, ce type d’hommes est vaincu rarement : « le noble désespoir périssant malaisément. » En lisant Corneille écrire qu’Horace aurait été innocent de tuer sa sœur s’il avait moins aimée Rome, je me dis que ces trois hommes n’auraient pas été coupables de meurtres s’ils avaient moins aimé l’islam. D’un amour insensé bien que toujours dirigé vers la Mecque. D’un amour irraisonné. Un amour donc qu’on ne décillera certainement pas avec les vidéos réalisées par l’état français pour dire tout le mal qu’on pense de cet engagement. Nous n’avons pas le choix de comprendre l’amour de « ces guerriers trop magnanime » pour l’islam, « une cause si belle dont il nous faut souffrir l’effet. »

La générosité est cette qualité que l’amour partage avec la barbarie. Pour les islamistes comme pour Horace, « si l’on n’est barbare, on n’est point généreux ». De notre côté, avec une pingrerie désespérante, nous sommes vite retombés dans nos travers de tout mettre en équation. Un abaque à la place de l’âme quand on aurait pu croire l’esprit du 11 janvier inestimable. Eh bien non. Notre engagement dans ce conflit a été mesuré par la baisse de 20% des soldes d’hiver et par l’augmentation de 20% de la prise d’anxiolytiques. Notre pacifisme a été estimé sur base du prix payé par les média pour une photo immortalisant la manifestation dans Paris. Directement inspirée du tableau de Delacroix (dont nous avons déjà parlé ensemble), on y voit la foule brandissant des crayons en guise de piques pour défendre la République. 2000 € la grande manifestation pacifiste. Vous voyez, ce n’est pas bien cher payé. Quant à la cohésion de la société, elle a été évaluée sur base des sondages de la cote de popularité de notre état-major. Plus de 20 points gagnés à un discours et une manifestation. C’est vous dire qu’elle peut s’effriter bien vite.

Il fallait être bien naïf pour penser qu’une menace soudaine pût détourner le pays de ses émotions nationales et voir dans cette foule immense une société française humaniste soudée comme une seule France. Pensez donc ! Un peuple uni qui ne ferait pas plus d’amalgames entre islamistes et musulmans que ce même peuple un siècle plus tôt qui, venant assister à l’arrivée des trains de prisonniers allemands, confondait assassins et pauvres bougres allemands mobilisés dans un conflit qui les dépassait. L’exercice est cette fois plus compliqué. Pour vous, l’Allemand qui se trouvait dans la tranchée d’en face « était un homme comme vous ; à la moindre pause, il boit, il rigole… ». Cette fois, l’Ennemi est un Français. Il est juste de la religion d’en face. Tous ceux qui ne boivent pas et ne rigolent pas aux caricatures ne sont pas dangereux. Un pays catholique doit se rappeler des paroles bibliques et savoir séparer le bon grain de l’ivraie.

Il faut croire que l’histoire est une science exacte. Une menace contre la nation fait immuablement monter les mouvements nationalistes. Eté 1914, directement menacée par l’Allemagne, la France s’était très soudainement tourné vers le nationalisme, se détournant du même coup socialisme qui progressait depuis la fin du XIXème siècle. Un siècle plus tard, le parti Front National, est crédité par les sondages de 30% pour les prochaines élections départementales, soit 4 points de gagnés depuis les élections européennes de 2014. Un acte de terrorisme n’allait pas détourner le peuple français du FN. Bien au contraire. Cela fait trente ans que le FN grignote du terrain parce que cela fait trente ans que la mondialisation menace un peu plus le monde chaque jour. Le terrorisme n’est que la queue de la comète. L’avenir nous dira si le terrorisme aura fait la courte échelle au FN pour gravir les dernières marches du pouvoir suprême.

