
...et comme pour la transhumance des bovidés, sujet de pittoresques reportages pour téléspectateurs en mal d'espoir, l'ascension de la montagne Jakobshorn jusqu'au charmant village de Davos a pour objectif l'engraissement et la reproduction du troupeau de l'élite mondiale, le portable greffé à la main en guise de clarine.
Dans une construction étagée en terrasse, Klaus Schwab, le gourou du Forum de Davos, attend ses disciples, pour la 55è édition du Forum de Davos.

Agrandissement : Illustration 2

Pour la 55è fois, il relit ce passage de La Montagne magique de Thomas Mann, qui l'a tant inspiré : ces deux jours de voyage les éloigneront de leur univers quotidien pour entraîner chez eux des transformations intérieures ... l'espace génère l'oubli, et, ce faisant, il les affranchit de leurs attaches, pour les mettre dans un état de liberté originelle. Il s'agit ici de réviser ses conceptions.
Alors qu'il a décidé de prendre sa retraite cette année, il se souvient que c'est ici, en 1971, que Goethe lui a fait cette révélation : il serait le maître d'oeuvre du Monde Global. D'emblée, il a dédié l'oeuvre de sa vie à à l'auteur de Faust car il a trouvé chez lui ce qui est devenu la pierre angulaire du Monde Global : la loi du plus fort. Thomas Mann la nomme « l'élément divinement animal » de Goethe même si c'est sans doute faire offense à nos amis les bêtes que de projeter sur eux la principale tare du néolibéralisme : l'incapacité à voir l'Autre autrement que comme une proie.
Par le mont Jakobshorn ! Par le Jacob cornu ! Pourquoi faut-il que les prophètes reçoivent toujours leurs commandements en altitude ? C'est à se demander si les religions sont le produit d'un étrange mal des montagnes, tout à fait regrettable car cela induit chez les prophètes en herbe une vision du monde où ceux de là-haut se croient investis d'une mission à imposer à ceux d'en bas, avec impérialisme, prétention et fatuité.
Thomas Mann avait décrit en 1924 l'homme qu'il fallait pour mener à bien cette ambition et Klaus Schwab se souvient avoir répondu à l'annonce, son profil correspondant en tout point à la job description : un ingénieur, un homme de la technologie, un risque-tout qui peut rejoindre les radicaux, détruire en béotien les bâtiments anciens et les beautés du paysage, tel un Américain impie; disposé à rompre brutalement avec de respectables traditions au lieu d'opter pour un développement circonspect des conditions de vie naturelles, il peut précipiter l'Etat dans des expériences hasardeuses.
La fusion Public-Privé a été un coup de génie, dont il est fier. Ce principe a permis le délabrement de tous les services publics. Il est étonné que la France n'ait pas mieux résisté alors que la laïcité aurait dû la protéger contre ce mélange des genres mortifères.
Le narrateur de La Montagne magique se complaît 7 ans durant dans un sanatorium, où tout homme bien portant finit malade grâce aux bons soins de médecins / hôteliers pour qui un homme en parfaite santé, on ne devrait pas voir ça.

Agrandissement : Illustration 3

Pareillement, au nom de la fusion Public-Privé, un état en bonne santé, on ne devrait pas voir ça.
Si le vieil homme courbe le dos et la nuque, ce n'est pas sous le poids des remords.
Au contraire, l'homme considère avec un cynisme assumé la société sidérée de voir les robustes services publics acquis du CNR étouffés quand le profit l'emporte sur l'engagement pour le service public ou encore l'association entre l'extrême-droite et l'industrie de l'armement sans regretter la mort de ces milliers d'enfants tant elle a su générer du cash, tester tout un tas d'armes innovantes et supprimer des frontières. Une trinité plaisante.
Dans la micro-société du sanatorium, le temps est cadencé par le thermomètre qui prend la température de ce p'tit monde où phtisiques et hypocondriaques en manque de souffle se côtoient dans cette confusion du fake et du true. Klaus Schwab s'enorgueillit d'avoir su développer cette même culture de la donnée. Dans le Monde Global, on trouve partout des thermomètres car la température, c'est la consigne ! Tout se pense en vert / jaune / rouge. Il n' y a qu'à voir le Global Risk 2024. Un jour, tout le monde le reconnaîtra comme le prophète qui aura fait rentrer le Monde dans l'ère de l'Intelligence. Et ce ne sera que justice, pense-t-il.
Klaus Schwab pense aux JO de Paris, à l'investiture de Trump qui se prépare à Washington, à l'accord du Mercosur, à l'accord du CETA et à ces papelards aux détails salaces qui braquent l'attention citoyenne sur des crimes vieux d'un demi-siècle. Tout ça fait mauvais genre. Mais il se dit qu'il se trouve toujours des individus pour s'enorgueillir de torcher le cul de barbants monarques. Après tout, tant qu'ils n'abordent pas les faiblesses de l'édifice, il faut sans doute se féliciter de toujours pouvoir se servir de la valetaille politique et médiatique qui est convaincue que « si l'honneur présente des avantages conséquents, ceux de la honte ne sont pas moindres, ils sont même presque infinis...débarrassé du poids de l'honneur, on jouit à jamais des avantages inouïs de la honte...un sentiment de suavité dépravée qui excite son coeur et lui donne, pour un temps, une cadence encore plus précipitée. »
La suavité de l'actualité a ce goût douceâtre de l'inconsistance qui flatte les papilles; Mais même du bout des lèvres, bien avant d'avoir pu se sustenter, la saveur de l'entre-bovidés panurgés s'avère écoeurante.