Parmi les effets notables de la mondialisation, il y a eu une migration importante d’hommes, de femmes et d’enfants tout autour du monde. Ce qui s’est passé d’années en années en France depuis plusieurs dizaine d’années, c’est ce que vous avez vécu, à une échelle temps différente, quand « de jour en jour, d’heure en heure, le campement d’Hardécourt grossissait, s’enflait démesurément pêle-mêle, au bon plaisir de chacun.» Vous observiez qu’ « il y avait des gens de tous les coins de l’univers ; des Australiens, des Canadiens, des Hindous, des Nègres, des Jaunes, des Rouges. » Et vous concluiez qu’ « on eût dit l’exode de peuplades, de tribus fuyant devant un fléau ou partant pour quelque croisade lointaine. »

L’idée d’un envahissement mortifère de la France est inoculée chroniques après chroniques par les nationalistes depuis qu’un écrivain, mussé dans sa bâtisse moyenâgeuse, a nommé « grand remplacement » cet exode contemporain. Je suppose que ce sont les vieilles pierres du bâtiment qui ont soufflé à tous ces perroquets ce concept déjà énoncé par Machiavel à l’époque des fondations du château de notre illuminé : « Si l’on recherche la principale source de la ruine de l’empire romain, on la trouvera dans l’introduction de l’usage de prendre des Goths à sa solde : par là, en effet, on commença à énerver les troupes nationales, de telle sorte que toute la valeur qu’elles perdaient tournait à l’avantage des barbares…J’appelle, au surplus, forces propres, celles qui sont composées de citoyens, de sujets, de créatures du prince. Toutes les autres sont ou mercenaires ou auxiliaires. » Autant vous dire que le discours du FN, reposant sur l'analogie entre les barbares ayant entraîné la chute de Rome et la vague d'immigration maghrébo-africaine en France, fait le plein de votes quand quelques enfants d’immigrés se muent en barbares. A croire que les islamistes veulent donner raison aux nationalistes.

Pour vous, le fléau, c’était la guerre. Pour nous, c’est la mondialisation. Je reviendrai plus tard dessus, sur ce fléau à l’origine de bien des malheurs. Pour l’instant, il est vrai que nos quartiers ressemblent à votre campement. Il ne faut pas nier qu’une des difficultés des banlieues comme de votre campement, c’est l’organisation ou plutôt la non-organisation qui trouve son origine dans « le bon plaisir » ou « le bon droit » des uns ne tenant pas compte de l’incommodité des autres. C’est comme ça, l’entre soi facilite la vie puisque « le bon plaisir » de tous n’incommode personne. C’est facile comme le plantureux repas que votre capitaine eut la généreuse pensée d’offrir à tous ses compatriotes peyriacois avant de reprendre les lignes. Tout au long de vos carnets, on comprend combien cet entre soi méridional était pour vous, un bien-être, une force, un réconfort comme ici, au début de la guerre, dans le Pas-de-Calais, quand « l’esprit abîmé dans vos tristes pensées » de ne pas avoir été affecté à la 21e compagnie du capitaine peyriacois Hudelle, vous rejoigniez la 22e et étiez accueilli par trois camarades peyriacois qui vous serraient les mains et vous embrassaient au milieu d’un environnement étranger et extrêmement hostile.

De nos jours, dans un environnement économique criminel, l’entre soi rassure. Ces quelques pages sont un entre soi : les cent ans qui nous séparent sont une distance infime comparée aux cent kilomètre qui me séparent des organes du pouvoir parisien. L’entre soi est souvent plus social que culturel. Mais pour la plupart des hommes, l’entre soi est culturel et quand il est grignoté par l’inter soi, le spectre du grand remplacement de la population française par les étrangers hante la société française. Partout, cette peur existe : le remplacement des africains par les chinois inquiète l’Afrique, le remplacement des WASP (blancs d'origine anglaise protestante) par les hispano tourmente les états unis. Vous même d’ailleurs, à l’échelle de votre régiment, connaissiez aussi les appréhensions de cette substitution : « Des renforts, bien peu étaient du Midi. Le régiment perdait ainsi de plus en plus son caractère méridional. »

S’il y a bien une personne que je ne peux pas convaincre des charmes inconditionnels de l’inter soi, surtout lorsqu’il est méridiono-breton, c’est bien vous. Je me suis beaucoup amusée de vos déboires quand vous vous êtes retrouvé incorporé dans un régiment breton auquel vous avez eu bien du mal à vous intégrer. Ici…Je retrouve ce que vous écriviez à ce sujet: « Cela ne nous disait rien qui vaille d’être incorporés dans un régiment de Bretons. « A-t-on idée de cela, disait Fraïssé, lui si jovial, de nous mettre avec des gens taciturnes, bornés, têtus, mélancoliques. Je leur fausserai bientôt compagnie »...Je constatai tout de suite que les soldats bretons, devinant rien qu’à mon accent que je n’étais pas de leur race, me regardaient avec suspicion et ne mettait aucune bonne volonté à me renseigner…». J’avoue avoir tout de même ri jaune parfois. Que vous a fait la Bretagne, à la fin ?

Vous étiez le premier à regretter les « insinuations malveillantes, voire les insultes…et ces sentiments regrettables toujours à l’état latent qui passaient parfois à l’état aigu quand quelques bouteilles de vin échauffaient les cervelles des descendants des Wisigoths et de ceux des Francs. » Mais dans le même temps, il vous arrivait parfois d’être raciste. L’empreinte de l’Allemagne sur le soldat allemand vous semblait une chose naturelle : « Les prisonniers osèrent fredonner quelques chansons aux airs mélodieux mais aux paroles rudes et gutturales, à croire que la nature a créé deux catégories de larynx, l’une pour les Français, l’autre pour les allemands. » « Il fallait être tenace comme un Boche pour se frayer en rampant un chemin avec des cisailles. » « Quelle différence entre leur façon de manœuvrer et la nôtre ! Le garde-à-vous les transformait en statues de marbre, en colonne les files semblaient alignées au cordeau et les rangs à la règle, les changements de direction s’effectuaient au compas, tout en leurs mouvements était automatique et géométrique. » Comme l’empreinte de la France sur le soldat français leur paraissait évidente : « Quand chaque soir la section de garde se rassemblait, les Allemands regardaient moqueurs et narquois l’inhabileté et l’irrégularité de nos à-droite à quatre et de nos piteux maniements d’armes, tant et si bien que le capitaine prescrivit de se rassembler derrière quelque bâtiment nous masquant à la vue des prisonniers. »

Des bretons, vous disiez qu’ils ne sont « têtus, querelleurs, batailleurs, insociables que quand leur cerveau est troublé par les vapeurs du vin ou autre mixture fermentée. En dehors de cet état anormal, les Bretons sont doux comme des moutons, vaillants et courageux comme des gaulois, bons et dévoués. » Ce racisme qui n’est pas de très bon ton par les temps qui courent n’a au fond rien de bien immonde tant qu’il n’empêche ni l’admiration, ni la compassion. Or, envers les maghrébins, vous écriviez : « La curiosité de la foule était distraite… par une magnifique division algérienne. On ne se lassait pas d’admirer la tenue, les défilés, les parades de ces zouaves, de ces tirailleurs si fiers, si crânes dans leur tenue si originale. Quelle différence avec nous, affublés de capotes trop grandes ou trop courtes, de vieux pantalons rapiécés, de képis déformés, il y avait de quoi être jaloux…Nous plaignions les pauvres zouaves. Il n’en dut guère revenir en Algérie, de ces malheureux ! »

Ce « racisme » n’était surtout pas antagoniste de la fraternité. C’est particulièrement évident envers les soldats allemands : « De ceux qui n’ont pas vécu la crise des tranchées, beaucoup ne pourront comprendre cette entente tacite, cette fraternité d’adversaires qu’ils croyaient toujours en train de se guetter, le doigt sur la gâchette. Mais qu’ils réfléchissent sérieusement au sort d’hommes qu’une longue communauté de souffrances de dangers a rapprochés par la force d’un irrésistible instinct de la nature humaine. » Il y avait « quelquefois échange de politesse, c’étaient des paquets de tabac de troupe de la Régie française qui allaient alimenter les grosses pipes allemandes ou bien des délicieuses cigarettes « Made in Gemany » qui tombaient dans le poste français….On se faisait passer également chargeurs, boutons, journaux, pain. » Cette fraternité reposait surtout sur un sentiment partagé de révolte envers les états-majors : « Français et Allemands se regardèrent, virent qu’ils étaient des hommes tous pareils. Ils se sourirent, des propos s’échangèrent, des mains se tendirent et s’étreignirent, on se partagea le tabac, un quart de jus ou de pinard. Ah ! si l’on avait parlé la même langue ! Un jour, un grand diable d’Allemand monta sur un monticule et fit un discours dont les allemands seuls saisirent les paroles mais dont tout le monde compris le sens, car il brisa sur un tronc d’arbre son fusil en deux tronçons dans un geste de colère. Des applaudissements éclatèrent de part et d’autre et l’Internationale retentit. »

Nos politiques n’aiment rien tant nous faire croire qu’ils sont les hommes d’une « situation unique » jamais vue dans l’histoire. Mais, en vous lisant, on se rend compte que la France était aussi, il y a cent ans, qu’une addition de pays aux identités propres, une multiplicité de communautés (comme on dit de nos jours) aux langues, aux histoires, aux destinées bien distinctes. Le vivre-ensemble se conjuguait en breton ou en occitan mais certainement pas uniquement en français. Avant de vous lire, je n’avais jamais entendu parler de l’antagonisme, vous parlez même « de la haine existant entre le Midi d’une part et les autres parties de la France ». Bref, en vous lisant, je me suis rendue compte combien j’avais succombé à la propagande parisienne et nationaliste nous inculquant l’idée d’une France indivisible vieille d’un millénaire. Un vrai attrape-couillon.

Suite aux évènements de janvier 2015, la France finit de se diviser. Plus clairement que jamais, il y a d’un côté, la tentation de la préférence nationale. En temps de crise, l’idée de réserver les logements, les soins et les allocations aux nationaux fait son petit bout de chemin sans que l’on puisse facilement la combattre tant la misère de bien des français est grande. Vous qui avez assisté à la montée du fascisme, me mettriez-vous en garde contre le danger que représente cette offre politique nationaliste ? Je me rends compte combien le FN est dangereux quand il rejette d’un revers de bras les mises en garde de ceux qui n’ont pas oublié que la préférence nationale de Maurras laissait entrevoir le régime de Vichy et ses exactions: « La veille de l’audience, comme nous étudiions le terrain, ce fut Noel Trouvé qui découvrit le procédé que nous avions cherché jusque-là sans succès pour refuser publiquement à un magistrat juif tout pouvoir de justice sur un Français » ? De l’autre, l’état-major socialiste a décidé d’anéantir le racisme et d’imposer le vivre-ensemble comme on instaure un couvre-feu. A coup de milliards, les politiques de la ville se succèdent sans pour autant régler les difficultés de ces quartiers qui restent désorganisés. A coup de mixage contraint de la population, ils pensent bâtir une seule république laïque et indivisible. Ca ne marche pas.

Pour l’instant, la division entre les communautés est telle qu’elle est même perceptible entre morts. La rupture entre les camps est totale. Chacun veut faire inhumation à part. Pas question d’être couché côte à côte dans le silence de l’éternité. Je pensais la mort plus paisible et moins rancunière. Corneille terminait sa pièce par l’inhumation de Curiace et de la sœur d’Horace en un même tombeau. Vous notiez que dans un même cimetière soldats français et allemands reposaient fraternellement unis par la mort. Mais cette rancune post-mortem montre peut-être que nous n’avons pas suffisamment souffert puisqu’à vous lire c’est « la même communauté de souffrances qui rapproche les cœurs, fait fondre les haines et naître la sympathie entre gens indifférents et même adversaires ».

La rancune entre ceux qui choisissent leur camp signe aussi l’échec des politiques d’incorporation des étrangers de ces dernières années. A vous lire, on dirait qu’elle repose sur l’admiration du nouvel arrivé pour sa nouvelle patrie. Vous vous souvenez de ce descendant des Arvernes qui était tombé parmi vous ? Vous écriviez : « Mystère et caprice d’un scribe embusqué du recrutement ; mais il se plaisait en notre société, aimait, admirait la pétulance, le verbiage, les expressions pittoresques, les jurons sonores qui caractérisent l’esprit et le caractère méridional. » Ceci explique peut-être la problématique du voile qui n’existe nulle part ailleurs qu’en France. C’est comme si les citoyens français voyaient dans le foulard dont les musulmanes se couvrent la tête et dans les longues tenues informes une absence d’admiration pour le style français dont nous sommes si orgueilleux. Dans le même temps, la couture française s’est délocalisée et les mannequins qui portent les vêtements estampillés Luxe Français sont trop grandes et trop filiformes pour représenter la femme française. Alors comment reprocher aux femmes musulmanes de ne pas s’identifier à un style qui n’est pas né de la créativité d’une industrie française mourante pour lui préférer le code vestimentaire d’un mouvement vigoureux venu du Moyen-Orient, synonyme de puissance et richesse.

En parlant de la barbe, la moustache, le voile, Arkoun (vous savez cet auteur de la Kabylie boisée) écrivait d’ailleurs que : « l’on prétend appliquer les normes de la Loi divine alors que l’analyse même rapide révèle qu’il s’agit surtout de signes extérieurs d’appartenance à une identité et une forme de solidarité sociale. » Si l’habit signe une identité et une solidarité sociale, j’avoue avoir quelques difficultés à comprendre que les femmes voilées par conviction personnelle religieuse ne le déposent pas pour marquer leur non-appartenance à l’islamisme, leur non-solidarité avec les islamistes qui ne laissent plus le choix aux femmes que de le porter.

Pour réfuter l’idée d’une identité fantôme, ombre d’elle-même, un grand débat national a été organisé pour conforter l’identité française. Le 26 octobre 2009, le Ministre de l’immigration, de l’intégration, de l’identité nationale et du développement solidaire décidait l’ouverture le 2 novembre 2009 du grand débat sur l’identité nationale. Le 2 novembre 2009, le ministre de l’Immigration, de l’Intégration, de l’Identité nationale et du Développement solidaire ouvrait le grand débat sur l’identité nationale, qui devait se dérouler jusqu’au 31 janvier 2010. Le 3 novembre 2009, le ministre se félicitait du grand intérêt manifesté par les Français. Le 9 novembre 2009, il saluait l’engouement populaire et annonçait de nouvelles évolutions du site Internet. Le 20 novembre 2009, la mobilisation territoriale et l’audience du site Internet étaient saluées. Le 24 novembre 2009, réunion des représentants des forces vives locales. Le 8 décembre 2009, c’étaient les moins de 30 ans qui engageaient la réflexion sur ce que signifiait, pour eux, « être français aujourd’hui ». Ce grand débat visait à favoriser la construction d’une vision mieux partagée de l’identité nationale et faire émerger, sur base de la contribution des participants, des actions permettant de conforter notre identité nationale, et de réaffirmer les valeurs républicaines et la fierté d’être Français. Ce grand débat a donc été décliné localement par des réunions organisées dans chacune des 100 préfectures de département et des 350 sous-préfectures d’arrondissement, où les réunions ont été animées par le corps préfectoral et les parlementaires nationaux et européens. Les réunions associaient l’ensemble des forces vives de la Nation : mouvements associatifs, enseignants, élèves et parents d’élèves de l’enseignement primaire, secondaire et supérieur, organisations syndicales, représentants des chefs d’entreprises, élus locaux, représentants des anciens combattants et des associations patriotiques.

Eh bien, le fracas masquait la vacance du projet. Vous rendez-vous compte que le gouvernement à l’origine de ce pataquès a vendu courant 2010 le domaine internet pour 300€. J’ai écrit à la Bibliothèque Nationale qui m’a informée que les archives des différents sites internet sont sous la responsabilité de l'institution qui a mis en ligne ce débat. Renvoyée vers les services du Premier Ministre et du Ministère de l’Intérieur, ils n’ont pas daigné me répondre (bien que ou parce que l’opposition était arrivée entre temps au pouvoir). J’ai conclu qu’il ne reste plus rien. Comment transmettre aux nouveaux arrivants imprégnés bien souvent d’une culture orale notre grande tradition de l’écrit, si nous mêmes la desservons ainsi. La France souffre de la maladie d’Alzheimer : la conservation des cahiers de doléances depuis la Révolution de 1789 et les lois mémorielles montrent que la mémoire des souvenirs anciens est préservée. Par contre, l’absence d’archivage du débat sur l’identité nationale fait craindre que la mémoire à court terme ne soit plus qu’un trou noir et ne permette plus de jouer son rôle de fabrique à souvenirs pour les habitants de souche et les nouveaux-arrivants. Franchement, je ne sais pas ce qu’il y a de plus effrayant : cette maladie d’Alzheimer ou le terrorisme ?

Pas de longue souffrance profonde partagée. Pas d’admiration mutuelle. Pas de souvenir commun. Juste un monde déchiré bien nettement. Du pain béni pour les états-majors de tous bords. Vous vous souvenez peut-être de ce que disait Kautsky, ce marxiste allemand : «Si l’on en arrive à ce que la population voie la cause de la guerre non pas dans son propre gouvernement mais dans la vilenie du voisin… alors la population tout entière sera embrasée du besoin brûlant d’assurer ses frontières contre le vil ennemi, de se protéger de son invasion. Et tous deviendront d’abord patriotes, même les internationalistes…».

Notre premier ministre lui s’en souvient. Histoire qu’on oublie les échecs de ce quinquennat, il dénonce avec vigueur, « la montée de l'islamisme radical et la montée de l'extrême droite, deux dangers majeurs qui se nourrissent l'un l'autre ». Il peut compter sur des membres du gouvernement pour l’appuyer : « Toutes nos sociétés sont confrontées à un double fléau : le radicalisme religieux et la montée de l'intolérance et de l'extrémisme ». Lutte contre l’islamisme en évoquant la création d'une formation interdisciplinaire sur l'islam, autrement dit la formation des imams à la laïcité. Lutte contre les nationalistes. Le premier ministre est reparti en campagne (électorale, pas militaire) en commençant par votre département. Et puis en Bretagne, sur mes terres. Histoire d’asseoir son image de combattant de l’extrême-droite, seuls les manifestants nationalistes sont autorisés, les opposants de gauche sont eux parqués derrière le cordon de CRSS. La démocratie…quoi. Moi, il ne me fera pas perdre de vue qu’islamisme et nationalisme se nourrissent du même terreau, un terreau dont l’état-major putréfiant est un des constituants.

Finalement, pour lutter contre l’expansion de l’islamisme ou du nationalisme, il vaudrait mieux se souvenir de cette réplique de Sabine : « Lorsqu’entre nous et toi je vois la guerre ouverte, je crains notre victoire autant que notre perte. Si tu te plains que c’est là te trahir, fais-toi des ennemis que je puisse haïr ». Un ennemi que je puisse haïr…La question est peut-être moins de savoir comment imposer la laïcité que de se trouver une cause commune. Tenez, il y a actuellement de stupides débats de clocher ou de minaret autour des repas de substitution à l’école. Est-il ou non laïque de proposer aux enfants de confessions juives ou musulmanes des repas sans porc ? Les uns ont remplacé le coq par le cochon pour emblème national. Les autres parlent du porc comme d’une viande impure sans vouloir voir que la sécurité alimentaire est avant tout, avant le cas particulier du porc, la quintessence du message coranique. La sécurité alimentaire s’était ne pas manger de cochon il y a 1400 ans car la viande pleine de parasites se conservait mal. 1400 ans plus tard, au nom de la sécurité alimentaire qui devrait être la grande cause parentale de ces deux côtés de la société, nous ferions mieux d’être focalisés sur la maîtrise des pesticides et autres produits phytosanitaires qui imprègnent tout ce que l’on bouffe. Et puis les nationalistes devraient ainsi trouver un terrain d’entente avec les musulmans puisque des deux côtés de la Méditerranée il y a une tradition culinaire forte. Tandis qu’on glose sur ce qui est ou non laïque, « nos ennemis communs peuvent désormais attendre avec joie qu’un des partis défait donne l’autre en proie,lassé, demi-rompu, vainqueur, mais, pour tout fruit, dénué d’un secours par lui-même détruit. » C’est franchement désespérant de ne pas entendre de voix s’élever dans cette cacophonie de bêtise contre la malbouffe et à l’école en premier lieu. Ceci devrait être le combat commun. Tel Curiace, il est peut-être temps de se dire « que nos ennemis ont assez longtemps joui de nos divorces ; contre eux dorénavant joignons toutes nos forces. Et noyons dans l’oubli ces différendsqui de si bons guerriers font de mauvais parents. »

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.